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REVUE
DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
ANCIEN
INSTITUT HISTORIQUE
ANNÉE 1888
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REVUE
DE LA SOCIÉTÉ
DES ÉTUDES HISTORIQUES
FAISANT SUITE A L’INVESTIGATEUR
QUATRIÈME SÉRIE. - TOME VI.
CINQUANTE-QUATRIÈME ANNÉE
1888
PARIS
Ernest THORIN, Éditeur
LIBRAIRE DES ÉCOLES FRANÇAISES D’ATHÈNES ET DE ROME
DU COLLÈGE DE FRANCE ET DE l'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
7, RUE DE MÉDICIS, 7
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COMPOSITION DU BUREAU
Présidents honoraires. . . .
Président .
Vice-Président .
Vice-Président délégué . . .
Secrétaire général .
Secrétaires généraux adjoints.
Administrateur .
Siège
pour l’année 1888.
M. J. C. Barhier, G. O. + $$ I» Premier Président de la Cour de
Cassation, rue La Bruyère, 53.
M. Camille Doucet, C. Secrétaire perpétuel de l’Académie française
au Palais de l’institut .
M. le Générai Favé, G. O. Membre de l’Institut, passage de la Visi¬
tation, 11.
M. J. Flach, Professeur au Collège de France, rue de Berlin, 37.
M. Marbf.au, 0. 2j{$, Ancien Conseiller d'État, rue de Londres, 27.
M. Gabriel Joret-Desclosières, rue Garancière, 6.
M. Georges Dufour, Avocat à la Cour d’appel, rue d* Amsterdam, 99.
M. de Boisjoslin, Publiciste, boulevard des Invalides, 26.
M. Ludovic Racine, boulevard de Courcelles, 92.
du Secrétariat : Paris, rue Garancière, 6.
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54® Année.
J an vier - Février .
N® 1.
REVUE
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
Le Comité <lo la Revue, nu nom de la Société, rappelle que
le» auteur» routent personnellement responsable» de leurs
opinions et de» Jugement» qu’il* portent sur les personnage»
et les faits historique».
RUINÉS ET LÉGENDES
DU TYROL.
INTRODUCTION.
Le Tyrol est aussi original et moins connu que la Suisse. Il est
surtout curieux et attachant par la variété de ses paysages, tantôt
sombres et terribles, tantôt riants et gais; par la multiplicité de scs
ruines, forteresses romaines ou châteaux féodaux, admirablement
posés dans des sites pittoresques et qui ont inspiré mille légendes.
Les Alpes rhétiques, par leurs ramifications, forment la plus admi¬
rable ceinture. Les masses montagneuses ont une plus grande étendue
qu’en Suisse, mais elles sont moins élevées.
Le Tyrol est divisé par ces hauts sommets neigeux en deux parties
très distinctes. Le Tyrol du Nord ressemble, sous plusieurs rapports,
aux cantons allemands de la Suisse, ayant le même climat alpestre.
Le sud, avec son climat plus chaud, ses jardins, ses vignes ensoleil¬
lées annonce la luxuriante Italie.
Les plaines y deviennent tellement larges que de belles rivières
s’étalent au milieu de frais pâturages. Les principales sont l’Inn,
l’Eisack et l’Etsch ou Adige.
Les glaciers, les sapins et les rochers aux mille formes ne sont que
l’un des aspects les moins attrayants de ce merveilleux pays. D’un
côté du Brenner, la nature du Nord apparaît dans sa sévère grandeur;
de l’autre côté, à Botzen et plus bas, la sève méridionale s’épanouit
dans tout son éclat et avec toute sa grâce.
Le paysage tyrolien a ce privilège de passer du sévère au gracieux,
JANVIER-FÉVRIER 1888. 1
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PUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
presque instantanément. Les sombres forêts de sapins surplombent les
roches; au dessous s’étale le joyeux coteau où grimpe la vigne.
En haut, le village du Nord avec ses chalets primitifs en épais troncs
d’arbres; en bas, le bourg méridional aux maisons peintes, s’abritant
sous de verts massifs de figuiers ou de mûriers; à l’horizon, les Alpes
calcaires aux teintes grises et pâles alternant avec les Alpes Dolomitiques.
Les plateaux élevés sont tout verts, de ce beau vert émeraude spécial
aux hauts sommets des Alpes. On y voit ces fleurettes blanches,
edelweiss , écloses sur la neige à 5 ou G, 000 pieds au-dessus du niveau
de la mer. Quelle poésie a cette petite fleur, espèce de marguerite
blanche, la seule qui puisse vivre dans ce froid qui tue ! C’est la fleur
nationale en Autriche, c’est surtout le symbole des fiançailles. Si une
edelweiss est offerte à une jeune fille, en l’acceptant elle engage sa foi
â celui qui la lui a donnée.
Depuis Kufstein jusqu’à la frontière italienne, c’est une suite de
panoramas éblouissants. Le chemin de fer qui traverse le pays dans
sa longueur part de la vallée de l’inn et s’arrête au bout de la vallée
de fAdige.
On appela jadis Land im Gebirge, terre des montagnes, tout ce pays
compris entre la Bavière et l’Italie. Ce fut la terre classique de la
chevalerie, de la légende. Elle se couvrit d’innombrables châteaux dont
les tours crénelées et les hauts donjons restent encore debout et sem¬
blent la couronne de la vieille Cybèle.
Le peuple tyrolien n'attache pas moins que ses montagnes.
Enfermé de tous côtés par une haute ceinture alpestre, entrecoupé
par trois vallées principales et vingt-six vallées secondaires, le Tyrol
forme un tout géographique et politique, parfaitement distinct. Ses
habitants ont été soumis, depuis des siècles, à une administration
uniforme et ont joui des mêmes privilèges. Le caractère de liberté,
inné chez les montagnards, a mieux conservé encore ici toute sa primi¬
tive vigueur. Le souverain n’est en quelque sorte que le premier citoyen
et le protecteur naturel, les Tyroliens ne subissant presque aucune
des charges qui pèsent sur les autres provinces de l’Empire autrichien.
Horace, dans son ode à Auguste, a exalté le courage des tribus
rhéliennes qui, les premières, ont peuplé le Tyrol:
« Ces tribus ont fait vœu de mourir libres et plutôt que de
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 3
se rendre, elles se laissent moissonner par le fer des vainqueurs. »
(Livre IV, Ode U).
Ce fut seulement au prix de sanglants efforts que Drusus cl Tibère
firent de la Uhélie une colonie romaine.
On voit aujourd'hui encore les Tyroliens du sud se distinguer
même des montagnards d’autres pays par un patriotisme ardent, un
amour extrême du sol natal, joints à un sentiment chevaleresque de
leur indépendance. Ils en ont donné d’éelatantes preuves, dans leurs
luttes obstinées, durant tout le moyen-àge contre leurs nombreux
ennemis : Vénitiens, Italiens, Suisses, Bavarois.
Les vallées de l’inn et de l’Adige qui renferment l’un des passages
les plus faciles des Alpes devinrent la principale communication entre
l’ilalic 'civilisée et la Germanie encore sauvage. Celle voie fut sans cesse
foulée par les armées victorieuses ou vaincues, allant en Italie ou en
revenant. Que ces bandes pillardes fussent ou non ennemies, leurs
passages n’en étaient pas moins désastreux. Peu de contrées ont
autant souffert de la guerre.
Un caractère empreint d’un véritable héroïsme distingua toujours les
Tyroliens. Une grande énergie pour supporter toutes les fatigues, une
force musculaire exceptionnelle, un courage que rien n’abat, un esprit
viril cl guerrier ont fait recruter, depuis Charles-Quint et Maximilien,
dans le Tvrol, les meilleurs soldats, les seuls qai aient résisté même
aux plus vaillants généraux et aux troupes d’élite de Napoléon.
Le paysan de nos jours est bon, simple, laborieux, hospitalier.
A l’approche de l’hiver qui commence de bonne heure sur les hauts
sommets, les montagnards sont obligés de se renfermer dans leurs
villages où les neiges et les torrents les emprisonnent et autour desquels
la nature n’offre plus la moindre apparence de vie.
Ils cherchent alors dans les travaux les plus ingénieux un supplé¬
ment à leurs besoins. On aurait peine à se figurer la diversité et la
variété de ces industries.
Dans le Vorarlberg ils mettent à profit les immenses forêts qui les
environnent ; le bois est travaillé en charpente. On y construit des
boutiques, des maisons entières dont les pièces numérotées sont trans¬
portées sur des traîneaux à Bregcnz et de là, par le lac de Constance,
en Allemagne.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
La mécanique a un attrait particulier pour le Tyrolien et il y
réussit d’une manière surprenante. Qui ne connaît le célébré Pierre
Anick devenu de simple pâtre le meilleur géographe de 1’Allemagne à
son époque et qui construisit, par la seule force de son génie, un globe
d’une perfection extraordinaire, l'une des curiosités du château
d’Inspruck.
Dans un pays où les eaux vives s’échappent et circulent de tous
côtés, où chaque habitation est perchée au dessus d'un ruisseau, d’un
torrept ou près d’une source bienfaisante, l’homme a du songer, d’ins¬
tinct, â s’approprier la force de ces moteurs perpétuels: chaque
paysan a son moulin et, disposant de ce principe d’action, il le modifie
de mille manières différentes, suivant son industrie et ses besoins.
Un voyageur entré dans la chaumière d’un paysan n’y avait trouvé
âme qui vive, si ce n’est un enfant au berceau. Surpris de voir ce
berceau suivre un mouvement égal et constant, sans que personne le
touchât, il découvrit une corde qui, traversant le mur de la maison, se
prolongeait jusqu’à une pièce de bois à laquelle une roue, mise en
action par le ruisseau voisin, imprimait un balancement uniforme. On
voit se reproduire à l’infini ces ingénieuses applications.
Rien ne prouve mieux leur amour inné pour le sol natal que la
persistance des Tyroliens, si éloignés qu’ils soient, à revenir toujours
à leur pays d’origine. Quand ils ont rempli le but de leur vie, amassé
un pécule comme colporteurs, musiciens, ou dans d’autres métiers, ils
ne manquent jamais de rentrer dans la demeure paternelle et s’y trou¬
vent heureux meme de la misère.
11 y a quelque chose de touchant dans cet attachement si fidèle au
sol natal qui soutient un homme au milieu des dures épreuves de la
vie nomade, l’excite à surmonter tous les obstacles et le ramène, après
vingt ou vingt-cinq ans de pénibles efforts, à la terre promise de son
cœur, à l’humble toit de ses pères.
Il y a des villages entiers, sur les plateaux élevés, qui sont aban¬
donnés pendant plusieurs mois. Les hommes vont en Suisse et en
Allemagne exercer les métiers de charpentiers ou de maçons; les
enfants s’engagent comme pâtres. Us passent l'été au milieu des champs,
vivant d’un pain grossier et de quelques racines et conservant, malgré
tout, une humeur gaie et une moralité irréprochable. Vers la fin de
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
l'automne, ils reviennent dans leurs sauvages hameaux, chacun d’eux
rapportant fidèlement h sa famille le produit du travail de l’été.
Des émigrants plus hardis partent pour l’Amérique, emportant une
pacotille d’objets fabriqués, fournie par un groupe d’associés. De
retour dans leurs villages, ils partagent également entre eux les profits
et font preuve de la plus scrupuleuse probité.
Les Tyroliens sont un des peuples qui gardent les mœurs les plus
pures. Une constante activité exclut l’habitude du vice, surtout chez les
montagnards du nord. Le climat de l’Italie, dans les plaines, dispose
davantage à la mollesse et au plaisir; mais on retrouve partout les
principaux traits du caractère national.
Les habitations des montagnards sont de simples huttes, divisées en
deux parties inégales: la plus grande sert d’abri au troupeau, pendant
la froidure, l’autre sert de cuisine et de chambre à l’homme ou à la
femme qui garde le troupeau. Sur les montagnes riches en pâturages,
on trouve ces huttes groupées par trente ou quarante. L’intérieur est
des plus primitifs : le foyer, au dessus duquel pend un énorme chau¬
dron, occupe un coin et est entouré d’un banc de bois. La plus minu¬
tieuse propreté maintient brillants tous les ustensiles nécessaires à la
fabrication des fromages.
Le voyageur qui ne voit le Tvrol que l’été n’a aucune idée de ce
qu’est le pays en hiver, lorsqu’une épaisse couche de neige de 3
à 5 pieds tient les habitants prisonniers, durant^ à 5 mois. Plusieurs
vallées sont absolument séquestrées du reste du monde, toute commu¬
nication devenant impossible. Il n’est pas rare que des familles restent
ensevelies sous la neige, dans des huttes isolées; avec une provision
de bois, de pain et de fromage, elles vivent enfouies comme des taupes
pendant un temps plus ou moins long.
Chaque bergère des Alpes tyroliennes a son fiancé. Tous les samedis,
quand les travaux de la semaine sont finis ou la veille des jours
de fête, l’amoureux s’achemine vers la hutte de sa bien-aimée. Elle
l’entend chanter de loin la chanson préférée. Us vivent, plusieurs
années, en se faisant l’amour, suivant le joli dicton du pays et ils finissent
par s’épouser. Il est très rare que ces liaisons trouvent des infidèles.
Pourquoi changeraient-ils? Qui les a forcés à s’unir? Qui les contrain¬
drait à se séparer? Leurs chansons aussi passionnées, mais plus pures
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
que celles d’Anacréon, reflètent leur morale et indiquent un mélange
de simplicité et de finesse rare.
Le costume est élégant. Les hommes, presque tous robustes, à la
physionomie gaie et ouverte, portent avec une certaine crûnerie
le légendaire chapeau tyrolien, surmonté de la plume de coq; la veste
rouge sur laquelle se croisent des bretelles noires, ornées de figures
bizarres en argent; la culotte et le justaucorps, le plus souventde couleur
vert sombre.
Le vrai costume des femmes se compose d’une robe noire, d’un
large tablier bleu ou de couleur claire qui enveloppe presque toute
la jupe; un fichu à fond noir orné de fleurs à nuances vives; la
chemisette blanche laissant les bras nus jusqu’au coude; les manches
bouffantes dans le haut; les cheveux, séparés par une raie du front
à la nuque, sont tressés en deux nattes croisées derrière et tombant
très bas.
Les Tyroliennes, sans être jolies, ont une physionomie particulière:
la figure ronde, très colorée; des yeux noirs, petits, un peu en boule,
mais très éveillés; l’air heureux et riant.
Bien qu’elles soient surmenées par le travail des champs, elles ont
une existence assez douce. Il est très rare de voir un mari brutal
et violent. Le trait saillant du Tyrolien est la courtoisie envers les femmes
et la fierté avec les hommes. Un amour-propre exubérant, une confiance
extrême dans sa force musculaire, une prétention hautaine donnent
à un jeune paysan des airs de coq de combat, justifiés par son esprit
très batailleur. C’est l’aspect des hommes de 20 à 35 ans. Plus tard,
sous l’effet d’une vie des plus rudes, la face devient terne et plutôt
morose, le visage nerveux, anguleux, mais toujours puissant.
On est supris de trouver, môme parmi les plus pauvres et les plus
rustiques, un reste des sentiments chevaleresques d’il y a cinq ou
six cents ans, dans les relations entre les deux sexes. La jeune fille
n’accepte les hommages de son amoureux, que s’il a prouvé sa force
dans scs luttes avec ses rivaux. Elle imite, sans s’en douter, la noble
dame qui, il y a plusieurs siècles, couronnait l’amant vainqueur dans
les tournois. Les chants locaux gardent les caractères de l’ancienne
poésie des Minnesingers. Chez aucun autre peuple, en Europe, l’amour
n’a des allures aussi nobles et aussi gracieuses.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Quoique pauvres et condamnés à un dur travail, le sort des Tyroliens
est préférable à celui de la plupart des paysans de Fiance, d’Italie
ou d'Allemagne. L’homme jouissant des joies domestiques, ignorant
les besoins et les désirs superflus ; la femme doucement traitée par son
mari, entourée de beaux enfants, savent trouver le vrai bonheur
dans la pauvreté.
Le talent, ou plutôt l'instinct, musical est le don naturel le plus
commun parmi les paysans tyroliens. Il est inouï de voir avec quelle
facilité des jeunes gens ou des jeunes filles, absolument illettrés,
peuvent faire leur partie vocale dans un morceau qu’ils entendent
pour la première fois. Dans le calme d’une belle soirée, sur la porte
de leur hutte, le berger ou la bergère jettent aux échos de la montagne
les doux sons d’une tyrolienne, et de hutte en hutte, les chants se
répondent, accompagnés par les tintements argentins des cloches que
les vaches agitent, dans une sorte d’accord instinctif. Le calme du soir,
la grandeur du paysage, la suavité du chant, tout s’unit pour produire
une profonde impression.
Les Tyroliens sont généralement superstitieux. Ils croient à l’inter¬
vention de l’esprit du mal dans presque tous les actes de la vie.
Aussi prennent- ils mille précautions contre ses atteintes. Ils ne
prononcent jamais les mots d’enfer, de diable, mais se servent de
circonlocutions : l’homme noir, le mauvais esprit, le damné, etc.
Ce qui est étrange c’est qu’ils ne craignent nullement de profaner,
dans leurs imprécations, le nom de Dieu. C’est sans doute qu’ils ont
grande confiance dans l’inépuisable indulgence de Dieu et en ont moins
peur que du diable.
Tous les phénomènes de la nature, tempêtes, éclairs, tremblements
de terre, inondations, sécheresses, grêles, tout est attribué aux maléfices
du démon. Avant d’ensemencer ses champs, le paysan y répand des
débris de charbon bénis par le prêtre. Avant de conduire ses troupeaux
aux alpages, la hutte est bénie. Quand les vaches mettent bas, les
nouveaux-nés reçoivent une sorte de baptême. Avant d’entrer dans
une nouvelle demeure, on récite un rosaire. Quand l’orage est menaçant,
les cloches de l’église sonnent et chacun sonne aussi la cloche de la
ferme, destinée ordinairement à rappeler aux repas les bergers et les
laboureurs. Cette confiance dans le son des cloches est si enracinée
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
qu’on ne peut pas en faire comprendre le danger; et même si une
maison est frappée par la foudre, on croira que la cloche a été ensorcelée
et qu’elle doit être bénie de nouveau.
Certaines cloches acquièrent une réputation spéciale et l’on entend
des paysans déplorer que la cloche de leur église soit inférieure à celle
du village voisin. Toucher une personne frappée par la foudre avant
qu’un prêtre ait prononcé un exorcisme est considéré comme très
dangereux. Quand on découvre qu’un arbre a été atteint par la foudre,
on fait sur le tronc trois incisions en forme de croix pour le dés¬
ensorceler. ;
La veille de Noël, chacun marque sa porte de trois petites croix i
pour se préserver du démon. Si l’on voit un étranger passer devant
une chapelle ou un crucifix sans faire un signe de croix, on le regarde
de très mauvais œil.
Partout où l’imagination est frappée par de grandes images et par
le spectacle continu des phénomènes les plus saisissants, les esprits
sont plus accessibles aux superstitions. La vie contemplative des bergers,
les connaissances qu’ils acquièrent de certaines propriétés des plantes,
l’habitude qu’ils prennent d’observer le cours des astres dans les
radieuses nuits d’été, leur ont souvent acquis, pour le vulgaire,
la réputation de sorciers.
Il n’est pas un hameau qui n’ait sa légende cl où l’on ne vous montre
quelque endroit célèbre par l’apparition des esprits et du démon
ou par quelque autre fait merveilleux.
Les Romains avaient élevé, sur les sommets les plus inaccessibles,
de solides forteresses dont les murs granitiques ont résisté à l’action
des temps. Plus tard les farouches seigneurs du moyen-âge se bâtirent
sur chaque pic un repaire inexpugnable. Chacun de ces châteaux
eut sa légende, plus ou moins dramatique.
C’était aussi dans le creux d’un rocher abrupte et isolé, au sommet
d’un mont presque toujours couvert de nuages ou dans les profondeurs ,
les plus reculées d’une épaisse forêt qu’avaient lieu de mystérieuses ,
apparitions.
Heureusement ces erreurs d’une imagination vive et mobile n’ont
pas d’inlluencc funeste sur la tranquillité et la moralité des habitants.
Les chemins, les ponts, les maisons sont surchargés presque partout
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 9
d’images religieuses. Ce sont de petites chapelles, des vierges, des croix
et surtout des christs, tout aspergés de sang et auxquels de grossiers
artistes s’appliquent à donner une figure lamentable et une expression
effrayante.
Cette multiplicité de monuments mystiques prouve le penchant
religieux des Tyroliens. Le long des chemins on voit souvent des familles
entières, agenouillées devant de saintes images, invoquant leur assistance
ou les remerciant d’une grâce reçue. Presque toujours, au pied de la
statue vénérée ou des crucifix, jaillit une source rafraîchissante et pure
qui offre ainsi le bienfait auprès de l’image du divin bienfaiteur.
On rencontre, aujourd’hui encore, des chasseurs montagnards qui
passent pour être doués de qualités surnaturelles : celui-ci n’a jamais
manqué un ours; il le poursuit jusque dans sa tannière, l’attaque
corps à corps, se rit de sa fureur; en vain ses armes seraient en défaut,
il en triompherait toujours grâce à une précieuse amulette. Celui-là
est préservé des atteintes de scs ennemis et les plus habiles tireurs
ne pourraient l’atteindre. La superstition est générale et invétérée;
elle résiste au scepticisme moderne.
La tradition, la légende dans le Tyrol plus encore que dans tout
autre pays, se sont intimement mêlées à tous les phénomènes naturels;
elles y peuplent tous les rochers, les moindres ruines de mille souvenirs.
Des impressions recueillies au courant du voyage, des esquisses
tracées devant les sites et les châteaux qui excitent le plus vivement
l’admiration, des récits de veillées, des croyances populaires ont fourni
les éléments de ce livre sur les ruines et les légendes du Tyrol.
I
L’Arlberg. — Le chevalier de Landeck. — Le village maudit
de l’Achensee. — Martinswand: la chasse de l’Empereur.
Le Tyrol, entouré de toute part de hautes montages, n’est abordable
que par quelques défilés jadis fortifiés et qui seraient toujours d’une
défense facile. Le voyageur préfère, en général, la voie du Lac
de Constance et du Vorarlberg.
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«0 • RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Bregenz est l’ancienne Brigantia de Strabon et de Plolémée sur
le lac auquel elle donnait son nom Brigantinus lacus. C’est le chef-lieu
du Vorarlberg. De Schlossberg où son! les ruines d’un château des
Comtes de Montfort et mieux encore du Gebhardskirlein , église
construite sur le Gebhardsberg, la vue s’étend sur le lac dans toute
sa longueur, jusqu’à Constance, sur les vallées de la Bragenzei' Ach
et du Rhin, sur les Alpes et sur les glaciers d’Appenzelle et des Grisons.
On pénètre dans le Tyrol par la route de YArlberg, sur la frontière
du Vorarlberg, à la limite des bassins du Rhin et du Danube. Même
au cœur de l’été, cette roule est bordée, çà et là, d’épais monceaux
de neige. On admire le Klamm, défdé long de 120 mètres et large
de 10, entre des rochers de 160 mètres de haut qui se rejoignent
presque à leur sommet. Le Schnaucrbach sort avec impétuosité de
cette gorge. Au dessus est l’étrange vallée de Tobel,. véritable entonnoir
d’une fraîcheur tout alpestre. La vallée de Stanz déroule une suite
de jolis paysages et de magnifiques cascades jusqu’à Landeck.
Sur les deux rives de l’Inn et du Wintschgau, Landeck est un grand
bourg dominé par l’ancien château si fièrement posé qui, déchu
de sa primitive grandeur, n’est plus qu’une ruine servant de refuge
à de pauvres paysans.
Landeck apparaît fier et imposant encore avec ses énormes pans
de mur qui semblent sortir d’un précipice mystérieux. II n’y a plus
debout qu'une tour et des débris d’escaliers et d’arceaux. Ce fut d’abord
une forteresse, construite par les Romains pour défendre le défilé de l’Inn.
En 1259, c’était un château assigné comme résidence à une duchesse
de Bavière; il appartint plus tard aux Comtes du Tyrol. 11 a sa légende.
Un chevalier de Landeck revenant de la guerre vit sa femme qui
du haut de la tour guettait son arrivée. Impatient de la rejoindre,
il voulut faire sauter à son cheval un fossé profond. Le cheval et
le cavalier disparurent dans le gouffre.
Pourquoi cette punition si soudaine et si terrible? Le chevalier
revenait de la Terre-Sainte et son impatience amoureuse violait un vœu
qu’il avait sans doute formé dans la ferveur de la croisade. Dès qu’il
revoit la femme adorée, l’amour ressaisit son âme et le démon reprend
ses droits.
La disparition subite dans un précipice pour une faute d’amour
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 1 1
même légère se retrouve souvent dans les récits tyroliens. C’est d’accord
avec la nature du pays où abondent les gouffres insondables et effrayants.
C’est, en même temps, la preuve de la profondeur du sentiment
religieux au moyen-âge, époque d’où datent la plupart de ces traditions
légendaires.
Derrière l’église de Landeck qui renferme de curieuses sculptures
sur bois, on voit le tombeau é’Osvvald de Schroffenslcin. Les ruines
du château qui fut le berceau des puissants seigneurs de ce nom
s’élèvent au Nord, suf la rive gauche de la Sana.
Quand le duc Frédéric, à la poche vide, célèbre comte du Tyrol
au xive siècle, s’enfuit de Constance où il avait été enfermé après
son excommunication, il se réfugia à Landeck déguisé en minnesinger
et il raconta ses infortunes aux paysans accourus pour l’écouler.
Il se fit reconnaître alors de ses sujets qu’il avait su loucher et qui
lui jurèrent une fidélité à toute épreuve. Frédéric reconquit scs
domaines et ne fut pas ingrat : il octroya aux habitants de Landeck
d’importants privilèges. Aussi se sont-ils toujours montrés, depuis,
très dévoués à l’Autriche. En 1703, ils repoussèrent vaillamment les
Bavarois et les Français. L’empereur Léopold Ier leur fit don d’une
coupe d’or qu’ils conservent religieusement.
Au-delà de Landeck, sur un cône élevé, on aperçoit les ruines
du château de Kronburg, ancienne forteresse des Starkenberg, conquise
par Frédéric à la poche vide.
On peut visiter l’abbaye de Cisterciens à Stams. Elle fût fondée,
en 1272, par la mère de Conradin, le dernier des llohcnslaufen, avec
l’or qu’elle avait amassé pour sa rançon. Enrichie par de nombreuses
donations et souvent détruite par les éléments et par les hommes,
elle fut reconstruite au xvme siècle. Sa crypte, l’Escurial des Alpes,
contient les tombeaux de douze comtes de Gôrtz et du Tyrol; de
Frédéric à la poche vide et de son fils, de ses deux femmes et de sa fille;
du duc Sigismond le Riche, de sa femme cl de son fils; de la seconde
femme de Maximilien Ier ; de Rodolphe, prince d’Anhalt ; du duc
Séverin de Saxe et des enfants de Ferdinand Ier et de Maximilien 11.
Les portraits de ces princes sont sculptés sur les murs de la crypte.
Si, de Landeck on veut entrer dans le Tyrol par le Vintschgan et
Meran,on suit le fameux défilé du Hochfinslermuntz. Après avoir admiré
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J 2 RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
l’énorme glacier de Gepaalsch, le plus grand du Tyrol, on atleinl Ried,
joli village dominé par le château de Sigmundsried et le bourg de
Pfunds, au dessous du glacier de Mondin qui se rattache à la chaîne
septentrionale de l’Engadine.
La nouvelle route traverse l’Inn sur un pont élégant et monte,
insensiblement, le long de la rive droite en partie taillée dans le roc,
jusqu’à Iloch Finstermunlz où apparaît un groupe de jolies maisonnettes.
De là on voit admirablement, dans le fond, l’ancien Finstermunlz
avec sa tour cl son pont sur l’Inn : magnifique coup d’œil sur celle
gorge étroite et profondément encaissée par de superbes rochers
entre lesquels l’inn qui sort de l’Engadine se précipite avec un fracas
épouvantable.
v II y a diverses voies pour pénétrer dans le Tyrol et chacune a son
caractère grandiose ou pittoresque. En venant d’Augsbourg on passe
par Fussen. C’est une gracieuse petite ville au bord du Lech, sur une
colline couronnée par le château des anciens évêques d’Augsbourg, qui
date de 1342. On a restauré la chapelle et la salle des chevaliers dont
le plafond en bois a de belles peintures. A côté est l’abbaye de Béné¬
dictines de Saint-Mang fondée en 629 et l’église collégiale de Saint-
Magnus en joli style rococo de 1701. C’est là qu’on voit un des plus
anciens portraits de Charlemagne, l’étole et la crosse de saint Magnus
et une danse macabre assez curieuse.
Le calvaire offre un beau panorama sur le Lech, le Schwansee et le
château de Ilohenschwangau , ancienne forteresse romaine devenue
résidence féodale. Hohenschwangau a été acheté, en 1832, par le roi
Maximilien de Bavière qui le fit reconstruire et décorer de belles fres¬
ques. On y admire des chefs-d'œuvre de Schwanthaler: deux porte-
bannières au dessus de l’entrée principale; le Marmor bad, bains
taillés dans le roc, ornés de nymphes; la Fontaine aux lions.
Parmi les fresques les plus curieuses, on remarque celles relatives à
la légende du chevalier du cygne ; à la vie des parents de Charle¬
magne, Berthe aux grands pieds, etc. ; aux mœurs des dames et des
chevaliers allemands au moyen-âge ; à la légende de la Wilkina, ana¬
logue au poème de Nibelungen et retraçant les exploits de Dietrich de
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 13
Berne qui aurait habité Ilolienscliwangau, à une époque qu’on ne peut
préciser.
Un autre château, Neuschwanstein, bâti par le roi Louis II sur
l’emplacement de Verderschvvangau s’élève dans un site magnifique,
sur un rocher escarpé au dessus du ravin sauvage et de la cascade de
la Poellat.
Pour aller à Reuthe on peut suivre les contours del’Alpsee, joli lac
aux rives onduleuses. Pindcrplalz est sur une saillie de rocher qui
domine les eaux bleues du lac. C’est lâ que le roi lettré Maximilien
venait relire les beaux vers du poêle grec Pindarc. La roule passe
devant la chute du Lech à travers une gorge étroite, pour atteindre
la frontière autrichienne.
Près de Reuthe se trouvent les ruines considérables de la forteresse
d’Ehrenberg, détruite par les Français en 1800. Elles sont au dessus
d’un défilé, sur une montagne isolée toute couverte de pins, le
Schlossberg. Le défilé est encore fermé par une véritable porte, YEItren-
berget'klause.
La large et verte vallée de Lermos, bornée à l’est par la chaîne du
Weltei'stcin a l’aspect le plus imposant. C’est, sans aucun doute, le
plus beau passage du Tvrol bavarois. On voit se succéder deux lacs,
le Weissensec et le Blindsce, aux eaux d’un vert foncé, encaissés entre
deux hauts remparts de rochers. Plus loin, dans une étroite gorge
couverte de pins, sur un cône de rocher au milieu d’un petit lac
sombre, le Fernstcinsce se dresse le Sigmundsburg, ruine pittoresque
d’un fort qui commandait ce passage.
Après Nasscreit, on traverse une forêt de mélèzes jusqu’au château
de Klamm. A Tclfs, on rejoint la route qui vient de Landeck pour
aller à Zierl.
Un étroit défilé qui s’ouvre sur la vallée de l’Inn, mène à Kufstein
dont l’antique forteresse s’élève sur la rive droite. Elle n’est acces¬
sible que d’un seul côté par un sentier des plus escarpés; les vivres et
autres objets dont on a besoin y sont hissés à l’aide de grues. C’est
aujourd’hui une prison d’Élat.
De Kufstein on peut, par Roseuheim et Priens, faire une charmante
excursion au lac de Schiensee. Le lac est grand et d’une courbe gra-
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<4 RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
cieuse; malheureusement ses rives sont plates, peu accidentées. Il aune
certaine célébrité par ses deux îles: la grande, Herrcuwaerlh, l'île des
hommes, contient un magnifique parc peuplé de daims, un château cl
le couvent de Bénédictins qui étaient jadis maîtres et seigneurs de tout
le pays. Dans la petite île, Fraucnivocvth, l’île des femmes, s’élève
un couvent de Bénédictines dont le portail est orné de belles statues
en pierre. Les fenêtres ne sont pas grillées; les portes sont ouvertes;
l’aspect est riant, sans rien de claustral ni de sévère. 11 y a, autour du
couvent, un village de pêcheurs et de gracieuses maisons de campagne.
Entre les deux îles est un îlot, Kraulinsel, qui servait, dit-on, de
potager commun.
Le lac de Schicnsec est souvent très agité: des vagues courtes, j
frisées; un vent très violent et glacé; même en été l’eau écumcuse 1
montant à bord du petit steamer qui fait le tour des îles; c’est alors,
presque la mer. Les longues chaînes de montagnes de la Bavière et du
Tyrol forment le fond du paysage.
A quelque distance du lac on voit le château fameux du chevalier
pillard Henri de Slein, taillé dans le roc comme une caverne de
brigands.
De la station d’Ienbach après Kufstcin, on va visiter le lac d’Ac/jensce.
Il est à 3,000 pieds au dessus du niveau de la mer et à plus de 3,000
pieds au dessus de ses eaux se dressent les pics superbes des Rabais-
pilz et de YUnnütz. J
Le lac, dans sa partie solitaire, est d’une magnifique tristesse. Ses
eaux sombres, presque noires, immobiles, baignent le pied d’énormes
montagnes qui l’enserrent de tous côtés. Leurs sommets menaçants s’y
trouvent réfléchis comme dans un miroir. Au fond du paysage, au
dessus d’un premier plan de roches noirâtres se dressent des cimes
ardoisées, couvertes çà et là de larges plaques de neige et de glace.
Pour contempler le tableau, dans toute sa beauté, il faut monter sur
l’une des pentes de verdure qui semblent plonger dans le lac.
Rien de poétique comme de voir glisser silencieusement un bateau
au milieu de ces grandes et austères solitudes. Les sommets bruns et
nus des montagnes, la sombre et épaisse verdure des forêts qui de
leurs flancs descendent vers les eaux du lac où elles semblent
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. tS
s’engloutir; ce lac, immense bassin enseveli au fond d’un précipice; le >
calme et l'immobilité de ses eaux noires et sans fond ; ce silence que rien
ne trouble; ce ciel grisâtre ne laissant échapper qu’un rayon de soleil
qui va mourir sur les collines lointaines; tout saisit fortement le cœur
et le jette dans le rêve, l’extase et comme une mystique admiration.
Les eaux du lac sont d’une profondeur effrayante : elles ont, à
certains points, plus de 800 mètres. Les remparts de granit s’élèvent
tout droit, à pic, vers le ciel. On ne voit pas un seul être vivant et
quand le temps est sombre, le paysage s’harmonise admirablement
avec la légende.
Là où se trouve le lac, il y avait autrefois une délicieuse vallée au
milieu de laquelle s’élevait un grand et riche village. Les habitants
s’abandonnaient à tous les désordres et jouaient aux dés sur les marches
de l’église où ils n’entraient jamais. Un jour qu’ils se livraient à leurs
plaisirs sacrilèges, un torrent surgissant brusquement de dessous terre
envahit la plaine et engloutit le village avec tous ses habitants.
Par les calmes nuits d’été, le pêcheur entend souvent les cloches du
village maudit sonner dans la profondeur des eaux.
Si bizarre que soit ce récit, raconté sérieusement aux voyageurs par
un des patriarches de la montagne, quand on a contemplé ce paysage
étrange, on se sent l’âme toute envahie de mystérieuses émotions
et toute prèle à croire aux légendes les plus fantastiques.
Le charmant village d’Eben près du lac à'Achensee a aussi sa
légende pieuse de la célèbre sainte Nothburga, l’humble servante
modèle le plus parfait des vertus domestiques, élevée au rang de bien¬
heureuse.
Il est rare de trouver, même en Tyrol, où il y a tant de splendides
panoramas, un tableau plus enchanteur que celui dont on jouit des
hauteurs de Ziezl couronnées par le Sollslein. On a une magnifique
vue d'ensemble sur la vallée de l’Inn, les Alpes du Tyrol et la chaîne
sauvage où l’Isar prend sa source. Sur un immense escarpement qui
domine l’Inn, le fleuve des quaranles glaciers, dont les eaux s’écoulent
ici calmes et superbes, entre les saules et les aulnes, se dressent
les ruines du château de Fragenslein comme l’avant-garde du géant
Sollstein.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
On ignore ses origines. Il fut la résidence favorite de l’empereur
Maximilien, le héros du Thcuerdank. Ce dernier des chevaliers aimait
passionnément le Tyrol et se plaisait à habiter Fragenslein avec Marie
de Bourgogne pour laquelle il avait une si vive affection que trente ans
après l’avoir perdue, il ne pouvait encore parler d’elle sans être
attendri jusqu’aux larmes. On voit son écusson sur le portail de
Fragenstein. C’est de là qu’il partait pour la chasse au chamois. Il ne
reste debout que la vieille tour du guet; sa plateforme est cachée
sous d’épaisses broussailles où se jouent les écureuils.
Le Martinswand (muraille de saint Martin) est célèbre par une
aventure de chasse de l’empereur Maximilien. La roche nue et escarpée
domine le petit village de Zierl. L’Empereur à la poursuite d’un chamois
s’était égaré dans les rochers impraticables; il ne s’aperçut du danger
qu’au moment où perdant le chamois de vue il se trouva sur le bord
d’un affreux précipice. Au-dessus de sa tète se dressait la paroi de
granit, à ses pieds s’ouvrait l’abîme. Entraîné par l’ardeur de la chasse,
il avait escaladé un pic où nul avant lui n’avait jamais mis le pied.
En vain essaya-t-il de retourner en arrière; dans ce labyrinthe
inextricable, il ne se retrouva plus. Il voyait au loin, dans la vallée
ses serviteurs qui, de leur côté, aperçurent avec effroi leur souverain
en péril. Aucun montagnard ne put avancer sur la muraille de saint
Martin dont les sommets avaient toujours passé pour inaccessibles.
Maximilien, selon la légende, resta deux jours dans cette affreuse
position. Alors eut lieu une scène solennelle et terrible. Exténué
de fatigue et de faim, l’Empereur sent que sa dernière heure est venue.
Rassemblant ce qui lui restait de forces, il crie à ses serviteurs de faire j
venir un prêtre qui bénirait son trépas. La ville entière d’Inspruck j
et toutes les populations voisines accoururent dans la plaine pour I
assister à cette mort tragique d’un empereur! Un prêtre revêtu des
ornements sacerdotaux montre au prince l'hostie et l’exhorte à mourir
en chrétien. Le malheureux Maximilien entendait déjà célébrer ses
funérailles. A ce moment suprême apparaît sur la Martinswand un
grand et vigoureux jeune homme qui tend la main au souverain
en lui disant : « Ne désespérez pas, Sire! Dieu ne veut pas qu’un prince
comme vous périsse d’une telle mort! » Et prenant Maximilien par
la main, il le ramène par un invisible sentier, à travers la roche
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
escarpée. Quand l’Empereur fut en lieu sûr, le sauveur disparut
et on ne le revit jamais. On crut à un envoyé de Dieu.
Depuis l’époque où se serait opéré ce miracle, l’ascension du
Marlinswand offre moins de danger et l’on peut arriver à la grande
croix de six mètres de haut qui perpétue le souvenir d’un sauvetage
aussi extraordinaire.
Ceux qui repoussent la légende rapportent que le sauveur n’était
autre qu’un intrépide montagnard dont on cite le nom : Zips, qui fui
royalement récompensé et anobli.
Ces lieux étaient prédestinés aux sauveurs de princes. C’est aussi
près de Fragenstein que le comte Arco sacrifia sa vie pour sauver
celle de Marc-Emmanuel de Bavière. 11 reçut en pleine poitrine la balle
d’un assassin qui voulait tuer le prince.
Qu’on croie ou non A la légende, ce qui excitera toujours l’admiration
du voyageur, c’est le spectacle déroulé sous ses yeux. Aux pieds du
Marlinswand une grande partie du Tyrol se perd au loin dans une
vapeur chaude et violacée. L’œil ébloui plonge avec ravissement dans
tout un monde de merveilles et arrive des lignes les plus éloignées
de l’horizon montagneux aux profondeurs d’une gorge immense, toute
béante, jusqu’à C ou 7,000 pieds. Le silence solennel de ces hauteurs
n’est troublé que par un bruit sourd et éloigné, voix solitaire qui monte
du fond des précipices, l’éboulement d’une pyramide de glace, la chute
d’une avalanche, la marche lente d’un glacier. Tout frappe l’esprit
d’impressions profondes et mystérieuses, tout le dispose croire
même aux apparitions surnaturelles!
II
Inspruck. — La maison au toit d’or. — Le tombeau de Maximilien.
Amras: la belle Philippine.
La vallée de l’Inn, si justement célèbre, offre à chaque instant des
villages, des clochers, des ruines, des sites historiques ou légendaires.
Le moindre hameau a des souvenirs très anciens dont il peut être fier.
JANVIER-FÉVRIER 1888. 2
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Plusieurs bourgs, tels queSchwatz, ont le toit de leur église tout recou¬
vert de barges plaques de cuivre étincelant, souvenir des riches mines
d’argent et de cuivre qu’on exploitait dans leurs environs.
Mais c’est la nature surtout qui y est merveilleuse. Du Kaiserberg
on a la plus magnifique vue sur toute la vallée. C’est comme un ser¬
pent fantastique aux innombrables replis d’un bleu vif autour desquels
les montagnes du Zillerlbal et plus loin de Stubagerthal dressent leurs
sommets. En regardant an Nord, on voit surgir les trois pics du
Ritlenbcrg et les Irois dents du Sonnenwendjech, du côté de Munich.
C’est là qu’est la frontière entre le Tyrol et la Bavière. Plus à droite
s’élève le Grosslreitcn qui forme le demi cercle; puis se succèdent le
Dm enslcin, favori des touristes allemands, le Riesenkopf, le Wildbam,
le Greerzhorn, et le Spilzslein enfin le Wcchscl. Dans tous les sens, les
perspectives varient leurs effets. Le cercle le plus rapproché est cou¬
vert de forêts épaisses qui donnent une sensation de mystère et ajoute
encore à l’impression de beauté et de grandeur; à travers les sombres
feuillages apparaissent, par intervalles, des lacs, des cascades, des
rochers nus et de fraîches vallées.
Immédiatement au dessous du Kaiserberg s’étend le romantique
vallon du Kaiserlhal qui offre comme un résumé de toutes les beautés
du Tyrol. Tout près est le Hechlsee, joli lac dont on peut faire le tour
sur le gazon le plus velouté, formant ici un cap, là une baie avec des
jeux d’ombre et de lumière, des nuances de vert et de bleu, un ensemble
qui charme surtout par un calme infini. La tradition populaire affirme
que ce calme du Hechtsee n’est jamais troublé par les plus violentes
tempêtes. Un seul jour, dit-on, en novembre 1755, les eaux du lac
furent bouleversées et soulevées en jets furieux. On apprit qu’à ce
même moment avait eu lieu le terrible tremblement de terre de
Lisbonne.
Inspruck est une belle ville, admirablement située, traversée par
l’Inn et la Slill. Fortifiée au moyen-àge par le comte Othon d’Audechs
qui y bâtit une forteresse, Otloburg, elle fut embellie par le comte
Frédéric à lu poche vide, en 1406. Elle devint la capitale du Tyrol
à la place de Meran sous Sigismond qui, en 1489, avant de mourir fit
don à Maximilien, roi des Romains, d’Insprucket du Tyrol.
Maximilien adopta Inspruck comme une de ses résidences favorites.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 19
Son fils, l’archiduc Ferdinand administra longtemps le pays, attira à
sa cour des savants et des artistes d’Italie et d’Allemagne. Inspruck
devint alors comme une nouvelle Florence au milieu des Alpes.
En 1665, le Tyrol fut réuni à l’Autriche qui le garda jusqu’en 1806,
époque où il fut incorporé à la Bavière par la paix de Presbourg. Les
Tyroliens se révoltèrent et soutinrent une lutte terrible, sous la con¬
duite d’Andréas Ilofer, l’héroïque aubergiste du Passeyerlhal. Long¬
temps victorieux, Ilofer finit par être surpris et fusillé à Mantoue, en
1810. Les traités de 1814 restituèrent le Tyrol à l’Autriche.
Les rues principales d’Inspruck sont spacieuses et régulières ; les
maisons largement étalées ont de hautes fenêtres à balcons qui leur
donnent grand air. L’aspect général est un peu solennel.
Une merveille artistique d’Inspruck est la maison au toit d’or.
C’est une jolie construction du commencement du xvc siècle. Sur le
devant s’ouvre une espèce de loggia aux arcades élancées et aux fines
nervures. L’intérieur est décoré de fresques; elle est surmontée d’un
toit recouvert d’ardoises en écailles, orné de moulures en plomb doré.
L’ensemble de la décoration est délicat, fin, exquis. Elle n’a pas une
légende poétique, elle fut bâtie par Frédéric à la poche vide qui l’habita.
Cet archiduc de la maison de Ilabsburg avait reçu en apanage le
Tyrol, en 1379. Quinze ans auparavant, Marguerite Maultasch avait
cédé tous, les droits de ses ancêtres, les comtes de Gôrtz, au duc
d’Autriche Rodolphe IV. Frédéric fut excommunié et mis au ban
de l’empire par le concile de Constance, parce qu’il s’était déclaré
partisan du pape Jean XXIII. Fait prisonnier, il fut jeté dans un
cachot. L’empereur d’Allemagne et les seigneurs des vallées de l’Inn
et de l’Adige se partagèrent ses domaines. Mais Frédéric s’échappa,
traversa I ’Arlberg déguisé en minnesinger et parcourut les campa¬
gnes en racontant scs malheurs. Il excita les vives sympathies du
peuple qui se souleva en sa faveur. Il eut bientôt rétabli son autorité
sur le Tyrol et devint très populaire à Inspruck. Pour protester contre
le surnom qu’on lui avait donné de prince à la poche vide , il cons¬
truisit la maison au toit d’or et ce qui valut mieux encore pour ses
sujets, il laissa son trésor bien rempli. Son fils Sigismond le riche
étant mort en 1496 sans héritier, le Tyrol revint à l’Autriche sous
Maximilien Ier.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
L’église des Franciscains est avec la Maison au toit d’or la curio¬
sité artistique d’Inspruck. Sa façade percée d’nne rosace gothique n’a
pas de caractère; mais l’intérieur est remarquable. Cette sévère église
du xui° siècle, ses belles et simples colonnes, ses voûtes ogivales, son
superbe jubé, tout est décoré de stucs et de peintures dans le mauvais
goût italien du xvinc siècle. Les moulures, nervures, médaillons et
autres ornements sont dorés. C’est d’un triste effet; ruais comme
contraste au centre de l’église s’élève le tombeau de l’empereur
Maximilien. Il se dresse là, majestueusement, au milieu de la nel
principale, entouré des statues colossales en bronze des rois, des
reines, des guerriers qui forment son cortège.
L’idée est grandiose: l’Empereur est agenouillé au sommet d’un
grand sarcophage de marbre noir, revêtu du manteau impérial et
tourné vers le maître autel. Les faces latérales sont ornées de bas-
reliefs en marbre blanc, représentant les faits mémorables de son
règne. Les quatre angles sont soutenus par quatre statues allégori¬
ques: la Justice, la Prudence, la Force et la Modération.
Le tombeau est entouré d’une grille merveilleuse dont les entrelacs,
les rinceaux, les feuillages sont d’une légèreté inouïe. Il est impossible
d’imaginer plus d’habileté et plus d’élégance. Entre les colonnes de la
nef sont rangées les vingt-huit grandes statues en bronze qui entou¬
rent le mausolée; elles ont été fondues de 1500 à 1580 et reprodui¬
sent presque tous les costumes princiers et guerriers du moyen-age
allemand, ce qui leur donne un réel intérêt historique. Les personnages,
choisis un peu suivant la fantaisie des artistes, se rattachent néan¬
moins par des liens réels ou hypothétiques à la Maison d’Autriche.
Ces vingt-huit colosses de bronze sont là comme les témoins éternels
de la grandeur de la race des llabsburg et des hautes destinées prépa¬
rées à Maximilien par ses ancêtres. Il y a les personnages héroïques
ou légendaires dont les liens restent quelquefois inexpliqués: Clovis,
Théodoric roi des Ostrogoths, Arthur d’Angleterre, Théodebert duc
de Bourgogne, Godefroid de Bouillon. Arthur, seul, revêtu d’une fine
armure du xic siècle, la visière du casque relevé, est élégamment
posé et trouve dans sa simplicité même un caractère artististique qui
manque aux autres.
Il y a les ancêtres éloignés de Maximilien: Léopold le saint, mort en
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
1136; Rodolphe I fondateur de la maison de llabsburg; Albert I;
Albert II aïeul de Maximilien; Frédéric III son père.
Une raison qui fil élire Rodolphe comme roi des Romains en 1273,
c’est qu’il avait sept filles en âge d’être mariées et que chacun des
princes électeurs espérait, en devenant le gendre du nouvel empereur,
gouverner sous son nom. Ainsi, dès l’origine, la maison de llabsburg
devait justifier le fameux distique latin qui fut comme sa devise:
Délia gerant alii, lu felix Austria nube;
Nam quæ Mars aliis} dat tibi régna Venus !
Rodolphe d’ailleurs mérita de ses contemporains le surnom glorieux
de Lex animata! Loi vivante! On doit le compter au nombre des
meilleurs et des plus grands princes qui aient porté la couronne.
L’avènement de Maximilien en 1493 ouvrit une ère nouvelle. Le
xvie siècle, l’époque de Charles-Quint, de François Ier, de Luther, de
Calvin, d’Érasme, ce précurseur de Voltaire, est sous tous les rapports
politique, religieux et littéraire, le plus grand siècle de l’histoire euro¬
péenne. Il a mis fin au moyen-Age par la réforme; a établi entre tous
les États des liens nouveaux qui ont créé une science inconnue jusque la,
la politique par laquelle agissent et vivent les sociétés modernes.
Maximilien avait 34 ans quand la mort de son père lui laissa la
couronnç impériale, l’archiduché d’Autriche, les duchés de Slyrie, de
Carinlhie cl de Carniole auxquels il joignit, en 1496, le Tyrol, le
Brisgau et le Sundgau, à la mort de son cousin Sigismond. Maximilien
porta dignement le poids de tant de couronnes.
Vingt-quatre admirables bas-reliefs en marbre de carrare font revivre
sous les yeux du voyageur toute la vie de Maximilien. C’est la grande
curiosité du tombeau. Séparés par seize piliers de marbre noir, ils
sont l’œuvre d’Alexandre Collin de Malines, excepté quatre (on ne sait
pas si ce sont les quatre premiers ou les quatre derniers) par les
frères Bernard et Arnold Abel de Cologne. L’exécution en est admirable.
Les costumes et les armes du temps y sont reproduits avec la plus
scrupuleuse exactitude. Ce sont par là des monuments de la plus haute
valeur historique.
On assiste au mariage de Maximilien avec Marie de Bourgogne.
Elle avait 20 ans à la mort de son père. Fidèle à la parole donnée,
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
elle se décida, entre les nombreux prétendants, en faveur de Maximi¬
lien. Ce mariage qui devait avoir de si grands résultats fut célébré le
20 août 1 477. Marie mourut, dès 1482, d’une chute de cheval. Elle
laissait deux enfants, Philippe le Beau et Marguerite. Le premier qui
avait 4 ans lui succéda sous la tutelle de son père. En 1496, Philippe
épousa Jeanne la Folle, fille et héritière de Ferdinand d’Aragon et
d’Isabelle de Castille. De cette union naquit Charlcs-Quinl qui, posses¬
seur de la Flandre, des Pays-Bas et de l’Espagne, du royaume de
Naples et du Nouveau-Monde à peine découvert, succéda bientôt à son
grand-père Maximilien dans la dignité impériale et dans toutes ses
possessions autrichiennes. Son frère Ferdinand auquel il céda l’Autriche
avait épousé, en 1521, Anne Jagellon depuis unique héritière de
Bavière et de Hongrie; il hérita de ces deux couronnes en 1526. La
maison d’Autriche régna alors sur une plus grande étendue de pays
que Charlemagne n’en avait réuni sous son sceptre. Ainsi d’heureuses
alliances réalisèrent ce que n’aurait jamais pu faire la force des
armes.... Félix Av stria nube!
L’un des plus beaux bas-reliefs représente la conclusion du traité
d’alliance de Maximilien, en 1496, avec Venise, le pape Alexandre VI,
Ludovic Sforza et Ferdinand le Catholique pour arrêter la prépondé¬
rance menaçante de la France en Italie. Mais peu après, la ligue de
Cambrai réunit l’Empereur, le Pape et le roi de France contre Venise.
On voit, dans un autre bas-relief, Maximilien assiégeant Padoue.
La politique des puissances italiennes changea encore tout à coup.
Tous n’ont plus qu’un but: chasser les barbares, les Français de
toute l’Italie. La bataille de Guinegate où Maximilien, servant aux gages
du roi d’Angleterre se bat contre les Français, est merveilleusement
représentée en marbre.
François Ier rétablit l’ascendant de la France à Marignan et força
Maximilien à signer le traité de Cambrai. L’Empereur mourut en
janvier 1519. Il fut admiré de tous, à son époque, comme un cheva¬
lier modèle, rompu à tous les exercices du corps et de l’esprit;
intrépide dans les tournois, il triompha souvent de ses adversaires en
combats singuliers. Aussi habile général que preux chevalier, il
inventa même des lances d’une forme nouvelle qu’on adopta partout;
il perfectionna l’art de fondre les canons, la fabrication des armes à
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
feu et la trempe des armes défensives. Le premier, il établit une armée
permanente. Enfin, il composa sur les diverses branches des connais¬
sances humaines des traités qui prouvent l’étendue de ses études.
* A la mort de l’Empereur, dit Fleurange, feust trouvée une chose
fort estrange: car il avait, toute sa vie, faict mener un coffre après
lui et pensait ou qu’il feust plein d’argent ou de lettres, ou de
quelque autre chose de grande importance; il n’estoit que sa sépulture
où il vouloit être ensepulturé; et partout où il alloil feust ce en guerre
ou autre part, le faisait mener ; et en la fin y feust mis et y est encore. »
Il y avait aussi, originairement, dans le chœur de l’église 23 sta¬
tuettes appartenant à la décoration du tombeau. Elles représentent
des saints ou d’autres personnages, ayant des rapports réels ou légen¬
daires avec la maison de Ilabsburg.
Le tombeau de Maximilien est unique en son genre. Les statues,
quoique très imparfaites sous le rapport artistique, sont d’un puissant
effet. L’ensemble général est imposant. On se sent vivement impres¬
sionné devant oette scène grandiose, ces rois de bronze venant, dans
la mort et dans l’éternité, rendre hommage au grand Empereur
agenouillé lui-même devant Dieu. Ce tombeau n’est pas seulement un
magnifique cénotaphe élevé à la mémoire de l’illustre Empereur,
c’est un monument impérissable à l’honneur de l’antique et glorieuse
maison de Ilabsburg dont toute l’histoire se retrouve dans ces bronzes
et ces marbres funèbres.
Il y a, dans l'église des Franciscains, une autre curiosité, la chapelle
d’argent. Fondée par l’archiduc Ferdinand II, elle doit son nom à une
vierge et à un bas-relief en argent massif qui ornent l’autel. Sur le
tombeau de l’archiduc, sarcophage jaune et noir, décoré d’écussons
blasonnés et de quatre magnifiques bas-reliefs, est la statue de ce
prince en marbre blanc. A côté, est le tombeau de la belle Philippine
Welser.
A la gauche du tombeau de Maximilien, s’élève un monument funé¬
raire consacré par le gouvernement autrichien à la mémoire d’Andréas
Hofer, l’héroïque aubergiste du Passcycr qui conduisit, tant de fois,
les montagnards tyroliens à la victoire. Malheureusement, la statue de
Hofer est raide et sans aucun caractère.
Dans un faubourg d’Inspruck appelé Wilten, l’ancienne Veldidona
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. I
des Romains, esl l’abbayc fondée, dit-on, au ix® siècle par le géant
Haymo. Suivant la légende, ce puissant magicien aurait massacré, là,
plusieurs monstres et dragons. On voit à l’entrée de l’église sa statue
colossale et celle de son ennemi Thyrsus, par Moll. A côté esl la
Barlholomaüs Kirchlein, la première église chrétienne du Tyrol.
L’ascension du Lanserkopf, très facile d’ailleurs, offre l’une des plus
belles vues d’ensemble sur Inspruck et ses environs. On voit, d’uue
extrémité à l’autre, d’abord la vallée supérieure de l’Inn jusqu’au
Martinswand et au Zirl, puis la vallée inférieure dans toute son étendue.
Dans la plaine où le fleuve forme un arc, la ville s’étend, au milieu
de la plus riche verdure, si pittoresquement encadrée de ses hautes
montagnes qu’elle mérite le nom donné parles Italiens de Valle deliziosa.
Cette ceinture de montagnes qui ont jusqu’à 7 à 8,000 pieds de I
hauteur forme un cadre grandiose. C’est le grand et le petit Solstein, '
le Schneekcrkesscl Spilze, la légendaire Frauhull, cette royale géante
changée en pierre et qui vous apparaît avec son fils dans les bras ; sa
forme singulière et vraiment féminine s’explique ainsi, d’après la
tradition: la reine, d’une race primitive de géants, fut tranformée en
montagne pour expier une profanation coupable.
Plus loin, vers le nord se groupent le Speckker, le Glungezer, le
sauvage Pulscherkofcl, le Habicht pic de plus de 10,000 pieds. L’espace
entre ce pic et 1 ' Ampferslein est rempli par les glaciers du Slubayer-
lluil et le panorama est complété, à l’ouest, par le Kalkkogd et le
Hoclieder.
D’autres sommets moins élevés font comme un deuxième cercle
concentrique et l’on ne peut se lasser de contempler ce magnifique
spectacle.
Pi ès d’Inspruck, sur le mont Isel, célèbre par les combats que les
Tyroliens, sous leur chef héroïque, Andréas Ilofer, livrèrent aux
Bavarois (en 1809), se dresse un château datant du xm® siècle et
admirablement conservé dans ses formes extérieures. Construit à mi-
côte, sur un escarpement de la montagne, Amzas occupe l’emplacement
d’une ancienne forteresse romaine.
Ce fut le séjour favori de l’archiduc Ferdinand II et de sa femme
dont la beauté esl restée à jamais célèbre, Philippine Welser. L’histoire
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
de la belle Philippine a tourné à la légende. Ferdinand d’Autriche,
prince de Tyrol, avait dix-neuf ans quand il vit à Augsbourg Philippine
Weber, fille d’un riche bourgeois. Il en devint éperdûment amoureux
et le portrait authentique de Philippine au musée de Vienne explique
cette soudaine et ardente passion. Des yeux bleus d’une douceur qui
pénètre, des cheveux du blond le plus finement doré, un teint si pur
et si transparent que, d’après la légende, on voyait à travers la gorge
diaphane couler la belle couleur pourpre de ce joli vin du Tyrol
qu’aimait la princesse, une taille élancée, noble et gracieuse à la fois,
une démarche de reine : elle était bien faite pour porter une couronne.
Suivant le récit tyrolien, un mariage secret unit les deux amants
qui vécurent quelque temps heureux au château d’Amras. Mais
Philippine, comprenant qu’elle était un obstacle à l’élévation du prince
son époux, à qui l’Empereur ne pouvait pardonner sa mésalliance,
sacrifia sa vie à l’avenir de son bienaimé. D’après une autre version,
elle aurait été tuée dans son bain, sur l’ordre cruel de sa belle-mère.
La vérité semble être, au contraire, que l’empereur Ferdinand
pardonna à son vaillant fils dont les années s’écoulèrent dans une vie
toute de poésie et d’amour auprès de la châtelaine adorée d’Amras.
brillant par son esprit autant que par sa beauté, elle réunit autour d’elle
une cour de poètes et d’historiens dont les manuscrits sont encore
dans la riche collection du château.
A sa mort, l’archiduc fit frapper une médaille où est gravé le beau
profil de Philippine et sur le revers cette exergue : Divæ Philippinœ!
Les corps du prince et de la princesse reposent dans la chapelle d’argent
à Inspruck.
Ferdinand avait réuni à Amras une collection rare de vieilles armures
et de curiosités qui fut transférée à Vienne en 1806, quand le Tyrol
eut été cédé à la Bavière. On voit encore dans le château diverses
antiquités, des sculptures, des mosaïques, les portraits de l’archiduc
et de la belle Philippine à différents âges. Les boiseries des voûtes
sont entièrement curieuses, surtout dans la salle dite d’Espagne, longue
de quarante mètres et large de douze. De la tour du château on a une
vue incomparable sur la vallée de l’Inn, du Hall jusqu’au Marlinswand.
L’extérieur de la construction est sévère et imposant. Les hautes
murailles, la tour qui domine les ouvrages avancés qui lui donnent
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
encore l’aspect d’une forteresse, l’ensemble du paysage, tout saisit,
et l’on comprend que ce soit là l’un des souvenirs historiques restés
les plus chers au peuple tyrolien, à cause surtout de la séduisante image
de Philippine Welser.
On voit, dans les jolis bosquets, aux environs d’Amras, en-er parfois
des jeunes filles aussi belles que pauvres, le regard vague, plongées
dans une douce méditation. Elles évoquent l’image de la belle
Philippine, lui demandent le secret de son charme vainqueur et rêvent
de rois épousant des bergères.
Sur la Tummel plalz, on voit des chapelles ornées de tableaux votifs.
Une croix porte cette inscription : Aux 8,000 soldats, morts dans
les fatales années de 1797 à 1805, inhumés dans ce lieu. Le château
était devenu, alors, un hôpital militaire. Les habitants des villages
voisins viennent suspendre aux branches des arbres des ex-voto et des
guirlandes de fleurs.
III
Le Brenner. — Toblach. — Ampezzo. — Légendes dolomitiques.
Le col du Brenner est le moins élevé du passage des Alpes, le plus
ancien qui ait été suivi. Les Romains s’en servaient déjà. Le chemin
de fer qui traverse le Brenner est, dans son genre, une véritable
merveille. Les travaux gigantesques de l’homme y sont partout dignes
de la grandeur même de la nature.
La pente, assez forte dès le début, commence en sortant d’Inspruck.
On traverse la vallée de l’Inn et on s’enfonce sous le mont Isel d’où
s’échappe le Zill bouillonnant. A mesure que le train s’élève, le paysage
si grandiose du Brenner se développe en un merveilleux éventail.
Au dessus de la verte forêt, du milieu d’énormes rochers, se dresse
le pic imposant de la Waldrast. Les Tyroliens vont y adorer une vierge
miraculeuse, taillée dans un mélèze. Au delà de la forêt, à droite,
est la vallée de Stubay célèbre par sa chaîne de glaciers.
Dès le mois d’octobre, le Brenner est sous la neige. Le chemin de fer
continue toujours à marcher, même pendant l’hiver, grâce aux chasse-
neige et à tout un ensemble de savantes et habiles précautions.
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RUINES ET LÉGENDES JD U TYROL.
On n’a que par intervalles, devant soi, un panorama étendu. C’est,
le plus souvent, une suite de décors interrompus où tantôt la montagne
apparaît dans sa sauvage grandeur et tantôt par des échappées sur
les vallées voisines, la nature des Alpes se montre dans toute sa grâce
poétique. Cette route si pittoresque est un éternel étonnement pour
le touriste.
Si l’œil éprouve une sort ©■d’effroi à se reposer sur les masses stériles
et inertes des hautes montagnes, l’âme se sent comme agrandie par
la scène immense que la vue embrasse. Cette riche verdure au pied
même des rochers de glace, ces cascades imposantes, ces pics superbes,
ces nuages que l’on voit courir sous ses pieds, les mille effets si variés
d’ombre et de lumière, tout cet ensemble est trop au dessus des scènes
ordinaires de la nature, pour ne pas produire des sensations aussi vives
que profondes.
Le bourg de Matrei est dominé par un vieux castel, le Matrejum
romain, aujourd’hui le château de Traulson au prince Anesperg.
C’est là qu’on a découvert presque toutes les antiquités réunies au
château d’Amras.
Après Steinach, le chemin de fer passe d’une rive à l’autre du Sill
et traverse la riante prairie de Valseiihal , au milieu de laquelle s’élève
le gracieux village de Saint-Jodoch. Un tunnel demi-circulaire et un
long défilé mènent jusqu’au sommet du Brenner. A côté est Brenner-Bad
dont les eaux sont renommées. On s’y trouve enfermé dans la montagne
toute verte, de ce beau vert émeraude spécial aux hauts sommets des
Alpes. Des garçons ou des jeunes filles vous offrent de ces bouquets
de fleurettes blanches Edelweiss , écloses sur la neige à 5,000 pieds
au dessus de la mer. Quelle poésie ont ces petites fleurs, les seules
qui puissent vivre encore dans ce froid qui tue!
De Brenner-Bad commence la descente vertigineuse dans la vallée
de l’Eisack. De Schellebcrg à Pflei'sch, sur un assez long parcours,
on a un belvédère incomparable sur Gossensass : on voit tous les tours
et contours du chemin de fer, de nombreux villages parsemés dans
les sites les plus gracieux et au haut de l’immense ceinture de montagnes,
les superbes glaciers de Stubay. Gossensass est au pied du Hünerspiel;
on y a une magnifique vue sur les glaciers de la vailée de Pflersch
et sur des masses énormes de rochers des plus pittoresques.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Sterzing esl au centre des trois grandes artères du Tyrol : les vallées
de l’Eisack, de l’Inn et du Puslcrtlial , celle-ci comninniquant avec
l’Autriche par la Carinthie et la Slyrie. Les Romains, après la conquête
par Drusus et Tibérius, avaient fortifié ce point nommé Yipilenum
qui garda, pendant plusieurs siècles, sa forteresse.
Le bourg voisin Freienfeld, terre libre, doit son nom aux victoires
remportées par les paysans tyroliens sous l'héroïque Andréas Hofer.
Dans une chapelle érigée en mémoire d’un combat gagné en 17!)7,
on lit sur un tableau celle fièrc inscription : l’ennemi n’ira pas plus
loin ! Hofer avait fait de ses montagnards des braves invincibles.
Freienfield a des clochers divinement posés : on dirait des anges
prêts à s’envoler. Le sommet du clocher en boule ou en pointe
est le plus souvent peint en rouge. A tous les carrefours des chemins,
de longs christs en bois, hâves, décharnés, à énorme tète, naïve
et rustique, sont encaissés pour être à l’abri des tempêtes. Les ehâlels
sont très haut perchés, dans les montagnes; ils sont très bas et leurs
toits très larges, à cause des tourmentes de neige. Sur un roc qu’on a
taillé pour faire passer la voie se dressent, â côté l’un de l’autre,
une église et un vieux château, ces deux forces du moyen-âge.
Un peu au dessous de Sterzing, là où le val de Puslertlwl joint
la vallée de l’Eisack, les Autrichiens ont élevé les formidables fortifi¬
cations de Franzenfeste.
Les châteaux de Sprechcnslcin et de Rcifmstein qui dominent des
deux côtés de Sterzing, ont leur légende. Un chevalier de Sprechenslein
renommé pour sa vaillance et sa générosité avait l’épouse la plus belle
et la plus vertueuse. Le châtelain de Reifenslein s’éprit pour la noble
dame d’une violente passion. Se voyant repoussé, la jalousie, la haine
le poussèrent au crime. 11 épia les deux époux, et un jour où il les vît
assis sous un bosquet, tout entiers à leur amour, il lança une flèche
acérée qui frappa au cœur le malheureux seigneur de Sprechenstein.
Selon la légende, l’assassin fut étranglé par le démon et son âme
maudite est sans cesse errante autour du château de sa victime.
On arrive à Franzenfeste dont les deux forts se dominent l’un l’autre;
ils sont traversés par le chemin de fer. L’ensemble du fort est imposant;
le paysage qui l’encadre, grandiose. La nuit y offre des aspects
mystérieux et effrayants; ils justifient les fantastiques récits de villages
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
ou de chevaliers maudits, tourmentés par les génies malfaisants ou
la colère céleste.
L’arrivée par la nuit noire, au milieu des guides tyroliens qui ont
l’air de brigands, le vent qui souffle en tempête, le torrent de l’Eisack
qui donne sa lugubre sérénade, tout impressionne et dispose l’esprit
aux plus sinistres légendes.
On va de F ranzenfeste à Toblach, le point le plus élevé du Puslcr-
Ihal. C’est là que le Rienz descend vers l’Eisack et l’Adige, la Drave
vers le Danube. La Drave, torrentueuse, mugit et écume. Des sorbiers
aux fleurs rouges égaient la vue: les prés émaillés de mille fleurs
perlées; une cascade qui s’élance avec fracas; des troupeaux dispersés
çà et là; la pastorale est complète. Plus loin, se dresse un clocher à
boule dorée. Des chalets sont parsemés ou groupés; une prairie ondu¬
leuse offre à l’œil toutes les nuances du gazon le plus doux. C’est le
hameau de Sillian, qui rappelle les plus jolis sites de la Suisse.
Toblach est délicieux. En face, le village gracieusement encadré de
prés et de bois fait tableau. Au fond, on contemple l’horizon dolomi-
lique vers lequel on doit aller pour atteindre Corlina d’Ampezzo qui
est le vrai centre des Dolomites.
Dès qu’on s’avance, à travers des échappées de sapins et de mélèzes,
on aperçoit le petit lac de Toblach. Toblach est dans un joli site plein
de mystère ; il est traversé par le Rienz qui descend de la première
chaîne du Monle-Crislallo. Le chemin est encaissé : c’est une suite
de vallons fermés derrière lesquels on découvre de hautes monta¬
gnes dolomiliques. Roches énormes qu’on dirait coupées à la hache ;
ces pierres nues, crues, vertes, grises ou blanches prennent sous les
rayons du soleil toutes les apparences de glaciers. On longe de petits
lacs aux eaux vertes, immobiles, très profondes, de l’aspect le plus
sauvage.
La vallée se resserre de plus en plus: des deux côtés se dressent les
roches dolomitiques comme d’immenses fantômes. Ce sont, en haut,
les pics nus, aux couleurs pâles, aux surfaces lumineuses. Le torrent
mugissant interrompt seul le silence mystérieux de la nature.
On se croirait à cent mille lieues de toute civilisation, dans ce cahos
bizarre qui donne l’idée d’un monde fantastique.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Après deux heures de marche environ, on voit apparaître les deux
maisons de Landro ou Ilocllenstein, si bien nommée le rocher de
l’enfer. On admire ici dans son magique éclat le Monte-Crislallo, le
géant dolomilique aux crêtes dentelées, déchiquetées, aux teintes
merveilleuses d’un blanc opalin ou d’un rouge ardent. C’est beau, c’est
étrange surtout!
L’énorme pyramide de porphyre de la Creppa Rossa marque la
limite entre les pays parlant allemand et ceux qui parlent italien.
Elle s’élève comme un roi au dessus de ses sujets. Au dessous est la
Schluderbach sur le sombre délilé de Landro. C’est un cône immense
bordé de remparts granitiques, surmonté çà et là de tours, de créneaux,
de géants grolesques, de lèles fantastiques. Dans les déchirures des
roches s’étalent des glaciers, jaillissent des cascades. C’est un désordre,
un fouillis tourmenté, heurté, aussi bizarre, aussi sauvage que le
cahos primitif.
Au point culminant du chemin, à Ospilale qu i était jadis un hospice
pour les pèlerins pauvres, il y a un large torrent à sec qui doit devenir
terrible l’hiver et qui ajoute à l’ensemble un peu farouche du paysage.
C’est très différent de la Suisse, même dans les cimes les plus rappro¬
chées des glaciers. Les dolomites ont je ne sais quoi de saisissant, de
mystérieux. Par moments, on se croit transporté dans des paysages
lunaires.
La descente vers le Val d’Ampezzo est très rapide et d’aspects variés.
Corlina se trouve au cœur d’une vallée enchanteresse. On suit tout le
cours capricieux d’une petite rivière qui, par moments, se transforme
en torrent. Des deux côtés, les vallons et les collines d’un vert émeraude
s’étagent, peuplés de chalets, semés en bosquets.
Les montagnes dolomitiques forment un cadre gigantesque à cette
ravissante vallée. Leurs pics immenses rougeâtres, dénudés, décharnés,
renferment comme dans une ceinture effrayante ce coin perdu du
paradis terrestre. 11 y a un contraste étrange entre le vert et riant
vallon et les horreurs du cercle dolomilique, presque un cercle du
Dante, au crépuscule du soir. Ce sont de monstrueux géants qui gardent
le rameau d’or.
Il y a de nombreuses excursions à faire dans les dolomites
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 31
d’Ampezzo. Le Val de l’Enfer Hollensteinthal montre des rochers fan¬
tastiques, des forêts ténébreuses, un lac, Durreii see, dont les eaux
noires et immobiles ont quelque chose d’effrayant. On voit les Drei
Zinnen, les trois tours de pierre qui défient les ascensionnistes.
On escalade le Manie Piana. Ce sont d’abord des roches nues, puis
une forêt noire; plus loin un pré fleuri, un gazon d’une fraîcheur
idéale; des rochers plus escarpés que jamais vous mènent au sommet,
un étroit plateau d’où la vue s’étend, immense et vraiment merveilleuse.
Des vallées sur vallées, des précipices, des forêts, des montagnes
aux aspects les plus étranges ! En Suisse, les Alpes vous fascinent par
leurs neiges éternelles si blanches, si pures qu’elles vous transportent
dans l’infini. La fascination des dolomites est tout autre. C’est une
nudité saisissante, une solitude de planète morte, et sur toute cette
désolation une couleur incomparable. On est saisi d’épouvante, d’hor¬
reur même devant ces visions d’apocalypse ; mais la fascination vous
reprend par l’éclat des nuances merveilleuses qui se succèdent sur les
hautes crêtes dolomiliques.
C’est là qu’on éprouve ces sensations grandioses et salutaires de la
solitude qui élargit le cœur et fortifie l’esprit. Les paysages dolomiti-
ques sont parfois moins sévères ; ils ont alors une poésie vague, triste
toujours mais douce pourtant, et singulièrement attrayante. Tel est,
près de Cortina, le Val Buona si profond, si accidenté, si plein de
contrastes imprévus d’ombre et de lumière. Il y a là des millions
d’arbres superbes que la main de l’homme semble n’avoir jamais
touchés.
Le Monte Cristallo élève au dessus sa masse énorme qu’on dirait
de cuivre rouge au moment où les rayons obliques du soleil lui donnent
une nouvelle coloration. Les trois croix se dressent à plus de six mille
pieds, et au milieu de toute cette nature si gigantesque, si tourmentée,
si effrayante, Ampezzo apparaît toujours comme un joyau de verdure,
donnant la note gracieuse et gaie. Le mont Tofana, ce sombre rival
de Cristallo, a l’aspect encore plus sauvage. Les deux rocs géants
sont les gardiens farouches d’une délicieuse beauté, Cortina!
Une autre masse dolomitique également remarquable est la Guda,
au bas de laquelle s’abrite le joli village de Sotto-Gada. On suit
un long défilé boisé, où l’on va de suprise en surprise : tantôt une
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
caverne mystérieuse; tantôt un pont jeté sur un torrent furieux;
enfin le pas de la Fedaya d’où l’on jouit d’une magnifique vue de
la Marmolala cette autre reine dolomilique.
Une remarque générale, dans ces excursions, est que les pics
dolomiliques se trouvent dans des conditions d’isolement les uns
des autres tout à fait caractéristiques. Pour faire le tour du mont Blanc
il faut huit jours; pour la Yungfrau presque autant; il ne faut que
deux jours pour la Marmolala. C’est cet isolement qui a motivé
la théorie d’après laquelle les dolomites auraient été formés dans une
mer profonde, d’une manière analogue à la formation des îles de corail
dans l’Océan pacifique. D’autres savants soutiennent au contraire que
l’isolement est accidentel, qu’on retrouve les traces d’autres cercles
montagneux qui ont été renversés par les violentes convulsions du globe.
Aujourd’hui encore toute cette vallée d’Ampezzo est d’une solidité
douteuse. Les habitants sont convaincus qu’un jour ou l’autre elle
disparaîtra sous quelque écroulement gigantesque. Les champs glissent
souvent, les chalets changent de place. Il y a là comme un reste
des perturbations soudaines du chaos.
On comprend qu’au milieu de cette nature dolomitique si bizarre,
si extraordinaire d’aspect et de couleur, les esprits des habitants
aient toujours été portés aux croyances surnaturelles les plus invrai¬
semblables.
Tous les petits lacs perdus dans ces gorges ont leurs dragons très
redoutés des paysans encore naïfs. Ce sont les combats de ces monstres
entre eux qui produisent les tempêtes. On dit qu’ils abandonnent,
pendant la nuit, leurs humides retraites et traversent l’air, en volant,
avec une queue flamboyante qui répand sur toute la vallée de rouges
lueurs.
il est remarquable que dans le Bas-Tvrol, les dragons ne soient
jamais regardés comme gardiens de trésors, ainsi qu’on l’a cru chez
tous les autres peuples. Une croyance conservée jusqu’à nos jours
dans ces populations, est que les dragons ont le pouvoir d’attirer à eux
avec leur queue les brebis et les bœufs qui paissent au bord de l’eau.
Les petits lacs près de Boa et Pisciadù font entendre souvent, dans
leurs profondeurs, comme des grondements de tonnerre lointains.
C’est que dans ces gouffres s’agitent de monstrueux dragons qui,
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
en se battant, secouent fortement l’eau des lacs. Parfois, la nuit,
ils s’élancent d’un lac à l’autre, ce qui est un signe funeste. Ils
ressemblent à de longues flammes, quand ils volent par dessus les
montagnes et prennent successivement toutes les couleurs de l’arc-
en-ciel. On en a vu voler, pour la dernière fois, un soir d’octobre 1813.
Il était neuf heures, la nuit très noire. Tout à coup, le hameau de
Pisciadù sembla tout en feu. Un énorme fer rouge parut au dessus
de la vallée, dans toutes les maisons brilla une lumière si éclatante
qu’elle aurait effacé le soleil de midi, si ardente qu’elle brillait les yeux.
Les bœufs mugissaient dans leurs étables; les paysans étaient terrifiés.
On aperçut alors comme un grand faisceau de paille en flammes
qui traînait derrière lui une immense queue rouge. En un instant,
il passa au dessus de Ghardenaccia, restant visible de très loin jusqu’à
ce qu’il disparût du côté de la Bavière.
Les habitants virent dans ce feu du ciel un présage des grands
événements de 1813 et 1814 dont la bataille de Leipzig (du 16 au
19 octobre) devait être le sinistre prélude.
C’est surtout dans ces contrées dolomitiques que se sont perpétuées
les croyances aux sorciers et aux ogres.
Dans les environs d’Ampezzo, le Col maudit, au delà du Pont
des Bœufs et en deçà de Tarda, est un des lieux les plus hantés par
l’ogre. Au dessous de la route jaillit une source, au dessus se dressent
d’énormes rochers ; leurs excavations semblent offrir des retraites
naturelles pour des brigands de grand chemin. C’est là que l’ogre
du Col maudit gardait, disait-on, un riche trésor, enfoui sous les roches.
Les habitants de Varda tentèrent, plusieurs fois, de le découvrir.
Ils s’égaraient malgré toutes leurs précautions, erraient toute la nuit
dans un labyrinthe rocailleux et ne pouvaient retrouver leur chemin
que lorsque la cloche du village sonnait l’angélus du malin.
Un jour, un domestique du noble seigneur de Piazza di Sopra
, menait au marché six paires de bœufs. Au bourg de Pedrace, il se
vanta qu’il saurait tenir tète à l’ogre, si celui-ci l’attaquait. A l’entrée
de la nuit, il s’engage dans le Col maudit. Tout à coup les bœufs
effrayés s’échappent vers le sommet du Sassongher; lui-même ne
distingue plus rien et croit être enfermé dans un sac.
Il entend, sans cesse, au milieu des rochers le cri de l’ogre. L’odeur
JANVIER-FÉVRIER 1888. 3
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
repoussante qu’il exhalait élait si forte que le malheureux paysan
tomba évanoui et ne reprit ses sens que le lendemain malin. Il avait
la figure ensanglantée, les habits en lambeaux. Après avoir fait le signe
de la croix, il reconnut qu’il se trouvait près de la source du Col mauiil.
On chercha les bœufs, on en vit trois comme assommés au dessous
du Sassonglier.
C’est alors que le seigneur de Piazza fit placer un christ sur le
sapin au dessus de la source. Les gens du pays sont toujours saisis
de terreur quand ils sont forcés de traverser le Col maudit. On y voit
souvent, à ce qu’ils affirment, un chat noir monstrueux sur un homme
tout vêtu de blanc, ou d’autres apparitions effrayantes. On y entend
les sorcières danser, surtout le jeudi soir, l’infernale sarabande; elle
dure jusqu’à l’angélus du vendredi matin.
S’il y a des légendes sinistres et malfaisantes, il y en a d’autres
bienfaisantes et protectrices.
A l’époque des premières invasions barbares, les Lombards vinrent
par la voie de Cadore pour piller et incendier tout le pays d’Ampezzo.
Les habitants, qui n’étaient encore que de misérables bergers, se virent
réduits au désespoir, n’ayant aucun moyen de défense. Ils implorèrent
l’appui de la Madone et ce ne fut pas en vain. Les bandes ennemies
envahissaient la vallée, quand tout à coup des nuages noirs et épais
s’abattirent sur le sol. Les Ampezzans s’échappèrent. Les Lombards,
enveloppés d’une nuit profonde, s’enlretuèrent jusqu’au dernier. Ce fut
la miraculeuse défense de la Madone. A Lancedil on trouve aujourd’hui
encore des débris d’armes anciennes qui datent de cette sanglante
bataille. Après cette heureuse délivrance, les habitants érigèrent une
chapelle votive à la Madone de la défense, restée depuis en grande
vénération dans toute la contrée.
IV.
Brixen. — Villages maudits de Rocking et Stainhering. —
Trotsburg. — Le minnesinger Ulrich de Lichtenstein.
Après avoir visité les Dolomites, on descend dans la vallée de l’Eisack
dont Brixen est le centre. Ce fut longtemps une ville importante, siège
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
des évêques, qui avaient un domaine de plus de 17 milles carrés. Leur
palais, entouré de fossés comme un phâlcau-lbrt, était défendu par
quatre coulcuvrines. L’église cathédrale datait de l’an 3G0, du temps
de Julien l’apostat et du pape Damase. Ce pontife y envoya Saint
Gassien qui se fixa à Sebed ou Sabiona, où était un château royal, et y
prêcha l'évangile.
La place de la cathédrale, avec ses arbres séculaires et ses hautes
constructions, est d’un effet sévère. On passe sous les arceaux d’un
cloître ; on admire d’anciennes fresques, des pierres tombales parmi
lesquelles celle élevée à la mémoire du minnesinger RitterOswald de
Wolkenstein qui a été enterré à Neustift, à une heure de distance.
Parmi les chanoines de Brixen, la tradition voulait qu’il y en eût
neuf nobles à quatre quartiers, tant de race paternelle que maternelle,
et neuf autres, docteurs en théologie et en droit canon. Ce puissant
chapitre réunissait ainsi la noblesse et la science. L’évèque, qui était
prince de l’Empire et seigneur souverain de Brixen, possédait plusieurs
places fortes, notamment Bruneck et Feldez ou Fels en Carinlhie. Il
avait plusieurs grands officiers tels que le duc de Bavière, comme
Grand Maréchal, le duc de Carinlhie, comme Grand Chambellan, le
duc de Meran, comme Grand Echanson, le duc de Souabe, comme
Grand Maître. Mais ces grands officiers se substituaient des vicarii qui
les remplaçaient aux cérémonies solennelles, surtout du sacre cl de
l’entrée des évêques.
C’est à Brixen que l’empereur Henri IV fit réunir, en l’an 1080, un
concile pour soutenir ses prétentions contre le pape Grégoire VII par
lequel il venait d’être excommunié et dégradé.
Brixen dans un site sauvage a, comme Achensee, son village maudit.
Au pied de l’un de ces rochers énormes qui bordent la route de klausen
se trouvaient, autrefois, deux bourgs dont l’Eisack arrosait les vertes
prairies et les jardins tout en fleurs. Les habitants des deux bourgs se
détestaient tellement que, pour se nuire, ils s’efforçaient de détourner
de leur courant les eaux de la montagne. Même durant toute la sainte
nuit de Noël, on entendait les pioches qui s’acharnaient à creuser un
nouveau lit, afin que les voisins fussent privés des eaux, et à ce travail
sacrilège les autres répondaient par d’horribles blasphèmes et par des
inv.oeations au démon.
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36
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Les morts de ces villages impies n’avaient pas de repos dans leurs
tombes; leurs âmes toujours en peine erraient, la nuit, à travers les
campagnes et poussaient des gémissements plaintifs, sans que cet
exemple fit revenir les vivants à de meilleurs sentiments. Dieu résolut
alors la destruction des deux villages de Rocking et de Slainhering.
C’était un samedi : pas un nuage ne courait sur la cime des mon¬
tagnes ; le soleil avait brillé tout le jour. Dans les champs, les habitants
étaient occupés à charger sur leurs chariots les foins coupés.
Des querelles s’élèvent entre les deux clans ennemis. On s’injurie,
on en vient aux mains et cette terre autrefois bénie de Dieu est rougie
du sang de nombreuses victimes. Tout à coup le ciel s’obscurcit : la
pluie tombe à torrents, le tonnerre gronde avec une telle violence que
les vieillards ne se souvenaient pas d’avoir jamais entendu pareil orage.
Les âmes damnées des trépassés, obéissant à une puissance impla¬
cable, sont elles-mêmes forcées de concourir à la destruction des
villages où vivaient leurs fils et leurs parents. Sur la montagne, on
voit apparaître de livides fantômes qui arrachent des blocs de pierre
et les précipitent dans la vallée, tandis que le torrent furieux, entraî¬
nant les terres dans sa course folle, fait écrouler la montagne entière
sur le val maudit et le change en un affreux cahos. Après l’horrible
ouragan, il ne restait plus le moindre vestige des deux villages ! Les
âmes des habitants ensevelis sous l’horrible éboulement ne cessèrent de
gémir; chaque nuit, on les entendait pousser des cris lamentables sur
les lieux où jadis étaient leurs maisons et leurs champs ; et dans ces
plaintes, les habitants des villages voisins distinguaient les voix de ceux
qu’ils avaient aimés.
Quelque temps après, un Brixenois revenait la nuit par le val maudit.
Tout â coup, les deux villages engloutis sortirent de terre avec leurs
maisons, leurs jardins et leurs champs. Dans la plaine était la charrue
avec son attelage de bœufs, mais ni bêtes ni gens ne donnaient signe
de vie ; tous semblaient cloués sur place ; les vieilles femmes assises
devant leurs portes, les hommes au cabaret, devant les tables chargées
de fioles de vin, paraissant jouer aux cartes. Le Brixenois reconnut
plusieurs paysans ; il leur adressa la parole, sans recevoir aucune
réponse. Affolé de terreur, il courut tout droit à l’église déserte du
village dont la porte était ouverte et se jeta au pied de l’autel, en
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37
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
s'écriant : < Seigneur Jésus, sauvez-moi ! ® Aussitôt les villages fan¬
tômes disparurent et le Brixenois s’enfuit. Depuis lors, on évite avec
soin de traverser le val maudit, pendant la nuit.
La nature du pays autour de Brixen est en rapport avec la légende.
La vallée de l’Eisack va se resserrant de plus en plus. On entre dans
une échancrure où le chemin et le torrent ont peine à se frayer, en¬
semble, un passage entre deux énormes remparts de rochers au dessus
desquels de grands et sombres sapins sont fantastiquement suspendus.
A cet aspect grandiose en succède un autre d’un caractère triste et
sauvage. Des monts gigantesques, entièrement couverts de forêts de
sapins, dressent du fond de la vallée leurs masses effrayantes. A leur
port élancé, à leurs formes semblables, à leur hauteur presque égale,
on dirait que chacun d’eux a lutté et lutte encore pour fendre les airs
plus hardiment et s’élancer plus près du ciel. Un silence sinistre, à
peine troublé par le bruissement sourd des eaux, et un demi jour
éteint et mélancolique régnent dans ce paysage si resserré et pourtant
si majestueux et lui donnent ce calme infini qui appartient, dans la
nature, à tout ce qui est vraiment grand.
Quand l’orage se déchaîne, la nuit, à chaque^clair le livide et bleuâtre
amphithéâtre des monts apparaît tout entier. Des nuées lourdes et
jaunâtres pèsent sur leurs flancs embrasés et le torrent de l’Eisack,
dont les éclats de tonnerre couvrent les mugissements, semble rouler
un feu liquide. Alors les rochers noirs aux crêtes déchirées se peuplent
de fantômes et, tout à coup, l’infernale apparition disparait pour faire
place à la nuit la plus profonde.
On le voit, le paysage est bien le cadre tragique qu’il fallait aux
villages maudits.
Klausen apparaît au voyageur comme un des sites vraiment étranges
du Tyrol. De vieilles constructions massives avec leurs voûtes romanes
et leurs sombres allées qui rappellent les cloîtres ; des ruines de
châteaux-forts avec leurs tours crénelées ; des pans de murs recouverts
de pampres et de vignes vierges donnent à Klausen un aspect à la fois
sévère et riant, tel qu’on n’en voit pas dans tout l’Elschland.
La plus grande curiosité de Klausen est son acropole. Elle a son
histoire et plus encore ses légendes pieuses ou profanes qui la rattachent
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
aux transformations successives qu’ont subies les populations tyro¬
liennes. Ce haut rocher sur lequel tant d’existences célèbres ont paru
et disparu tour à tour, devait, par sa position même, par son élévation
si hardie, attirer successivement les princes fondateurs de domaines
et les guerriers démolisseurs. Un récit populaire rapporte que jadis un
roi païen, Aroslagncs, avait pris possession de la contrée et accumulé
d’immenses richesses. Jusqu’à nos jours, ces trésors souvent recherchés
sont restés enfouis dans des souterrains introuvables.
Klausen doit son origine à un castel romain, Sabiona, qui était
construit pour la défense d’un défilé près de Kollmann. C’était la
situation la plus favorable au point où la vallée de l’Eisack se resserre.
Le castel romain devint château féodal. Le nom même de Klausen, en
welche Kiusa , signifie clôture. On s’étonne que l’artillerie autrichienne
n’ait pas choisi ce bloc naturel, si admirablement isolé, pour servir
d’appui aux canons d’une citadelle imprenable.
L’acropole de Klausen parvint à sa plus haute célébrité lorsque les
habitants furent convertis au christianisme. De la fin du vieau Xe siècle,
les évêques y résidèrent et, pendant plus de 300 ans, Klausen fut
célébré comme le phare de la vraie lumière. Saint Albuin changea
cette résidence pour Brixcn. Quand les évêques quittèrent le château,
les Burgraves de Seben s’y établirent. Au xve siècle, cette famille
s’éteignit cl le château échut aux évêques de Brixen. Incendié en 1535,
reconstruit en 1685, il devint un couvent de Bénédictines. Quand l’orage
gronde sur ce rocher escarpé, dans ce vieux castel transformé en
couvent, les voix des religieuses enfermées entre le ciel et le roc res¬
semblent aux gémissements que pousseraient des âmes du purgatoire.
Un christ gigantesque peint sur les murs étend ses bras comme pour
protéger ces malheureuses filles enterrées vivantes. Il indique la place
d’où, en 1809, une nonne poursuivie par des soldats se précipita dans
l’abimc.
Les hauteurs de Castelrutt étaient jadis couvertes de châteaux-forts.
Là se trouve le vieux castel de Trotsburg qui tomba en ruine, à
l’époque de l’invasion des barbares. Comme dans le reste de l’Europe
on peut placer celle invasion vers le ne siècle de l’ère chrétienne.
Le nom mèincdu château de Trotsburg, ou château de la consolation,
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
n’apparaît qu’au xme siècle. Du haut de sa roche inexpugnable il
dominait tout le pays. C’est avec Amras la plus belle demeure féodale
du Tyrol. Ils datent presque de la même époque et offrent des analogies
frappantes. C’est le même genre de constructions flanquées de hautes
tours carrées à toits en pointes ; on y retrouve les mêmes ouvrages
avancés.
Trotsburg, après avoir appartenu aux comtes du Tyrol, eut pour
maîtres les seigneurs de Villanders et plus tard ceux de Wolkenslein
Trotsburg qui le possèdent aujourd’hui encore.
Celte forte race de Wolkenslein qui fut si florissante, pendant plus
de 600 ans, a produit plusieurs hommes remarquables.
On voit dans le château des antiquités romaines et du moyen-âge.
La salle des chevaliers contient, entre autres statues, celle d’Oswald de
Wolkenslein, le célèbre minnesingcr né à Trotsburg en 1365, l’une des
gloires de la muse allemande.
Lesminncsingers étaient les poêles des xne et xme siècles. La poésie,
qui s’était propagée du midi de la France jusqu’à l’Allemagne du nord,
avait eu de l’écho dans la Méranie, ce foyer de chevalerie.
Dans son acception étroite, le nom de minnesinger ne s’appliquait
qu’au poète lyrique, à celui qui soupirait des chants d’amour. Dans la
réalité, les minnesingers étaient des chevaliers, des gentilshommes
dont la vie se partageait entre les périls de la guerre, les pratiques de
la religion et les plaisirs de celte galanterie platonique qui charma le
moyen-âge. Une telle existence ne pouvait qu’inspirer la poésie. Ils
vivaient et chantaient au milieu des cours, à la suite des princes qui,
comme l’empereur Frédéric II, le prince Léopold IV d’Autriche, Henri
duc de Breslau, Henri d’Anhalt, Herman comte de Thuringe, aimaient
et protégeaient les arts. Souvent, à l’exemple des troubadours, ils se
disputaient dans des tournois littéraires les dons des princes ou les
faveurs des châtelaines.
Les vies des minnesingers se ressemblent toutes. Accueillis dans les
cours, dans les châteaux, recevant des seigneurs de riches vêlements,
des armes brillantes, de hauts palefrois, s’éprenant de nobles dames
et les chantant sous des noms imaginaires, partageant la prospérité et
les revers de leurs protecteurs, fidèles à leurs infortunes, flétrissant
hardiment le vice et la lâcheté, soumis aux lois de l’honneur, mais
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RUINES ET LEGENDES DU TYROL.
n’élant pas toujours des modèles de vertu, telle fut l’histoire d’Oswald
de Wolkenstein comme de tous les minnesingers de son époque.
Les péripéties d’une existence des plus aventureuses qui le menèrent
de Perse en Angleterre, de l’éclat des tournois et des fêles à la nuit
lugubre d’un cachot dans le roc, restent vivantes dans la mémoire des
paysans du Tyrol et sont célébrées par leurs poètes nationaux. Le
corps d’Oswald repose à Neustift et on lui a élevé un monument dans
le chœur de la cathédrale de Brixen.
C’est à Brixen, dans un tournoi resté célèbre, que le fameux min-
nesinger Ulrich de Lichtenstein eut un doigt cassé ; ce qui fut l’occasion
de scs aventures si bizarres. Quand on rapporta à la dame de ses
pensées que, pour l’amour de ses beaux yeux, il avait perdu un doigt,
elle en rit comme d’un mensonge. L’amoureux Ulrich se coupa aussitôt
le doigt blessé qu’il fit enchâsser d’or pour le placer entre les feuillets
du livre de ses poésies, recouvert de velours céladon. Alors, travesti
en Vénus, sous des vêtements brodés d'or, d’argent et de perles, il fil
une course fantastique à travers la Lombardie, le Tyrol et l’Autriche,
précédé partout d’une retentissante proclamation par laquelle la déesse
annonçait qu’elle venait apprendre aux chevaliers à aimer d’un véri¬
table amour et à mériter le retour de leurs mies ; promettant à celui
qui la vaincrait dans un tournoi solennel un doigt en or, talisman
précieux ayant la propriété d’embellir la dame à laquelle il serait
envoyé et de la rendre à jamais constante en amour. Tout chevalier,
averti de l’arrivée de la déesse et qui ne se présenterait pas pour
rompre une lance, devait être mis au ban de l’amour et des nobles
dames.
La course de Vénus eut le plus éclatant succès et fut l’un des traits
les plus curieux de cette période des minnesingers.
Trolsburg produit sur le voyageur une impression toute différente
des autres châteaux du Tyrol. Il étonne par sa conservation, gardant
encore toute la vie extérieure du xme siècle. II faut y joindre le charme
incomparable du paysage. Les tours et les galeries plongent jusque
dans les vallées de Graden et de l’Eisack. L’antique race des Wolkenstein
d’ailleurs est aussi bien conservée que leur manoir. C’est une des
rares familles nobles qui aient eu la fortune de garder intacts, pendant
six siècles, un nom célèbre et de grands honneurs.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
C’est de Trotsburg qu’on entre dans le Gradenerthal ou vallée de
Graden, en partie couverte de plantureuses prairies. De certains points
on embrasse du même coup-d’œil tous ses villages : Saint Ulrich, Saint
Jacob, Santa Christina, Santa Maria et le bourg originaire de Wol-
kenstein. Au milieu se dresse le château de Fischburg, bâti au xvn®
siècle par les comtes de Wolkenstein et ne servant plus aujourd’hui
que de métairie.
Le climat du Gradenerthal est très froid. Les produits de la culture
ne pouvant pas suffire aux besoins de la population, les paysans ont
trouvé des ressources dans l’art de sculpter des objets en bois. En
1824 l’empereur François fonda même à Saint Ulrich une école de
dessin et de sculpture qui a prospéré.
Ce qui est très curieux à constater, c’est le caractère primitif qui
s’est admirablement conservé parmi ces descendants des premiers colons
romains. Leur constitution, leurs mœurs, leurs coutumes, leur lan¬
gage, tout le prouve. Ils parlent encore un dialecte qui n’est que le
latin corrompu. On a beau apprendre aux enfants l’Allemand et l’italien;
ils parlent de préférence le Gradenais que ne comprennent pas les
habitants des vallées limitrophes.
Les Dolomites séparent du Gradenerthal le Gaderthal, autre vallée
singulière dont la population descend des Rhéliens et des Romains.
Elle parle le Ladino assez semblable aux dialectes romans des Grisons
et de la Savoie. Ce dialecte se subdivise en deux patois : le Badiotin et
l’ Ennebergin. Les Badiotes sont les habitants de la partie supérieure
du Gaderthal et le nom d’Enneberglhal est plus spécialement réservé à
la partie inférieure. Toute cette population a gardé de ses ancêtres la
vigueur, la beauté, la frugalité, l’activité.
(A suivre). CAMOIN de VENCE.
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ÉTUDE SUR LE FORT PRÊVOTAL DE DOUCIGNY.
ÉTUDE
SUR
LE FORT PRÊVOTAL DE DOUCIGNY
Commune de Trélols (Marne).
Tréfols, que l’on prononce Tréfou, fut à l’origine un village de
la Brie orientale, dite champenoise, situé sur une roule ancienne
conduisant de Beauvais et aussi de Paris par Meaux à Troyes. Devenu,
comme Meilleraye, une station intermédiaire entre la Ferlé-Gaucher
et Sézanne, Tréfols s’éleva au rang de petite ville ayant ses foires
et marchés et comptant parmi ses édifices, outre un couvent de récollets,
deux églises, Saint-Capré et Saint-Médard; celle dernière existe encore,
on y voit plusieurs pierres tombales intéressantes; parmi les écarts
on trouvait une commanderic de Malte, une communauté de Béné¬
dictines, dite les Huit-Dames, réunie depuis â l'abbaye de Sézanne,
la Tour à signaux de Villeperdue, le fort de la Roguenclle, et enfin
le fort prévôtal de Doucigny qui contribua surtout à son développement
en assurant la sécurité des routes et de la cité.
Cependant Tréfols, dont la population aurait atteint le chiffre de
sept cent vingt feux, n’en avait plus que quarante en 1784, et cela
n’a rien d’étonnanl puisque, aux calamités dont celte petite ville eut
à souffrir pendant la guerre de cent ans, entre la France et l’Angleterre,
pendant les guerres religieuses du protestantisme et pendant celles
de la Fronde, il faut joindre d’abord l’amoindrissement de sa juridiction,
qui de royale qu’elle fut, ce qui motiva dans la coutume de Meaux
une disposition spéciale, reconnaissant à ses bourgeois la qualification
de Gens du Roi, fut en mars 1551, après les grands jours de Troyes,
subordonnée au bailliage de Château-Thierry et plus tard au Présidial
de Provins; en outre l’abandon de sa route, lorsque fut créée, sur
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CRAXi ÜOTEL DE LA PRÉVÔTÉ DE DOUCIGXV (FAÇADE AU NORD, SUR LA COUR)
D’après une photographie de M. François Carra de Vaux.
ÉTUDE SUR LE FORT PRÊVOTAL DE DOUCIGNY. 43
la rive gauche du Grand-Morin celle de la Ferté-Gaucher à Sézanne
par Esternay. Tréfols n’a jamais pu se relever de tant de pertes
successives et n’est plus aujourd’hui, malgré son chemin d’intérêt
commun, qu’une humble commune de deux cent soixante-sept habitants;
aussi, grande fut la surprise des trois souverains de la Russie, de
l’Autriche et de la Prusse lorsqu’en 1813, ils arrivèrent pour coucher
dans celte localité, que de vieilles cartes leur désignaient comme
station de la route de Metz à Paris, route qui n’était plus alors qu’un
chemin délaissé, impraticable, semblant leur dire : n’allez pas au delà.
Je viens maintenant à ce qui concerne spécialement Doucigny :
si vous suivez la route du Vézier à Morcius, vous apercevez un peu
avant Tréfols, à votre droite, les bois, le hameau elles ruines de Doucigny.
L’habitation, hôtel de la prévôté et grand hôtel du fief, est un bâtiment
en pierres, couvert en tuiles plates, avec cloisons intérieures et plafonds
en charpente; la façade nord-est, sur la cour intérieure de la citadelle,
offre aux regards un escalier et deux galeries en bois superposées
appliquées à la muraille et couvertes par l’élargissement de la toiture,
à l’angle de droite, une grosse tour qui semble avoir été le donjon.
Des tours reliées par le mur d’enceinte de la cour, six d’entre elles
sont encore debout à une hauteur de trois à quatre mètres; la première
à gauche renferme, au rez-de-chaussée, une salle ronde, voûtée
en pierres de champ, comme le sont en tuiles les fours de campagne,
sans autre ouverture que celle de la porte d’entrée; au dessus est une
salle de même dimension à laquelle on ne devait avoir accès que par
une échelle; entre les deux tours, qui suivaient sur la même ligne,
était la porte de la cour du côté de la ville ; après en être sorti et avoir
franchi la bayle ou rempart extérieur, ainsi que le fossé plein d'eau,
on arrivait au premier ouvrage de défense où l’on observe encore
les ruines de salles et souterrains inexplorés, souterrains devant
communiquer avec Tréfols et reliant ainsi la citadelle à la ville; les
sources étaient abondantes, une d’elles est située dans l'enceinte des
fortifications. — Du côté opposé à la cour, au sud-ouest, était un vaste
étang aujourd'hui desséché, ombragé au levant cl au nord par une
forêt séculaire, lequel encadrait de ses dérivations, en larges fossés,
l’hôtel et les fortifications dont il complétait le système de défense. —
Au rez-de-chaussée du grand hôtel, au pied de l'escalier, sous la galerie,
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41 ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY.
une porte étroite et basse donne entrée à une salle de sept mètres
de long sur sept mètres de large, avec cheminée de pignon terminée
en forme conique, plafond à solives apparentes et une seule fenêtre
rectangulaire sous laquelle devait être le siège du prévost, pour y voir
clair en plein jour, car cette pièce devait être celle ou se rendait
la justice.
A quelle époque remonte l’édification de l’immeuble que nous
venons de décrire? On l’ignore, et néanmoins sa destination et l’état
de ses constructions donnent certaines indications à ce sujet. —
A l’origine de la féodalité, avant la création des baillages cl des pré¬
sidiaux, les comtes, et après eux les vicomtes, exercèrent la justice et
notamment en ce qui concernait le recouvrement de leurs droits
fiscaux par les prévôts. Denisart au mot prévôt: « on nomme prévôt
un juge inférieur qui décide les affaires en première instance....
suivant les provinces. Les prévôts, châtelains, vicomtes, viguiers sont
tous juges du même pouvoir et ne différent entre eux que de nom. >
— Sézanne, qui faisait partie du domaine des comtés de Champagne,
l’ancienne Bibe de la carte de Peutenger, suivant l’opinion de Savy,
aujourd’hui la plus accréditée, formait avec Chantmerle et Tréfols
une vicomté dans le comté de Champagne, comté dont la capitale, au
moins dans la première période, était Troyes. — Troyes avait aussi ses
vicomtes qui, dès l’année 1070, étaient héréditaires et qui appartenaient
aux plus grandes familles de Champagne, les sires de Monthléry, de
Dampierre, de Confians, des Ursins; je lis dans la Topographie de
ce diocèse par Courtalon, l. II, p. 427 : « Ils avaient un château où ils
résidaient et où ils rendaient la justice, il était proche de l’église de
Saint-Nicolas, qui en était, dit-on, la sainte chapelle et qui en aurait
reçu la dénomination de sanclus Nicolaus in Castro. Le château ou
hôtel de la Prévôté avec ses annexes occupait un terrain considérable
et très fortifié; dans la suite, il fut converti en parloir aux bourgeois
où s’assemblait, depuis la Charte communale, le Corps municipal de
l’échevinage; au commencement du xve siècle il n’en subsistait plus
qu’un tertre formé par les décombres, sur lesquels on éleva un corps
de garde ou un befiroy qui a donné son nom à la porte de la ville qui
en est proche. On ne sera pas surpris que la justice du comté de
Troyes, et plus tard du Roi, depuis la réunion sous Philippe-le-Bel
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ÉTUDE SUR LÉ FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY.
de la Champagne à la couronne, ail eu à Doucigny une résidence
fortifiée à l’exemple de celle des vicomtes et prévôts de Troves ; Dou¬
cigny d’ailleurs protégeait Tréfols, ses roules et sa banlieue et leur
securité intéressait non seulement Sézanne, mais les communications
deTroyes notamment avec Lagny,où se tenait une des principales foires
de Champagne, du 2 janvier à la Mi-Carême, ce qui dut contribuer à
faire de Lagny un des greniers de la Bric pour l’approvisionnement de
Paris; les foires de Troyes, qui sont mentionnées dès 470, dans les
lettres de Sidoine Appollinairc à Saint-Loup, et dès 1188 dans la chro¬
nique du moine d’Auxerre cl plus tard dans le poème d’Ilervis,
attribué à Jean de Flagi, prirent un grand développement ; elles
étaient dans leur état le plus florissant aux xie et xn* siècles. F. Ber-
thelot, dans son bel ouvrage sur les Foires de Champagne, p. 46,
prétend que les fonctionnaires du nom de Prévôt parurent en Cham¬
pagne vers la moitié du xi' siècle, de 1270 à 1311 ; si cela est exact,
cela me confirmerait dans l’opinion que l’on doit attribuer l’édiflcation
ou du moins la fortification de Doucigny non aux prévôts mais aux
vicomtes et la faire remonter au plus tard du xc au xie siècle. Voici
pourquoi: l’importance du fief de Doucigny, ses bois, ses eaux, ses
nombreuses tours, ses vastes canaux, les dépenses qu’exigèrent un tel
établissement étaient plus en rapport avec la fortune et le rôle d’un
comte ou vicomte qu’avec la situation plus modeste d’un prévôt;
ajoutons que ces fières constructions laissaient beaucoup à désirer : si
les tours sont cylindriques et si toutes ouvertures, tant des tours que
de l’habitation, sont encadrées dans des pierres de taille, l’épaisseur
des murs ne dépasse guère plus de 80 centimètres et les appareils en
pierres brutes sans mélange de briques, avec mortier de chaux et de
sable, où le sable trop abondant nuit à la solidité, donne des cons¬
tructions d’une qualité critiquable. L’hôtel même du fief accuse
l’absence de goût et du progrès dans l’art de bâtir ; les ouvertures,
sans uniformité et sans symétrie, ne sont faites que pour les besoins
de l’intérieur; enfin les galeries en bois, l’une plus haute, l’autre plus
basse, et l’escalier qui conduit du rez-de-chaussée au premier,
ouvertes à toutes les bises et aux frimais du nord, sont en bois équarris,
sans aucune sculpture. On sait qu’au ix* siècle la Brie et la Cham¬
pagne, au moins en partie, furent ravagées par les incursions nor-
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46 ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY.
mandes. Poinsignon, dans sa récente et belle Histoire de Champagne
en Brie, écrit: « l’année suivante, 889, les pirates envahissaient de
nouveau la Champagne, portaient leurs ravages sur le territoire de
Saint-Gibrieu près de Chalons-sur-Marnc et allaient saccager la ville
de Troyes; ce fut, ajoute-t-il, pour celle dernière ville l’occasion de se
fortifier, après leur départ pour la Bourgogne, et son exemple fut en
cela suivi par plus d’une autre localité, car les Normands ne s’atta¬
quaient point aux lieux fortifiés. Je lis dans l'ouvrage érudit du capi¬
taine Bclair sur Les fortifications anciennes, p. 384: < Les invasions
normandes eurent pour effet de préparer la renaissance de l’art des
constructions militaires, avant l’ère de la féodalité et des croisades,
pendant laquelle le mouvement commencé allait se continuer active¬
ment; au ix° siècle, il n’y avait pas encore d’ingénieurs; on bâtissait
sans ordre et sans règle fixe, et les constructions se ressentaient évidem¬
ment des troubles de l’époque; les villes qui étaient les mieux rernpa-
rées étaient celles qui conservaient encore quelques débris de leurs
murailles antiques; mais souvent les pierres de ces vieilles défenses
gisaient pêle-mêle, les unes sur les autres, arrachées des construc¬
tions par le temps ou les ravages des invasions. » Enfin l’abbé Oudin
dans son Manuel d'archéologie religieuse, civile et militaire, fait
remarquer, p. 258, que ce fut surtout au xe siècle que se multiplièrent
les châteaux-forts ; que l’art de construire des forteresses se ressentait
encore des siècles de barbarie; qu’il fit bien quelques progrès dans le
cours du xle, mais que ce ne fut que vers la fin que s’introduisirent
les perfectionnements les plus notables.
Voyons maintenant, autant qu'il est possible, comment et par qui
Doucigny fut possédé et habité.
Le Catalogue des actes des comtes de Champagne nous apprend
qu'en avril 1210 Isabelle de Chateauvillain et Simon son fils cèdent des
serfs à Blanche de Navarre qui leur donne la garde de Milon de Trc-
fols, de Furbert son frère, de sa femme et de leurs enfants. On ne dit
pas si celte famille habitait Doucigny et en quelle qualité; mais dans le
rôle de la châtellenie de Meaux dressé sous le comte Thibault le chan¬
sonnier, de 1249 à 1252, on lit: la veuve de Guillaume des Barres
tient à Trefou une maison et tout ce qu’elle y possède, 40 mesures de
terre. La dame de Doucigny lient d’elle-mème sa maison et autres
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ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY. 47
choses. — D’Arbois de Jubainville, dans son Histoire des comtes de
Champagne , t. IV, p. 461 raportececi: Béraud de Mœrcœur ou de
Marquait, comme on prononçait alors souvent, fut le gouverneur
de Champagne, choisi par Henri III. Avant l’avènement de ce prince,
il avait été administrateur de ses domaines en Champagne v. On lit en
note: « En juin 1270 il avait, avec Jacques de Doucigniaco (de Douci-
gny) acheté pour lui le château de Bcaufort. »
En 1370 Sézanne était apanagé à la duchesse d’Orléans; le bailli de
Sézanne, Guyart de Bassole, rendit une sentence en faveur du frère
Nicole Bruyant, titulaire de la Commanderie, contre le prévôt au sujet
de droits féodaux aux Rouilly cl à Grenav et sur le parvis de l’hopilal,
sous réserve des droits du Roi et de la haute justice de la duchesse
d’Orléans. On voit par Y Histoire de Chdleau-Therry de l’ahbé Ro¬
quet, t. Ier; p. 338, au sujet de la Prévôté, que par l’édit de mars
1551, le roi Henri II ayant créé les Présidiaux afin d’éviter l’encom¬
brement des recours au Parlement et les frais occasionnés par les
distances, Trefols releva de celui de Château-Thierry et, en 1638, de
celui de Provins. 11 existe même une déclaration du 9 mai 1567 en
forme de règlement pour le ressort de la prévôté de Tréfols dépen¬
dant du baillage de Sézanne; enlin un arrêt du Parlement du 25 mai
1687, validant la saisie de la terre de Montmirail, à l’encontre du
ministre Louvois comme acquéreur des Dames LaTrémouille de Noirs-
moulier, prescrit la publication, notamment en la prévôté de Trefols
les audiences tenant ; nous n’oseFions dire que les audiences de la
prévôté de Trefols se tinssent alors à Doucigny.
La prévôté royale de Sézanne, par suite de l’hérédité de ses titulaires,
était devenue vénale et divisible ainsi. U famille de Mesgrigny qui,
en 1408 en avait acquis quatre douzièmes de Odouard de Lenharrée,
en possédait vers 1642 les six douxiémes. Barthélemy nous la montre
exercée à Sézanne par un tribunal composé d’un prévost président,
d’un juge enquêteur, d’un rapporteur des défauts, d’un procureur et
d’un greffier; elle fut réunie au bailliage par l’édit de novembre 1738.
J’ai sous les yeux un acte de vente du 19 mars 1653, dans lequel
le notaire Chanterel se qualifie notaire royal héréditaire au bailliage
de Sézanne et prévosté de Tréfols.
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48 ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY.
Voyons maintenant en quelles mains passa successivement le domaine
de Doucigny :
Chalelte, dans sa Statistique historique de la Marne , P 2, se borne,
au sujet des châtelains de Doucigny, à cette courte mention : « Celle
seigneurie passa dansles familles d’Ancienville, de Boubers, d’Orglande. »
Sur la famille d’Ancienvillc je trouve ceci : Ancienvillc est un village
dans la vallée de l’Ourcq; la famille des seigneurs de ce nom est connue
dès 1442; ses armoiries sont de gueule à trois mortiers d’or, emmanchés
d’argent; elle posséda les seigneuries d’Ancicnville, Villiers-aux-
Corneilles, Réveillon et Doucigny, un de ses membres devint seigneur
de Réveillon par son mariage avec une fille de Simon de Saint-Benoit;
il fut bailly de Sézanne; Claude d’Ancienville meurt en 1548 grand
prieur de France; quatre ans après, Jacques d’Ancienville, baron
de Réveillon, était échanson ordinaire du roi; en février 1557 on trouve
le contrat de mariage de Claude d’Ancienville, seigneur de Villers,
Doucigny, La Rivière et Magncux, vicomte d’Osmont, bailly de Sézanne;
ce fut de son temps, en 1507, que les Huguenots saccagèrent et brûlèrent
Sézanne et le prieuré de Bellau. En 1592, Claude d’Ancienville rend
foi et hommage à Henri IV pour la terre d’Eslernay, qu’il avait reçue
en dot de Judith Raguier, issue d’une famille de zélés protestants;
le fils qui naquit de ce mariage, Pompé d’Ancienville se ruina par ses
dissipations, la terre d’Esternay passa à la famille du Bellay, celle
de Réveillon à Michel Larcher, enfin nous trouvons Doucigny en
possession de la famille de Boubers, dès 1613.
La famille de Boubers, ancienne et considérable famille de Ponthieu,
était alliée à celle de Saveuse par le mariage de Catherine de Boubers
avec Bon de Saveuse, capitaine général du comté d’Artois pour le duc
de Bourgogne en 1465. Une branche de la famille des Boubers, portant
sur son écu trois berceaux d'argent sur fond d’or, était fixée dans
la Bric; le 2 avril 1556, Louis de Boubers, seigneur de Mardeuil,
avait acheté le fief d’Amilly dans la paroisse de Monlévrain près Lagny.
Le 11 février 1608, sentence du baillage de Sézanne qui émancipe
Nicolas de Boubers, fils mineur de Philippe, écuyer, seigneur de Mon¬
lévrain et de Doucigny et de demoiselle Madeleine d’isque, le dit mineur
seigneur de Rieux en partie. — Le 4 janvier 1613 foi et hommage
de la terre de Rieux au seigneur de Launay-Renaud par Nicolas
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ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY.
de Boubcrs, seigneur de Montévrain, pour lui et ses frères Philippe
cl Jean; de ces trois enfants, Nicolas, seigneur de Montévrain et Rieux,
épousa Françoise de Lenliarrée, fille du seigneur de Tiercelicu et de
Anne de Dampierre; il rendit hommage à Aleps de Beauvcau pour
la terre de Rieux le 4 janvier 1G13, et mourut la même année laissant
un fils dont la mère eut la garde noble dès le 10 juin. Philippe se fit
religieux et Jean, selon Caumartin dans son grand ouvrage sur la
noblesse de Champagne, aurait été l’auteur d’une branche dite les
Boubers de Douciguy. Jean de Bouliers eut de son mariage avec
Madeleine de Condé, fille de Thomas de Condé, seigneur de Crémy,
un fils et une fille; la fille épousa Philippe Lhoste, fils du Seigneur
de la Motte de Récy, le fils, Philippe de Boubers de Doucigny, s’allia
à Marie de Reilliac, fille du seigneur de Corlieux. Caumartin, qui
publiait son ouvrage en 1073, ne poursuit pas au delà la généalogie
de la branche des Boubers de Doucigny, mais Philippe vivait encore
le 23 janvier 1080, car nous le voyons assister ce jour là, en l’église
de Rieux, au baplcme d’un petit neveu, Jean de Boubers; il est dénommé
dans l’acte comme étant seigneur de Doucigny. Jacques de Boubers,
le père de l’enfant, avait épousé Louise de Condc, fille du seigneur
de Jauvillers, il est qualifié dans les actes maître d’hôtel du roi ; on était
alors sous le règne de Louis XIV, il devint, tant par succession que par
cession des parts de ses co-hériliers, possesseur de la totalité de
la terre de Rieux et y mourut en 1083; la famille de Boubers s’y
perpétua jusqu’en 1744, époque à laquelle celte terre passa par le
mariage de Jeanne de Boubers à la famille Lccladier de Bellejoyeusc.
Ainsi qu'à Rieux, la branche des Boubers de la Brie s’était éteinte
à Doucigny, ou du moins y avait été remplacée par d’autres familles,
car j’apprends par le livre des recherches de Silvestre sur la Brie, que
dès 1704, le chevalier de Sommeyevre, gouverneur de Reims, vendait
au marquis d’Ossum, seigneur de Villegngnon, qui fut ambassadeur en
Espagne, entre autres terres celle de Doucigny; le marquis d’Ossum
ne survécut que douze ans à cette acquisition ; lorsqu’on inventoria
en 1788 les nombreux domaines qu’il laissait en mourant, Doucigny
figura dans l’inventaire. Le comte d’Ossum, son fils, marié dès 1700
à Geneviève de Grammont, administra si mal sa fortune que sa fille,
mariée à Joseph Caumont-Laforcc, renonça à sa succession ; les biens
JANVIER-FÉVRIER 1888. 4
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50 ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY.
furent vendus; ce fut sans doute alors ou peu après que la famille
d’Orglande devint propriétaire de Doucigny; elle le conserva jusqu’à
la Révolution de 1830 qui fit perdre la couronne à la branche aînée
des Bourbons. Doucigny fut alors acheté par le célèbre imprimeur
Didot qui le revendit presque aussitôt. Ce domaine appartient aujourd'hui
aux héritiers de M. Couture, trop bons appréciateurs des précieux
souvenirs de nos antiquités nationales pour laisser se consommer
la ruine d’un monument aussi curieux que le fort prévùtal de Doucigny,
dont le grand hôtel, édifice en pierre et bois, en môme temps judiciaire,
militaire et civil, est peut-être sans similaire, au moins dans nos
contrées, où je ne vois d’analogue qu'une très vieille maison de
communauté religieuse, pierre et bois, du meme aspect, au hameau
de Vaucclle, commune de Boissy-le-Repos, fondée par les Dames
de Formouliers.
A quelle époque doit-on faire remonter la ruine de la forteresse
de Doucigny? Si l’on consulte Y Histoire de Troyes et de la Champagne
méridionale, par Bouliot, t. II, page 247 et suivantes, on y voit que
ce fut vers le commencement du x.vc siècle que la guerre des Anglais
et des Bourguignons d’un côté, du Dauphin et des Armagnacs du sang
d’Orléans de l’autre, dite la guerre de cent ans, sévit avec le plus
d'intensité dans la partie méridionale de la Brie champenoise. — En
1414, les Anglais assiégèrent Sézanne, de Pâques à la saint Jean,
s’en rendirent maîtres et de là se portèrent sur Vertus. Peu de temps
après, Sézanne rentra sous l’obéisjance de Charles VII, qui y plaça
comme commandant d’armes un vaillant soldat, Guillaume Marin,
lequel obligé de nourrir sa troupe par réquisition dans un pays
absolument ruiné, commit de tels excès et déprédations qu’il excita
les plaintes les plus vives. Salisbury, gouverneur de Champagne pour
le roi d’Angleterre, assisté du sieur de Chalillon, investit de nouveau
Sézanne le 24 juin 1424; la défense de Guillaume Marin fut héroïque,
mais il fut tué avec deux cents autres combattants ; cette fois, d’après
des documents récemment édités par Orival, les maisons furent mises
à sac et les femmes livrées à la brutalité des vainqueurs; on démolit
les fortifications, elles furent depuis rétablies, car Baugé dans les
Mémoires qu’il publia en 1781, dit que Sézanne a quatre portes et
une fausse porte, que ses murailles sont assez bonnes. Ce fut sans
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ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUCIGNY. St
doute aussi à la même époque de 1424 que disparut son château
dont Baugé ne retrouvait plus que quelques débris abandonnés.
Doucigny aurait-il échappé au malheureux sort de- Sczanne? C’est
peu probable; Salisbury avait grand intérêt à assurer à la domination
anglaise la liberté de communication entre Troyes cl Beauvais, Meaux
et Paris, et en respectant la partie inoHensive de l’habitation du prévôt
il a dû au moins, lui ou ses lieutenants, faire décapiter ses tours,
crever ses murailles < t faire tomber les créneaux. Disons cependant
que l’histoire , ne nous apprend rien de circonstancié relativement
au sort de Doucigny pendant la guerre de Cent-Ans.
Le même silence règne sur Doucigny au xv® siècle, bien que la Brie
orientale ait eu presque autant à souffrir à cette époque qu'aux
siècles qui l’ont précédée, en 1566 cl 1567. Sézannc fut brûlé et
saccagé par les Huguenots; les faits de ce désastre ont cté consignés
dans la table chronologique des Cordeliers de celte ville. M. Y. de Baye
dans sa notice sur Sézannc, empruntant certains développements à
ectte chronique, écrit ceci : « En 1566, sous le règne de Charles IX,
Sézanne fut assiégé par les Huguenots, le prince de Condéct l’amiral
de Coligny s’en rendirent maîtres, brûlèrent les églises, couvents,
abandonnèrent la ville au pillage et mirent le feu partout, tout ce
qu’il y avait d’antiquités dans la ville fut consumé et entièrement
détruit. » En 1567 ils ruinèrent, dans le voisinage de Tréfols, l’abbaye
de Bellau fondée par saint Bernard et Mathieu de Montcnircl dans la
vallée du Grand Marin; Tréfols ne fut pas épargné car, dès 1561, sa
commanderic de Malle fut tellement maltraitée qu’on crut nécessaire
de la réunir à celle de Chevru; le silence de l’histoire sur Doucigny
n’a rien d’étonnanl, d’abord puisque sa forteresse avait dû périr le
siècle précédent, ensuite parce que ce n’était pas un établissement
religieux.
Enfin le Comble d’une désolation qui a laissé un souvenir encore
vivant dans les populations de la Brie orientale, et qui acheva l’anéan-
tissscmenl comme ville de Tréfols, eut lieu lors de la Fronde. Le récit
de celte calamité, lu au congrès archéologique de France tenu à Reims
en 1861 est ainsi reproduit par l’abbé Boilcl, dans son ouvrage inti¬
tulé Beautés de l'histoire de la Champagne, t. II, p. 515. — « Les ducs
de Lorraine et de Wurtemberg envoyèrent des troupes au secours des
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52 ÉTUDE SUR LE FORT PRÉVOTAL DE DOUC1GNY.
seigneurs révoltés, pour se rendre au siège d’Etampes; les Lorrains
traversèrent la ville de Sézanne, la mirent à contribution, pillèrent son
grenier à sel, ravagèrent Esternay, Clialillon-sur-Morin, surtout
T réfols. Les Lorrains indisciplinés, en retournantdans leur pays, renou¬
velèrent leur brigandage; les peuples eurent singulièrement à souffrir
de leur double passage; ils s’établirent de nouveau à Tréfols et y
causèrent mille horreurs, de là ils se portèrent sur beaucoup d’autres
points: Château-Thierry fut saccagé, Fare-en-Tardenois pillé, Cramille
brûlé, Monlmirail seul fut épargné parce que le 29 août 1652, le
général de cavalerie allemande de Wurtemberg donna une sauvegarde
pour préserver cette ville qui était la patrie du cardinal de Retz,
instigateur et chef de la Fronde ; mais comme les Lorrains avaient
établi leur quartier général à Tréfols, ils ruinèrent celle ville de fond
en comble et massacrèrent les habitants, de sorte que, sur une popula¬
tion de 4,000 âmes, il n’en restait que 150 en 1720. » — On compren¬
drait difficilement le choix de Tréfols par les Lorrains comme station
militaire, centre d’opération dans leur retraite et destruction par eux-
mêmes de cette bourgade en pleine décadence, s’ils n’avaient été
déterminés à établir là leur quartier général, parce qu’ils trouvaient
dans les ruines de Roucigny un cantonnement qui leur offrait un refuge
à l’abri des surprises de guerre. Ce qui semble justifier celte hypo¬
thèse est la conservation persistante de. l’hôtel prévôtal au milieu
des ruines.
Ces derniers sinistres avaient lieu alors que Doucigny était en la
possession de la famille de Roubcrs, laquelle, si elle a entretenu l’hôtel
du fief, n’a rien fait pour réparer les tours elles murailles de la
citadelle; elle ne le pouvait sans doute pas, surtout après l’édit de
Richelieu de 1028, qui avait prescrit la destruction des forteresses
épargnées par les guerres des rivalités étrangères, religieuses ou
féodales. L’abandon fut tel que les pierres, tombant une à une, s’accu¬
mulèrent au pied des murs, en se couvrant de ronces, de lierre et de
broussailles. L’hôtel même du fief, délaissé par ses maîtres, ne fut plus
habité que par de petits cultivateurs ou bûcherons, avec leurs animaux,
leurs grains et leurs fourages; le vaste étang, où se réfléchissaient les
têtes des grands arbres de la forêt, fut desséché et les fossés furent
comblés. B°“ CARRA de VAUX.
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DU ROLE ET DE L’AUTHENTICITÉ DE LA HARANGUE HISTORIQUE. 53
DU ROLE ET DE L’AUTHENTICITÉ
DE LA
HARANGUE HISTORIQUE.
Celle année, dans noire séance publique, noire cher et honoré Pré¬
sident1, avec la hauteur de vues et l’autorité de paroles qui le carac¬
térisent, nous entretenait du premier devoir de l’historien, de ce qu’il
appelle justement « la colonne de l’histoire », de la Véracité. 11 nous
montrait ensuite, par de courtes excursions dans l’histoire d’Elisabeth
et dans celle de Marie Stuart, quelles difficultés rcnconlrç la poursuite
de la vérité, quel temps et quelle peine exige parfois la possession d’un
bien si précieux. — C’est pourquoi, à toutes les époques on s’est trop
facilement contenté des preuves de seconde main, souvent même de
documents apocryphes. — Si donc nous doutons de faits relativement
modernes, comment faut-il accueillir les historiens anciens, surtout
quand ils font parler les personnages dont ils racontent l’histoire? En
d’autres termes, quel est le rôle et quel est le degré d’authenticité de
la harangue historique, dans les écrivains, tant anciens que modernes?
1.
L’histoire n’a d’abord été qu’une forme de la poésie : les lorjographes
de la Grèce sont les continuateurs d’Homère, dans un autre genre ; et
c’est avec raison que les Mtises d’Hérodote sont parfois qualifiées de
poèmes. Cela prouve que, primitivement, écrire l’histoire, ce n’était pas
seulement raconter les faits ; c’élail encore les animer, les replacer
dans leur milieu, les reproduire en quelque sorle aux yeux du lecteur,
tels qu’ils ont dû se passer.
(1) M. Wicsener, professeur honoraire de l’Université.
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54
DU ROLE ET DE L’AUTHENTICITÉ
Les éléments essentiels de la vie humaine étant la parole et l’action,
les premiers monuments historiques offrent des dialogues et des
discours, mêlés aux faits qu’ils racontent. Témoin Hérodote, le plus
poétique des historiens grecs, probablement parce qu’il est un des
premiers, et que la postérité a eu raison de surnommer « le père de
l'histoire. » Peintre excellent, nul ne sait mieux donner la vie à un
tableau, mettre en scène des personnages et nous faire entendre leurs
conversations. Ses fréquents dialogues contribuent particulièrement,
en dépit du jugement de Voltaire, à lui donner ce caractère de véra¬
cité que nous demandons, et répandent sur ses récits un air de
naïveté primitive, qui en fait le plus grand charme.
La harangue proprement dite, plus rare que le dialogue chez Héro¬
dote, remplace en général celui-ci dans les écrivains postérieurs. La
raison en est, ce nous semble, que l’éloquence politique, prenant de
jour en jour plus d’importance dans la vie des Grecs, le discours
devient presque une nécessité dans les récits historiques, tels que les
entendait ce peuple éminemment artiste. Puisque l’historien ne devait
pas seulement raconter les faits, mais encore les représenter, les
peindre avec art et vérité, il lui fallut donner au moins le sens exact
des paroles prononcées ; et, comme l’écrivain était lui-même presque
toujours un homme politique, un philosophe ou un guerrier, quand
il n’était pas le tout à la fois; qu’il avait (cela s’est vu) joué un rôle
dans les événements, il a souvent mêlé aux arguments des orateurs
scs opinions et ses réflexions personnelles, que la narration courante
évitait de laisser paraître. C’est dans les discours qu’il montre les effets
et les causes, qu’il initie aux situations respectives. Pour que l’intérêt
soit concentré sur un seul point, et, par suite, plus vif, c’est dans les
paroles d’un seul personnage qu’il réunit et résume l’ensemble des
opinions. Chez Thucydide, c’est Cléon, Nicias, Alcibiade, ou
Périclès ; pour Homère, c’était Agamemnon, Achille, Nestor, Andro-
maque ou Priam. Le poète, ainsi que l’historien, qui en est presque
le continuateur et l’émule, nous font mieux connaître ces différents
personnages par les paroles qu’ils leur prêtent, et qui sont nées des
situations, que si leurs propres paroles eussent été fidèlement repro¬
duites. Où ces héros agissaient de tout leur cœur, mais simplement
et pour la seule réussite de leurs entreprises, l’historien, reprenant
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DE LA HARANGUE HISTORIQUE.
les faits à distance, avec la double intention de les transmettre et de
les peindre, les entoure de toutes les circonstances de temps et de
lieux, les place dans leur véritable jour et leur donne une certaine
couleur locale, qui leur fait gagner en séduction ce qu’ils perdent du
côté de la vérité.
Comme Thucydide, dans ses harangues, caractérisait une situation,
se faisait, pour ainsi dire, l’écho de l’opinion publique, il s’y révèle,
mieux qu'ailleurs, avec ses qualités et ses défauts d'écrivain : il s’y
montre vigoureux jusqu’à la raideur, concis jusqu’à l’obscurité, profond
jusqu’à l’impénétrabilité ; aussi, doit-on voir deux Thucydides dans
Y Histoire de la guerre du Péloponnèse : l’orateur et l’historien ; l’orateur
exact et véridique pour le fond des idées, mais interprète judicieux
et indépendant des effets et de leurs causes, des sentiments et des
opinions ; l’historien sincère, facile et élégant des hauts faits de sa
patrie, auxquels il a pris une si grande part.
Tel nous semble être le rôle des harangues disséminées dans Thu¬
cydide, et ce rôle implique le degré d’authenticité qu’il convient de
leur attribuer.
Si le viuc livre n’en contient presque aucune, ce n’est pas que l’auteur
ait voulu changer de manière ; mais tout autres étaient les conditions
où il se trouvait : les événements se pressant après le désastre de
Sicile, il n’aurait pu, sans manquer de proportions, joindre ses ha¬
rangues habituelles aux faits si multiples et si variés, qui accaparaient
toute son attention, et qui suffisaient pour tenir en haleine l’esprit du
lecteur.
On le voit déjà, l’histoire, comme tout ce que faisaient les Grecs,
constituait une œuvre d’art avant tout, et l’historien songeait d’abord
à ne pas enfreindre les règles d’une composition artistique. Sans
doute, il cherchait à posséder des documents authentiques, à retrouver,
jusqu’à un certain point, les termes mêmes des orateurs qu’il intro¬
duisait, pour les adapter à son récit et les encadrer dans sa narration ;
mais l’original était-il trop long, il le résumait; trop court, il le déve¬
loppait : il allait jusqu’à en altérer le ton, en modifier le sens, à se
substituer, avons-nous dit, à l’orateur, pour que sa composition ne
manquât ni d’unité ni de convenances. Si la vérité en subissait quelque
atteinte, le beau y trouvait son compte, et pour un grec c’était l’important.
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DU ROLE ET DE L'AUTHENTICITÉ
Ainsi, il est bien certain que Périelès, après l’expédition de Méga¬
ride que lui-même avait conduite, prononça l’éloge funèbre des
guerriers, victimes de leur dévouement à la patrie, cl dont il avait pu
admirer le courage et l’intrépidité. Mais est-il admissible qu’il ait, pour
un si petit nombre d’hommes et dans une circonstance si peu impor¬
tante, prononcé un discours d’une pareil longueur, d’une telle éléva¬
tion d’idées; qu’il ait, en un mot, quelque orateur qu’il fût, écrit
un morceau d’une éloquence aussi sublime, des pages si profondes et
si laborieusement étudiées? — J’inclinerais à croire, avec Denvs
d’IIalicarnasse, que les paroles rapportées par Aristote ( Rhétorique ,
liv. i, chap. vit), sont plus près de la vérité historique ; mais Thucy¬
dide, qui n’a rien négligé pour laisser un monument impérissable de
cette lutte d’Athènes contre Lacédémone, a mis sur le compte de
Périelès, le héros de ces premières années de la guerre, dont personne
d’ailleurs ne contestait l'éloquence, un modèle d’oraison funèbre, tel
que l’entendait l’art grec. Si ce morceau vise à la pompe, affecte un
éclat mal proportionné avec le sujet, il ne fait pas disparate avec le
récit historique, puisqu’il contient les réflexions les plus élevées sur
le courage, le patriotisme, la destinée humaine et la morale ; on peut
même dire qu’il termine aiTislemenl l’hisloire de celte campagne. Pour
l’apprécier à sa juste valeur, peut-être convient-il de ne pas perdre
de vue ces paroles de Mme de Staël : « La Grèce, et, dans la Grèce,
« l’Atlique, était un petit pays civilisé au milieu du monde encore
« barbare. Les Grecs étaient peu nombreux, mais l’Univers les regnr-
« dait. Ils réunissaient les avantages des petits Etals et des grands
« théâtres : ce qu’ils disaient entre eux retentissait dans le monde.»
Aussi, cherchaient-ils à le bien dire.
L’oraison funèbre roule sur un fonds d’idées commun, que l’historien
ou l’orateur exploite à son gré et selon le but qu’il se propose. Périelès
a exprimé à sa manière ces idées générales et nécessaires ; Thucydide,
les reprenant ensuite, en a fait la magnifique amplification oratoire
que nous connaissons ; mais le discours est authentique seulement
pour le fond, et non dans la forme. L’auteur, du reste, le donne à
entendre, puisqu’il dit en commençant: nst*),?* ëir/s roiifo, en non rA,
qui impliquerait des paroles textuelles. Nous croyons cependant l’ad¬
jectif Toii5* encore trop loin de la vérité.
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DE LA HARANGUE HISTORIQUE. S7
Les lettres grecques nous ont conservé quatre autres éloges collectifs
de guerriers morts en défendant la pairie : celui du Ménexène de
Platon, celui d’Ilypérides sur Léosthènes et scs compagnons d’armes,
qui perdirent la vie dans la guerre lamiaque, celui de Lysias, et un
autre attribué à Démosthène, sur les Athéniens morts à Chéronéc. De
tous on peut dire à peu près ce que nous venons d'avancer sur le
discours de Périclcs : ce sont de beaux ornements historiques, ce n’est
pas de la véritable histoire, encore moins de l’histoire véritable.
De même chez les Romains, lorsque Cicéron, dans la xiv* Ph Hip¬
pique, fait l’éloge des soldats de la légion de Mars, morts en combat¬
tant contre Antoine, l’orateur a moins en vue d’immortaliser ces
héros par un discours officiel, dont le texte passera de bouche en
bouche et de génération en génération jusqu'à la plus lointaine posté¬
rité, que de développer avec éloquence de nouveaux arguments sur
un fonds commun de vérités contre Antoine, qu’il poursuit de toutes
les manières. C’est là encore une belle page oratoire, mais c’est loin
d’être un discours véridique.
II.
La parole n’est pas donnée à l’homme seulement sous forme de
dialogue ou de discours direct ; on trouve encore ce qu’on est convenu
d'appeler des discours indirects ; c’est-à-dire des pages où l’écrivain
rapporte indirectement les paroles de quelqu’un. — Xénophon, le
continuateur de Thucydide, a particuliérement recours à ce moyen de
faire parler ses héros. Si, comme son devancier, il leur prêle parfois
ses sentiments, il le fait, ce semble, avec plus de discrétion et tient
moins de compte de l’enchaînement des effets et des causes. Ne serait-
ce pas là une raison pour qu’il fût plus près de la vérité? 11 est à
supposer qu’on s’éloigne moins des paroles prononcées, quand on les
rapporte indirectement, sans aucun appareil oratoire, que lorsqu’on
fait, en quelque façon, monter l’orateur à la tribune, que l'on refait
son discours selon les préceptes d’une rhétorique savante, dans un but
déterminé, qui n’est pas toujours celui que se proposait le personnage
en question. Les historiens de la Grèce avaient les coudées franches
pour se mouvoir dans de pareils exercices, et devaient se montrer
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58
DU ROLE ET DE L'AUTHENTICITÉ
d’autant moins scrupuleux sur l’authenticité de leurs discours, que les
rhéteurs exerçaient une profession très estimée et fort importante. On
les voit composer des discours pour les accusés, pour les plaideurs,
pour les généraux, et il fallait avoir la grandeur d’âme de Soerale
pour refuser l’apologie toute faite que lui apporte Lysias. Quoi d’élon-
nant que les historiens aient cédé à l’usage dans une société où l’art
confinait au mensonge, où le plagiai était d’institution publique, où
les déclamations d’école passaient sans peine pour des documents
officiels ? C’est donc avec une certaine défiance que nous lirons les
discours directs, et nous serons moins circonspects à l'égard des
paroles rapportées dans le style indirect.
Cette manière d’écrire l’histoire, que les anciens pratiquaient, a été
encore exagérée par Polybc, qui substitue le mot Pragmatie au titre
Histoire, tant il se propose d’instruire par une attentive analyse des !
faits, de leurs causes et de leurs conséquences ! Celle méthode pragma - j
tique e si bien celle que nons avons reconnue dans l’œuvre de Thucydide,
où l’explication des faits prend place, sous forme de discours, à côté
du récit, et va parfois jusqu’à le dominer.
En ce qui concerne les Grecs, notre conclusion sera : rôle très im¬
portant de la harangue historique, qui devient même une des conditions
nécessaires du genre ; fonds de vérité incontestable, mais grande liberté
prise par l’historien dans la forme, qui varie selon les temps, les per¬
sonnes et les sujets. Derrière l’orateur, c’est souvent l’écrivain qui
s’abrite pour émettre ses opinions personnelles ou ses réflexions sur
les faits qu’il raconte ; on ne doit donc attribuer à ces harangues qu’une
authenticité restreinte, et sur laquelle il est bon de s’entendre.
111.
A Rome, les choses ne se passent guère autrement ; avec cette dif¬
férence que pour les premiers siècles de la République, l’écrivain,
réduit aux minces renseignements fournis par les Actes et les Annales
des Pontifes, doit, s’il veut rapporter des discours, les créer de toutes
pièces sur des données assez vagues ; aussi, là, plus encore que chez
les Grecs, de la personnalité de l’historien dépend le degré de confiance
qu’on doit attribuer aux harangues historiques.
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Si)
DE LA HARANGUE HISTORIQUE.
Caton l’Ancien, qui s’est montré si longtemps l’ennemi des Grecs,
essaya d’appliquer à l’histoire la sévérité de ses principes. — Dans ses
Origines il inséra quelques uns de ses propres discours, entre autres
celui qu’il prononça contre Sergius Galba dans la cause des Lusitaniens
(Tile-Live, lib. 49). Ceux-là sont véritablement authentiques. Quand les
documents officiels venaient à lui manquer, il se dispensait de faire
parler ses personnages, ou résumait leurs opinions. Deux vieux écri¬
vains, dédaigneusement loués par Cicéron dans le De tegibus (L. 2),
Anli pater et Licinius Macer, n’ont pas été aussi consciencieux que
Caton : ils ont, paraît-il, jeté dans leur narration des harangues
composées pour la circonstance. L’imitation grecque reprend définiti¬
vement le dessus avec Lucceius, si apprécié pourtant dans une lettre
de Cicéron, et avec Salluste, qui tous deux joignent la pratique de
l’éloquence à la rédaction des Annales, avec quelle sincérité ? C’est ce
que nous allons rechercher.
Les écrits de Salluste sont la transition entre la vieille littérature
romaine et les lettres du brillant siècle d’Auguste. Cet historien garde
une certaine indépendance, car il a reçu cette mâle éducation des
temps anciens cl il n’a traversé, ni les désordres du second triumvirat,
ni l’âge despotique d’Auguste, qui « pacifia l’éloquence, comme tout
le reste. » D’un autre côté, il éprouve souvent le besoin de déployer
ses grandes qualités d’écrivain et de se substituer à la vériLible élo¬
quence de la Curie ou du Forum. Quand h journal de Rome, nous
apprend M. Egger ( Historiens anciens sous Auguste), lui donnait l'ana¬
lyse des harangues d’un tribun, quand les Actes du sénat lui offraient,
au moins en substance, des plaidoyers facilement recueillis par les
tachygraphes, comme on le voit dans Catilina (44), il recompose ces
discours, en tout ou en partie. Cite-t-il une lettre de Lentulus à Cati¬
lina, il faut qu’il embellisse d’une période à sa façon ce document
quasi officiel. — Ailleurs, dans l’histoire de la Guerre de Jugurlha, il
semble mieux comprendre les devoirs de l’historien : « Comme l'élo-
« quence du tribun Memmius, dit-il au ch. 30, était célèbre et puis-
« santé, j’ai cru devoir transcrire ici une de ses nombreuses
« harangues. » Et il emploie le verbe latin pcrscribere, qui était le
mot consacré pour les actes publics. Ce discours, par exception, serait
donc un extrait, ou même une copie confmme de celui que prononça
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60
DU ROLE ET DE L’AUTHENTICITÉ
Memmius, et qui aurait été conservé dans quelque dépôt national ou
particulier, comme la torre do lombo à Lisbonne, les galeries de
Simancas à Madrid, ou nos Archives. — Quoiqu’il en soit, la lecture
attentive de ce morceau ne laisse subsister aucun doute sur l’action
de l’annaliste : il est peut-être plus authentique que les autres ; mais
il est encore loin d’être textuel.
IV.
Celui qui franchement en revint au libre procédé des Grecs, en
matière de discours historique, est Tito-Live.
Elève des Rhéteurs, il devait, dans la pratique, suivre l’autorité de
leur enseignement. 11 élait trop romain, et, par nature, trop orateur,
pour qu’on pût, quoi qu’il en dise, voir en lui un historien véridique.
Il nous voile, si l’on veut, Fabius Pictor, Pison, Valerius Anlias, Li-
cinius Macer, Claudius Quadrigarius, Alius Tuberon, Rutilius et tous
les autres annalistes, qu’il a lus et consultés; mais il s’est presque
toujours substitué à ses devanciers, notamment dans scs discours, qui
sont trop parfaits pour être vrais.
Quand on éprouve une émotion vive, des sentiments profonds, les
mots, les cris, les larmes vous échappent sans laisser le temps de
ranger les preuves, de choisir les expressions, de rechercher les
images, ni de préparer les effets. Qui donc reconnaîtrait des femmes
éplorées, se jetant éperdues entre les combattants, « au milieu des
traits volant de toutes parts » ? Qui donc n’oublie pas les Sabines, pour
ne penser qu’à Tile-Live, quand on les entend « conjurer leurs pères,
« leurs époux, de ne point verser le sang, sacré pour eux, de leurs
« beaux-pères et de leurs gendres ; de ne point souiller d’un parri-
« eide le fruit de leurs entrailles, ceux-ci leurs fils, ceux-là leurs
» petits-fils? » Ces antithèses nettement marquées, et dans lesquelles
l’auteur se complaît, révèlent tout ce qu’il y a de factice dans celle
mise en scène. Allez au Louvre, comparez le beau tableau de David,
et vous direz sans peine de quel côté est le naturel, de quel côté la
vérité.
De même, si l’on plaide dans une assemblée délibérante, ou si l’on
adresse des paroles émues à une troupe réunie, on se préoccupe uni-
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61
DE LA HARANGUE HISTORIQUE.
qucmcnt de faire valoir ses raisons ; mais compose-l-on son discours
à lète reposée, dans le silence du cabinet, sur une situation imposée
cl d'après des données vagues, alors on devient un artisan de paroles,
on fait du style. C’est ce qui arrive presque toujours à Tile-Livc. Un
dernier exemple va nous le montrer.
Annibal vient de franchir les Alpes ; son armée est réduite à vingt-
six mille hommes, harassés de faliguc et manquant de tout. Scipion,
avant de le combattre, encourage ses soldats et leur promet une vic¬
toire facile sur de pareils adversaires. Les arguments sont puissants,
ils sautent aux yeux, quelques paroles bien senties et énergiquement
exprimées suffisent. Tite-Livc, au contraire, fait prononcer au général
romain un discours direct de quatre pages, avec exorde, exposition,
réfutation, confirmation et péroraison. Toutes les règles de la plus
minutieuse rhétorique ont été scrupuleusement observées. Le style
même ne manque pas de recherche. Qu’on en juge par cette peinture :
« Ce n’est point aujourd'hui la valeur, mais la nécessité, qui fait
« accepter à l’ennemi la bataille ; car le moyen de penser, quand son
« armée, intacte encore, a reculé devant nous, qu’après avoir perdu,
« au passage des Alpes, les deux tiers de sa cavalerie et de son infan-
« terie, il ait trouvé plus de confiance en ses forces ? Mais, direz-vous,
« s’ils sont en petit nombre, leurs âmes et leurs corps sont doués
« d’une énergie qu’aucune force ne saurait vaincre. Voyez-les : ce sont
« des spectres, des ombres : épuisés par la faim, le froid, la saleté la
< plus hideuse, froisses, meurtris au milieu des pierres et des rochers.
« Ajouterai-je qu’ils ont les articulations gelées, les nerfs raidis par
« la neige, les membres paralysés par la glace, que leurs armes sont
«brisées, rompues; leurs chevaux estropiés et boiteux?... » Ces
paroles ne sont-elles pas plutôt d’un rhéteur que d’un général d’armée?
Car on ne peut admettre un instant que ce soit là le discours de
Scipion, si tant est qu’il en ait prononcé un dans cette circonstance.
C’est si bien la harangue d’un rhéteur que les poètes de l’âge suivant,
refaisant ce discours, ou tout autre d’un général à scs soldats dans
une situation analogue, n’ont fait que reprendre celui de Tite-Live,
presque toujours en l’affaiblissant. Comparez, par exemple, Silius
ltalicus, Guerres puniques, chant îv, vers 70 ; Lucain, chant vu, vers
369, quand il fait parler César avant la bataille de Pharsale.
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82
DU KOLE ET DE L’AUTHENTICITÉ
Ainsi donc, M. Taine a raison de voir dans Tite-Livc plulôl un
orateur qu’un historien. Son talent oratoire est si flexible qu’il se plie
à tous les sujets. Tite-Livc plaide pour tous les partis indistinctement,
plébéiens, patriciens, Romains, Samnites, Grecs, Carthaginois, et cela,
sans peine, sans efforts, tant ses idées prennent facilement la forme
d’arguments, tant son style revêt aisément les dehors oratoires ! —
C’est donc avec circonspection qu’il faut le lire, surtout quand il rap¬
porte les paroles de quelqu’un.
César, dans la rédaction hâtive de ses Commentaires , s’oflre à nous
sous un autre point de vue : il donne l’exemple de la plus grande
réserve dans les analyses des nombreux discours qu’il rapporte.
Puisqu’il veut, comme il en avait tant besoin, « se concilier les esprits
par le souvenir de ses services et fasciner les imaginations par le pres¬
tige de sa gloire, » il a intérêt à reproduire presque textuellement les
paroles de ses adversaires, qui lui font en général le plus grand
honneur. Quant aux siennes, elles nous arrivent sans intermédiaire.
Voilà pourquoi les discours indirects fourmillent dans son journal
militaire, pourquoi aussi nous pourrons leur accorder plus de confiance
qu’aux harangues si étudiées et si parfaites de Tite-Live.
V.
Tacite écrit à une époque où une révolution s’opère dans Part his¬
torique des Romains. Certaines vérités, jadis écartées avec soin, com¬
mencent à se faire jour dans les annales de l’Empire ; une sorte
d’impartialité tend à s'établir, en même temps que l’impulsion donnée
aux investigations savantes par Vespasien réduit à néant plusieurs
vieilles traditions. Cette réaction se fait sentir dans la philosophie his¬
torique de Tacite : il est le premier à jeter dans ses récits de ces
courtes pensées incisives, qui impriment comme au fer rouge la honte
au front des tyrans. Cependant, la véracité de ses discours n’y gagne
pas beaucoup. Il n’est peut-clre pas une seule de ses harangues qu’il
n’ait soigneusement ornée de toutes les qualités de son puissant génie.
Si nous voulons, en quelque sorte, loucher du doigt la méthode de
Tacite et juger en connaissance de cause du degré d’authenlicitc de
ses discours, une circonstance heureuse nous le permet.
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63
DK LA HARANGUE HISTORIQUE.
En 1528, on découvrit à Lyon, gravé sur une des tables de bronze
que l’on conserve dans celte ville, le discours prononcé par l’empereur
Claude, en 48 ap. J.-C. pour faire octroyer le droit sénatorial aux
Educns. Ces deux tables ont été publiées et commentées par M. Zcll,
en 1833, dans un programme de l’Université de Fribourg en Brisgau ;
le contenu s’en trouve aussi reproduit au T. vu de la nouvelle série
des mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, avec
les corrections proposées par Burnouf ; enfin, on peut lire ce texte à
la fin du Conciones rhetoricœ de M. Jules Girard. Le discours de Claude
n’est pas complet, mais les desiderata ne sauraient en altérer le sens
ni la valeur littéraire et historique.
Après avoir rappelé, dans un style languissant et filandreux, qu’au-
trefois Rome eut des rois étrangers et qu’elle fut loin de s’en repentir;
que, dégoûtée de la royauté, elle remit le pouvoir aux mains de deux
magistrats annuels, créa un dictateur dans les situations difficiles,
institua les tribuns du peuple cl les tribuns militaires ; que, dans des
temps plus rapprochés, Tibère appela au sénat la llcur des colonies
et des municipes, et que c’est en Gaule particulièrement que furent
faites les meilleures recrues, tant pour les magistratures civiles que
pour les fonctions militaires, il arrive à sa conclusion : le droit pour
la Gaule chevelue d’avoir des représentants au sénat romain.
Chez Tacite, le sujet s’agrandit, et, par la composition même du
discours, Claude se révèle comme un digne élève des rhéteurs :
1° Descendant des Claudius, venu à Rome du pays des Sabins, il est
naturel qu’il prenne la parole dans cette circonstance ; c’est là tout
d’abord un argument tiré de la personne même de l’orateur.. —
2° Rome a reçu dans son sein de nombreux étrangers ; elle les a mémo
élevés aux premières dignités, et s’en est bien trouvée. Des longues
énumérations de Claude rapprochons les phrases nerveuses de Tacite :
c Je ne puis ignorer qu’Albe nous a donné les Jules, Camérie les
« Coruncanius, Tusculum les Porcius, et, sans remonter si haut, que
« l’Elrurie, la Lucanie, l’Italie entière ont fourni des sénateurs. » —
3° Les Gaulois ont été ennemis de Rome ; mais ils ne sont pas les
seuls en ce cas. Voilà l’objection ; et l’orateur ajoute : « De toutes nos
c guerres aucune ne fut plus promptement terminée que celle des
« Gaulois, et rien n’a depuis altéré la paix.» —4° Qu’importe, dit-il pour
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DU ROLE ET DE L’AUTHENTICITÉ
conclure, que ce soit une nouveauté ; ce ne sera pas la première, et
le temps la sanctionnera, comme les autres.
Tel est ce discours, écrit avec la force, la couleur, la concision de
Tacite, « qui abrège tout, parce qu’il voit tout, » nous dit Montes¬
quieu. Si l’on compare maintenant les deux harangues, on en voit
clairement les points communs, et il est facile de faire la part de l’art,
du talent cl de la supériorité de l’historien sur le politique ; mais là
encore, toutes ces qualités ne s’obtiennent qu’au détriment de la vérité
historique.
Nous sommes donc autorisé à conclure que généralement les discours
rapportés par les historiens de l’antiquité roulent sur un fond vrai ;
mais que, dans la forme, ils ne sont que des variations plus ou moins
habiles, où toutes les ressources d'une rhétorique savante sont mises
en œuvre. Habitués que nous sommes à suivre une règle plus sévère,
nous cherchons avec une curiosité peut-être un peu maligne des
erreurs et des invraisemblances, et nous constatons avec peine, jusque
dans la finesse de la composition, des souvenirs de l’école et des
traces de l’esprit sophistique.
VI.
Tout naturellement, dans les temps modernes, le goût des harangues
historiques a été s’affaiblissant. Quelque sensible qu’on puisse cire
aux bcauléà des discours des historiens anciens, on s’est trop habitué
à subordonner dans l’histoire la question d’art à celle do l'exactitude,
pour songer à y faire entrer des hors-d’œuvre oratoires, comme on
met des épisodes dans un poëme.
Chez les nations qui se sont formées au moyen-âge, l’histoire a
commencé par les chroniques, sorte d'annales selon l’ordre des temps.
Nées du besoin de conserver, dans un cercle restreint, le souvenir des
faits dignes de mémoire, elles ont, à l’exception de YHistoria Fran-
corum de Grégoire de Tours, notre Hérodote, été rédigées par des
hommes qui n’avaient ni les loisirs, ni la largeur d’idées que sup¬
posent des compositions philosophiques et savantes : elles sont comme
l’enfance et l’apprentissage de l’art historique, et les personnages
qu’elles produisent ne sauraient mériter toute notre confiance.
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65
DE LA HARANGUE HISTORIQUE.
Pour la France, l’idéal du genre semble être la chronique de Saint
Denis. Malheureusement, celle vaste composition reprend notre his¬
toire de trop haut, se jette dans la fantaisie, et, si elle contient nombre
de textes originaux, provenant du trésor de la célèbre abbaye, elle les
a trop souvent entremêlés de compilations et de rhapsodies, dénuées
de tout caractère authentique. Villehardoin, malgré son titre, est le
dernier des chroniqueurs français ; tandis que Froi&sart, en dépit du
sien, est le premier de nos historiens : ses héros vivent, parlent et
agissent dans tous ses récits. Cependant, il a bien de la peine à se
dégager de l’imitation des anciens. En Angleterre, tout en laissant de
côté la chronique apocryphe d’Ingulphus, on a celles des Guillaume
de Poitiers et de Florence de Worcester; mais, pour être souvent vé¬
ridiques, elles exigent encore un sérieux contrôle. En Italie, le chro¬
niqueur Malaspini, et surtout les trois Villani balbutient, pour ainsi
dire, des récits enfantins, dans lesquels la prose italienne s’essaie pour
les grandes compositions du xvi” siècle. En Espagne, les chroniques
sont chevaleresques, comme l’esprit de la nation ; il convient donc d’y
faire la part d’une imagination trop ardente. Le Portugal, parvenu
plus tard au rang de nation, nous offre tout de suite des chroniques
dignes d’intérêt et de confiance. Fernan Lopes, Ruy de Pina et Azurara
se recommandent par des peintures vraies, d’agréables descriptions
et une fidèle représentation de la société du temps. Les personnages y
tiennent un langage qui, vu la proximité des faits et les moyens d’in¬
formation, doit être très près de la vérité.
L’Histoire ne date réellement que du xvtc siècle. Tandis que Paul
Jove, Guichardin et Machiavel se montrent, en Italie, les maîtres de
la savante imitation de l’antiquité, avec un degré plus élevé d'authen¬
ticité pour les harangues qu’ils insèrent dans leurs compositions,
l’Espagne se fait remarquer par les travaux historiques de Herera,
l’historiographe sérieux des Indes et de la Castille, par les traités po¬
litiques de Mariana, qui, selon Tiknor, « donne un air de sincérité à
ses récits par sa foi complaisante aux vieilles chroniques. »
De son côté, le Portugal s’affirme mieux encore, dans cet âge d’or
de sa littérature. Pour ne parler ni de Duarte Galvan, ni de Lopes de
Caslanheda, de Diogo do Conlo, d’Osorio, de Magalhaès et de Garcia
de Resende, nous mentionnerons seulement les décades de Jean de
JANVIER-FÉVRIER 1888. 5
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66
DU ROLE ET DE L’AUTHENTICITÉ
Barros, l'imitateur de Tile-Live, avec celle différence que, placé aux
sources mêmes de l’histoire qu’il raconte, il a pu puiser largement
dans les documents officiels. Cependant l’influence de l’antiquité est si
forte qu’il vise à l’éloquence, comme son modèle, et qu’il ne craint
pas de faire parler longuement scs personnages. Voyez plutôt le
discours que Vasco de Gama prononce devant le Samorin de Calicut.
Ces interminables harangues, quoique moins apocryphes que celles
des historiens de Rome et d’Athcnes, nous choquent encore, parce que,
déjà au temps de Barros, l’historien se dégage de rhisloriographe; il
n'inscrit pas seulement les faits dans leur ordre chronologique, il les
éclaire l’un par l’autre, il les juge et les apprécie en son nom, sans
avoir besoin, comme autrefois, de mettre ses propres réflexions dans
la bouche de telle ou telle personne. De là souvent un double emploi
dans les harangues des historiens modernes. Ce reproche, on peut
encore le faire à la Vie de Jean de Castro, écrite au xvne siècle par
lacinlho Freire de Andrade. Bien que sa narration soit émaillée de
traits, que notre Corneille a popularisés parmi nous, qu’elle révèle
beaucoup de jugement et un grand esprit d’observation, il a répandu
dans son récit des discours soit directs, soit indirects, qui rappellent
trop ceux de Thucydide, de César, de Tile-Live et de Salluste, sans
avoir pour eux l’excuse des modèles grecs et latins.
C’est ce qui s’est produit, aussi en France, à la même époque;
car on ne peut s’empêcher de comparer au langage de Tullus Ilostilius
dans Tite-Livc les solennelles paroles des nobles de Childéric dans
Mézeray [Hist. de France, T. i, ch. 21 et 22). Bossuet, simplement
orateur dans son Discours sur l’histoire universelle, n’est historien que
dans les Variations ; Voltaire, biographe dans Charles XII et panégy¬
riste dans le Siècle de Louis XIV, fait pressenlir l’historien seulement
dans Y Essai sur les mœurs ; car, si dans cet ouvrage il est plus véri¬
dique, il y laisse souvent percer une révoltante partialité dans ses
jugements : c’est un moine laïque, qui prêche pour son couvent.
Pour la sincérité rigoureuse et le renoncement à la composition
artificielle, l’Angleterre a devancé la France. Au xvme siècle, nous y
trouvons Robertson, chez qui, à défaut de patientes recherches, on
doit louer l’impartialité, l’animation et une chaleureuse éloquence;
Hume, bibliothécaire de l’ordre des avocats, qui dut profiler de ses
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DE LA HARANGUE HISTORIQUE. Û7
ressources bibliographiques pour donner plus de vérité à ses récits ;
Gibbon, qui tâcha de compenser, à forced’imaginalion, d’élégance et
de profondeur ce que l’ancienneté de son sujet et l’absence de docu¬
ments devaient lui faire perdre en crédit.
L’Histoire ne s’est épanouie dans toute sa sincérité, sa grandeur et
sa noblesse qu’avec le xixc siècle. Alors seulement elle remplit tontes
les conditions du genre. L’historien fait-il parler un héros, c’est d’après
les pièces diplomatiques ou les colonnes du Moniteur ; raconte-t-il les
événements, même anciens, il a maintenant à sa disposition tous les
accessoires : archéologie, paléographie, numismatique, géographie,
ethnologie, linguistique, qui lui permettent de rendre au passé la vie,
la couleur et le mouvement ; juge-t-il les faits, c’est avec la science
multiple d’un homme d’Élat, d’un stralégiste, d’un érudit et d’un phi¬
losophe. Alors, il s’appelle, en Angleterre, Hallam, Macaulay, Carlyle
et Froude ; en Allemagne, Droysen, Gcrvinus, Ranke, Mommsen ; en
France, Thierry, Guizot, de Baranle, Michaud, Poujoulat, Michelet,
Thiers, Mignot, Henri Martin ; et les faits accomplis, ainsi que les
paroles prononcées, parviennent au lecteur dans toute leur vie et avec
toute leur réalité.
A. LOISEAU.
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ARTICLES D’HISTOIRE.
ARTICLES D'HISTOIRE
Publiés dans les Revues françaises.
En rendant compte à la Société des Eludes historiques des Articles
d'histoii'e publiés dans les Revues , nous pensons montrer le mouvement
de cette science dans sa manifestation la plus apparente. Ce sont les
Revues, en effet, qui donnent au public l’idée la plus présente de l’état
général de la science. Les livres, qui se lisent plus à loisir, et les travaux
particuliers d érudition publiés dans des journaux ou des fascicules
s’adressant à un nombre restreint de lecteurs, répondent à d’autres
besoins de l’esprit. Un livre n’est souvent que la philosophie d’un penseur
isolé, sans action sur la marche actuelle de la science, et les recherches
érudites, les monographies, sont les atomes inaperçus d’une œuvre
immense, mais impossible à présenter dans son ensemble, et dont les
résultats ne se rendent appréciables qu’après plusieurs années. Ce sont
ces résultats immédiats que donnent les articles de Revue. Aussi ne
s’agit-il ici que des Revues de lecture, et dans ces revues, des articles qui
n’ont point un objet trop inaccessible aux lettrés non spécialistes. Aussi
ne pourrions-nous, sans sortir du cadre et sans être infidèles à l’esprit
qui nous a fait entreprendre ce travail, y comprendre tout ce qui se
publie touchant la science historique, môme dans ces revues dont l’éru¬
dition n’est pas l’objet propre. Si, parfois, nous avons noté, au cours de
ces observations, des recherches érudites spéciales, c’est qu’elles se rap¬
portaient, par quelque point, à une préoccupation du moment, ou à un
problème d’histoire partout débattu ; si nous avons signalé des articles
destinés ensuite à former un volume, c’est qu’ils répondaient à une
question nettement et souvent posée dans les polémiques contempo¬
raines. Mais autrement, nous ne mettons à contribution, pour les comptes
rendus, ni les grands ouvrages d’histoire ou de philosophie de l’histoire, ni
les revues d’anthropologie, d’archéologie, de numismatique, ni même
celles qui ont un objet historique déterminé. Le travailleur curieux de
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ARTICLES D’HISTOIRE.
69
cet objet saura bien où trouver les éléments de ces études dans le recueil
approprié. Ainsi la Revue d'histoire des religions , le Bulletin d'histoire ec¬
clésiastique , la Controverse et le Contemporain, la Revue des Etudes juives ,
la Revue d'histoire de la Révolution , offrent à leur public des travaux dont
il nous serait inutile de donner l'indication. 11 en est de môme du recueil
de l'Académie des Inscriptions dont l’érudition est l’unique objet.
Au contraire, nous relevons parfois un travail historique dans la Revue
de l0 Académie des Sciences mojmles parce qu’il y est placé pour des
côtés philosophiques ou politiques plus directement appréciables à
la majorité des lecteurs instruits. De môme, nous suivons les articles
publiés dans le Journal des Savants, parce que la forme oratoire dont ils
sont revêtus indique que l’auteur n’a pas renoncé à appeler l’attention
générale, et a tendu surtout à vulgariser. Cependant, nous n’en faisons
qu’une mention sommaire, parce que ce sont le plus souvent des articles
faits sur des livres et qu'il y a peu d'intérêt à relever des opinions sur
des opinions ; il suffit d’indiquer l'objet dont la préoccupation a saisi
les savants. De môme, dans les revues d’une circulation plus rapide,
donnons-nous moins de place aux travaux qui ne sont pas d’origine.
Il suit de là que la base et le corps de notre travail ce sont les articles
de première main écrits sur un sujet d’histoire assez général et qui,
traitant la question en elle-même, ne paraissent pas destinés à être
réunis en volume. On relève d’abord les travaux qui ont pour objet
d’éclaircir un point contesté, de mettre en lumière un personnage ou
un grand fait; puis, la suite des grands mouvements de sociétés ou
de l’esprit humain dans les assemblées ; enfin l’évolution générale de
l’humanité.
D’après ces principes, nous devrions écarter de la présente revue des
articles, fort intéressants d’ailleurs, mais qui sont des parties de livres,
la plupart en cours de publication. Nous ne résistons pas cependant au
plaisir de les mentionner, parce qu’ils répondent à des préoccupations
du public. Ainsi l'Empire et V Eglise sous Gallien , par M. Paul Allard,
(Revue des Questions historiques, janvier), est un fragment qui fait suite
à son histoire des persécutions aux deux premiers siècles. Tableau qui
paraît fidèle, appuyé sur des recherches consciencieuses. Mais ce n’est
pas encore là que la plus étrange époque de l'humanité, le 111e siècle de
notre ère, trouve sa représentation.
M. Lavisse continue dans la Revue des Deux-Mondes, 15 avril, les Etudes
sur l'Histoire d' Allemagne. C’est un travail considérable ; il s’agit cette
fois de la Conquête de la Germanie par l’Eglise romaine , qui est l’œuvre de
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70
ARTICLES D’HISTOIRE.
Saint Boniface. On y retrouve les qualités de pénétration à la fois élevée
et subtile qui avaient signalé Y Histoire de l'Eglise sous les Mérovingiens.
La comparaison de Saint Boniface et de Luther nous paraît manquer de
justesse.
M. le duc de Broglie poursuit dans la Revue des Deux-Mondes , 15 avril,
ses études diplomatiques sur Frédéric II et Marie Thérèse. Sans parler
de la compétence de l’auteur et de l’éclat, de son talent, il faut recon¬
naître que les jugements en sont dans le sens de l’opinion publique
actuelle: mais le dix-huitième siècle, qui en fut témoin, en avait jugé
tout autrement.
Les éléments de diplomatique pontificale au moyen-âge que publie
M. de Mas Latrie dan£ la Revue des Questions historiques, ior avril, sont
également la suite d’un grand ouvrage fort utile aux érudits. Dans la
môme Revue, môme date, Rome, le Directoire et Bonaparte , par M. Lu¬
dovic Sciout, appartient à la série d’études que le môme historien a
entreprises sur les rapports de la Cour de Rome avec le Directoire : ou¬
vrage utile, plein de faits et de textes, mais non sans déclamation.
M. Taine pense-t-il aussi s’être affranchi des préjugés de son temps
dans ses brillants articles sur Napoléon Bonaparte ? Ce sont des parties
du v° volume en préparation des Origines contempoi'aines. 11 semble que,
malgré un appel fréquent aux souvenirs des contemporains de Bona¬
parte, la critique du xixc siècle ne soit pas encore détachée de la vision
du colosse de bronze créée par Béranger, Victor Hugo, Quinet et Thiers.
Il le construit trop, et il le grandit outre mesure, quelque mal qu’il en
pense ; il nous semble que Michelet, malgré la partialité de sa haine,
avait donné une note plus juste. C’est que Michelet avait la tradition de
l’histoire qu’il écrivait. Né en 1798, il avait entendu son père, son grand
père, apprécier l’homme et ses actes. Quand les événements ne sont
pas encore si loin, il est plus sûr de se rappeler les discours de ceux
qui ont connu, que de faire des fouilles.
M. le baron du Casse a terminé, dans la Revue historique, mai-juin
1887, la série de ses articles sur la correspondance de Napoléon ior et ses
lacunes. Les lacunes feraient déjà l’intérôt ; celles que l’auteur comble
y ajoutent. Le livre, s’il est réuni, sera consulté avec fruit.
C’est également un fragment d’un grand ouvrage que la Question
d'Orient en 1839-1841, par M. Thureau Dangin. C’est la continuation de
son Histoire de la Monarchie de Juillet. L’ouvrage paraît destiné à durer^
comme bien documenté. Il n’y faut pas chercher la description des
mœurs, ni lu vie des personnages, ni le tableau de l’esprit humain. C’est
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ARTICLES D’HISTOIRE.
71
une excellente histoire politique. L’intérêt documentaire se retrouvera
également dans les Mémoires d'un royaliste de M. de Falloux et en fera
le principal mérite, car il ne s’agit môme plus ici de la coordination des
événements d’une époque.
La Revue des Deux-Mondes a publié en plusieurs articles les Commen¬
cements (Tune Conquête par M. Camille Roussel ; il s’agit de l’Algérie, on
n’est pas trop déçu de ce qu’on attendait de l’auteur de V Histoire de
Louvois .
Il n’est pas sûr, du moins pour nous, que le travail de M. AJbcrt
Babeau, dans la Revue historique, mai-juin 1887, un magistrat de province
sous Louis XIV, Guillaume de Chevandon, de Troyes, 1647-1727, fasse
partie d’un de ses livres savants où il restitue la vie privée de l’Ancien
Régime ; le sujet s’y rattache cependant.
Ce sont des Comptes rendus, d’après des livres, que les articles qui
suivent, insérés dans le Journal des Savants. Il faut se borner à les énu¬
mérer, afin de donner une idée des questions traitées. Les érudits
pourront recourir aux livres mômes :
Tels sont les articles de MM. G. Perrot : les Statues de Diane à Délos.
Découvertes de M. Homolle, A Maury. La tactique au xn i° siècle, d'après
Delpech, Gaston Paris. La vie des mots étudiés dans leur signification ,
d’après M. J. Darmestctcr. E Renan: \J inscription de Mésa , d’après les
Allemands et M. Clermont-Gaaneau ; Dareste : Coutumes contemporaines
et lois primitives, d’après M. Koveleski ; H. Weis : les Cavaliers athéniens
d’après M. Albert Martin.
La Revue Politique et Littéraire , qui tient à s’appeler Bleue , publie un
article de M. A. Rambaud sur un ouvrage anglais: Courte histoire de
Napoléon 1er par M. Seeley, professeur de Cambridge, traduit par M. Baille.
L’article donne les conclusions du livre. C’est ce que nous avons lu de
plus raisonnable sur la matière. Il n’indique pas assez explicitement que
Napoléon n’était ni plus violent ni plus perfide que beaucoup de ses con¬
temporains môlés aux affaires, (il n’avait pas de plan, suivait les événe¬
ments), mais il fait voir que tout autre général aurait à sa place effectué
la conciliation que tout le monde demandait entre l’Ancien Régime et la
Révolution, entre la France et l’Europe ; et un général de race française,
y apportant moins d’imagination et de fougue, serait allé moins loin et
eût évité la catastrophe.
Ramenés en présence des articles de première main, et lisibles,
publiés dans les revues, nous trouvons surtout des travaux spéciaux
que nous appelons d’érudition, non parce que les recherches ont pu
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ARTICLES D’HISTOIRE.
être difficiles, mais parce qu’il s’agit de faits ou de personnages, et non
de lois ou de l’évolution de l’humanité. Auguste Comte ne se lassait
pas de dire que ce qui distingue la science de la simple érudition, ce
sont les idées générales, et Proudhon distinguait l’histoire proprement
dite ou historiologie, de l’historiographie, ou récit des événements ;
c’est à de l’historiographie, et non à de l’histoire que nous avons affaire.
•
Analyse des Questions historiques , par M. A. Fustel de Coulanges. —
Revue des Questions historiques, 1er janvier 1887.
Le savant historien de l’Etablissement des Barbares signale un défaut
de l’érudition actuelle qui est l’abus du rapprochement, ce qui fait qu’on
extrait d’un texte des indications sur un état social que l’analogie paraît
justifier, sans que cependant les faits y concordent, parce qu’on oublie
des lois établies. Ainsi d’un récit de Grégoire de Tours on induit tel et
tel trait de mœurs franques, parce que les noms sont germaniques, ou
tel et tel trait des mœurs gallo-romaines, parce que les noms sont
latins. Mais, dit M. Fustel de Coulanges, c’est une idée fausse de déter¬
miner la race d’un homme, même à cette époque, par son nom ; les
hommes prenaient les noms qu’ils voulaient. Franc est le titre de
l’homme constitué en dignité ; Romain est l’homme de situation
moyenne ou inférieure. 11 y aurait à dire. Mais nous avouons notre
satisfaction de voir se relever, avec les ressources de l’érudition moderne,
l’école de l’Abbé du Bos, si injustement mise dans l’ombre par Montes¬
quieu et Augustin Thierry. Chose inattendue, nous trouverions dans l’un
des teutomanes les plus déterminés, M. de Gobineau, bien des faits à
l’appui de la thèse de l’abbé du Bos.
Le Saint-Siège et la conquête de Y Angleterre par les Normands , par
M. l’Abbé Delarc. — Revue des Questions historiques, 1er avril 1887.
C’est une apologie de l’appui donné par le pape à Guillaume le
Conquérant. Il parait qu’il s’agissait de régénérer l’Eglise saxonne.
Quand on apporta à Saint-Simon le livre de son secrétaire, Augustin
Thierry, il en fit grand éloge, mais regretta que l’auteur n’eût pas
compris que les Normands apportaient la civilisation.
La hanse anglaise, par M. Ch. Gross. — Revue historique, mars-avril.
Il distingue la guilde et la hanse. La guilde est le privilège exclusif
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ARTICLES D’HISTOIRE.
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du commerce. La hanse est : soit la concession générale de la guilde
marchande, soit le privilège d’imposer le tribut sur les marchandises.
Il n’y a pas de guilde à Londres, mais une hanse, c’est-à-dire pas de
compagnie de marchands mais une commune, une politique de com¬
merce. Londres a sa hanse avant les républiques d’Allemagne.
Correspondance inédite entre Marie d'Agreda et Philippe //, par
M. de Chevigny. — Le Correspondant, 10 février 1887.
Il n’y a rien à objecter à ces documents, mais peu de chose à en tirer.
Etude critique sur les Economies royales . — Gabrielle d’Estrées et
Sully, par M. Descloseaux. — Revue historique, mars-avril.
Sully fut grand ministre, personne ne le nie ; il paraît qu’il fut aussi
ingrat, vindicatif, calomniateur et faussaire, à supposer des lettres contre
ses ennemis. Et de plus, cela est-il prouvé ? Hélas! oui !
Les prétentions de Philippe V à la couronne de France , par M. Alfred
Baudrillart. — Revue des Questions historiques, 1er janvier.
Documents inédits. Mais la question de droit paraît vidée.
La margrave de Bayreulh, par M. Arvède Barine. — Revue des
Deux-Mondes, 15 février 1887.
C’est l’aimable sœur de Frédéric II. On a toujours plaisir à revoir
cette famille, et Catt, et Voltaire, et tous.
Le Procès de Lally Tollendal} par M. Ilamont. — Revue des Deux-
Mondes, 15 février 1887.
Incapable et violent, ni lâche ni traître, nous le savions.
Les idées politiques de Herder , par M. Léon Bruiil. — Revue des
Deux-Mondes, 15 avril 1887.
Histoire intéressante du premier romantisme. Caractère difficile et
raisonneur vague, Herder est peu intéressant ; ses livres sont vides ;
roais qu’il peint bien l’Allemagne chrétienne, biblique, et qui commence
^ se ressouvenir de ses origines barbares! Quel chaos, mais si naturel 1
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ARTICLES D’HISTOIRE.
Elude sur la révolution à Lyon , Châlier , par M. Maurice Wahl. —
Revue historique, mai-juin 1887.
Documentaire et apologétique.
Les derniers moments de Lavoisier , par M. Grimaux. — Revue des
Deux-Mondes, 15 février 1887.
Autre victime. Contrairement à ce qu’on a essayé d’établir, il y a
quelques années, c’est la ferme qui était créancière de l’Etat. L’accusa¬
tion de malversation contre Lavoisier, comme fermier général, était donc
injuste.
Le Pape prisonnier à Savone , 1809 , par M. Mayol de Luppé. —
Correspondant, 10 février 1887.
Autre persécution.
Le roi Ernest Auguste de Hanovre , le révérend Allix Wickinson, par
Arvéde Barine. — Nouvelle Revue, 1er avril 1887.
Autre intérieur de famille royale.
Le Grand Temple du Puy-de-Dôme, le Mercure Gaulois , et V Histoire
des Arvernes, par M. Paul Monceaux. — Revue historique,
novembre-décembre 1887.
Savante étude qui dégage de la mythologie gréco-romaine le vrai
Mercure gaulois, dieu de la médecine et de la guerre ; tel est son élat
primitif; associé à Rosmerta, déesse de la fécondité terrestre et aux
déesses Mairæ , sorte de nymphes dispensatrices des sorts. La guérison
des maladies, la surveillance des villes d’eaux, l’intendance des récoltes,
la destruction des monstres, le goût des victimes humaines sont ses
attributs. Son cortège d’animaux, le bélier, le coq, la tortue et souvent
le serpent, enroulé autour de la tôte de bélier, ne se rencontrent qu’en
pays celtique. Plus tard, ce dieu des combats, toujours en voyage,
devient le dieu des transactions, du commerce, aussi est-il figuré avec une
bourse. Cela est également indigène. Plus tard enfin, il est confondu
avec le Mercure psychopompe des Hclléno-Latins, et c’est dans cet élat
tertiaire qu’il était révéré en Gaule sous les Romains. Le temple de
Mercure Arvcrne a été élevé au 1er siècle de l’Empire, entre le temps
d’Auguste et celui de Néron. 11 était le centre d’une ville d’eaux. Sur
ses ruines s’est élevée la chapelle de Saint Barnabé ; autour se tenait
le sabbat, reste des rites de l’ancien dieu, et s’accomplissait tous les ans
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ARTICLES D’HISTOIRE.
73
le pèlerinage do la Saint Jean ; car Mercure est une divinité primitive¬
ment solaire, comme l’Apollon médecin des Hellènes. Le pays environ¬
nant s’appelle duché de Mercœur et ce nom se retrouve autour des
lieux consacrés à Mercure. La suite des religions est visiblement inin¬
terrompue.
U Ancien Monde et le Christianisme , par M. Paul Allard. — Revue
des Questions historiques, juillet 1887.
Cet article résume les idées d’un ouvrage de M. de Pressensé, qui
porte le même titre, et fera le 1er volume d’un livre intitulé : Les trois
premiers siècles de V Eglise chrétienne . Il y est expliqué que l’histoire est
la lutte du bien et du mal ; que le paganisme c’était le mal, que le
christianisme c’est le bien ; que la philosophie grecque était vide, à
part Platon. C’est un défilé d’idées tellement générales qu’elles en sont
vagues, et c’est par abus qu’on appelle du nom d’histoire des morceaux
d’éloquence qui n’ont d’autre objet que de discuter du mérite de
quelques philosophies ou religions.
Saint Ephrem et ses œuvres inédites, par M. Tabbé Martin. — Revue
des Questions historiques, 1er décembre 1887.
Ces œuvres inédites ont été retrouvées à Paris, à Rome, et surtout à
Londres, par Mgr Thomas Joseph Lancy, qui les a publiées à Malines,
en deux volumes latins, l’année dernière. L’article n'est qu’une analyse
du livre. 11 est écrit au point de vue apologétique. Au point de vue
historique, on a toujours plaisir à retrouver Saint Ephrem, qui, en
adaptant les hymmes de Gnostiquc Bardesanc, donna tout à coup au
culte chrétien un puissant moyen de propagation.
Les mœurs judiciaires au vm* siècle d'après la Parænesis ad judices
de Théodulf , par M. G. Monod. — Revue historique, septembre-
octobre 1887.
Des citations bien choisies, des réflexions justes, donnent une idée
complète et saisissante de l’état des lois et des mœurs au début de la
2° race des rois francs. C’est une époque violente et ignorante ; ce
n’est pas une époque répugnante. La naïveté y est à son comble ; la
platitude n’est nulle part. Il est touchant de voir le moine juriste
Théodulfe recommander la mansuétude aux juges, au nom des idées
chrétiennes. Nous traversons, dans les revues historiques, assez d’époques
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ARTICLES D’HISTOIRE.
compliquées, sans principes, quoique à prétentions morales, par exemple
la ûn du moyen-âge, le xvn° siècle, pour trouver comme un repos
dans la peinture des siècles de fer.
Une campagne de Jean de Luxembourg, roi de Bohême , par M. le
comte de Puymaigre. — Revue des Questions historiques, juillet
1887.
Le roi de Bohême est ce prince aveugle qui périt à la bataille de
Crécy, dans les rangs français où il avait attaché son cheval à ceux de
ses compagnons. L’auteur de cet article a cru nécessaire de sauver de
l’oubli la guerre que Jean de Luxembourg avait faite dans sa jeunesse
avec les chevaliers Ton toniques contre les Lithuaniens. Le personnage
lui-même n’a rien qui le recommande particulièrement. Le médecin
français qui le soignait à Breslau de sa cécité commençante lui ayant
fait perdre l’œil droit, il le fit jeter à l’eau dans un sac. Quand à ses
talents politiques, les contemporains ont cru donner une idée suffisante
de sa manière, en disant que ses Etats n’allaient pas mal quand il n’y
était pas. En effet il fut presque toujours absent et vécut volontiers à
Paris. Sa campagne de Lithuanie est l’un des épisodes d’une lutte
séculaire où ce qu’on appelle la civilisation du moyen-âge triompha
d’un génie national qu’on eût mieux fait de respecter; l’issue n’en
fut d’ailleurs ni décidée ni modifiée par les exploits d’un tel agité.
Le duc Louis d'Orléans , frère du roi Charles VII , ses débuts dans la
politique , par M. le comte Albert de Circourt. — Revue des
Questions historiques, juillet 1887.
Cet article, fort bien fait, descend dans des détails peu connus de
l’histoire de ces temps troublés: La rivalité des Armagnacs et des
Bourguignons. Comme tous les historiens, l’auteur suit le parti des
Armagnacs, qui n’était pas, croyons-nous, le parti des hommes éclairés
du temps.
Une très ancienne Histoire de France , le manuscrit 5949 , A, delà
Bibliothèque nationale , par M. Achille Duciiàire. — Revue
historique, juillet-août 1887.
Ce manuscrit, intitulé Gesta regni francorum , est une chronique des
événements arrivés de 1057 à 1270. Rédigé au xiv* siècle, il ne parait
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ARTICLES D’HISTOIRE.
77
être qu’une copie ou paraphrase, avec interpolations, des grandes
chroniques de Saint Denis, et ne présente d’autre intérêt que ces
interpolations mêmes qui peuvent ajouter, sur certains points, de faibles
lumières au récit déjà connu.
Le Servage en Pologne au xve siècle, par M. René de Maulde. — Revue
historique, juillet-août 1887.
Textes intéressants sur l’état des personnes. On ne sait lequel on doit le
plus admirer, dans ces époques et peut-être dans toutes, de la subtilité
des lois ou de la naïveté des mœurs, du soin avec lequel on fixe à l’avance
et en théorie les actions humaines, abandonnées dans la pratique au
caprice le plus inconscient. Comment se fait-il qu’un législateur, un
administrateur, un juge, se donnent tant de mal pour régir des po¬
pulations qui s’en donnent si peu pour se conduire, qu’un historien,
un romancier, un dramatique, saisissent avec tant de délicatesse des
moments de la vie qui ont été gouvernés par tant de violence, et
cherchent à donner une image éternelle de ces instants fugitifs? Je ne
vois pas que les historiens tiennent compte de cet écart entre le signe
et le fait, entre la loi et les mœurs, qui est pourtant un des facteurs de
la vie humaine, et peut-être le plus grand obstacle à la connaissance de
la vérité historique.
Un chapitre de l'histoire diplomatique du xve siècle. — L'entreprise de
Charles VII sur Gènes et sur Asti, par M. G. Dufresne de Beaucourt.
— Revue des questions historiques, 1er octobre 1887.
L’étrange idée du roi de France de se faire élire seigneur de Gênes, et
l’idée impolilique de soutenir les droits du duc d’Orléans à la succession
de son grand-père Yisconti, sont des épisodes entre cent qui contredisent
fort la fameuse sagesse que les Français, au grand étonnement des his¬
toriens étrangers, ont accoutumé d’attribuer à leurs rois. Ces deux ten¬
tatives ne réussissent guère. Fregoso, qui devait proclamer Charles YII
duc de Gênes, s’empara de la ville sur les gibelins avec l’aide des
Français. Une fois entré, il garda la place, procédé peu loyal, mais qui
était à prévoir. Pour Asti, les forces de Milan, de Venise et de Flo¬
rence coalisées taillèrent en pièces les trois mille aventuriers français
qui soutenaient les droits du duc d’Orléans. N’était qu’il s’agit d’hommes
et que ces massacres n’ont rien de plaisant, on aime à voir échouer la
présomption.
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ARTICLES D’HISTOIRE.
Le mariage d'un Tsar au Vatican , Ivane III et Zoé Paléologue , par
le R. P. Pierling S. J. — Revue des Questions historiques, I'r
décembre 1887.
En effet, Ivane IH, celui que Voltaire, fidèle à l’euphonie grecque,
appelle Jean Basilide, Ivane le libérateur, qui mit fin à la domination des
Tatars sur les Russes, épousa par procuration, au Vatican, la fille or¬
pheline du dernier despote de Morée, Thomas Paléologue. Les ambas¬
sadeurs Russes à Rome tombèrent d’accord de tout ce que voulut le
pape, et lui-même pouvait croire que les Russes adhéraient, en 1472, à
la réunion des deux Églises, ébauchée au Concile de Florence en 1439.
Bessarion s'était mêlé du mariage comme du Concile. Mais à l’arrivée
de la Tsarine en Russie, la scène changea. Elle-même contraignit le
cardinal légat qui l’accompagnait, à saluer Jes images à la manière des
orthodoxes, et il ne fut plus question de la réunion des deux Églises.
Christophe Colomb et Savone , par M. Henry Harrise. — Revue histo¬
rique, juillet-août 1887.
Il faut donc tenir pour certain que Christophe Colomb est né à Gênes,
et pas plus à Savone que dans l’une ou l’autre des dix-sept villes ou
villages qui se disputent le môme honneur.
L'Allemagne avant la Réforme , par M. Alfred Baudrillart. — Revue
des Questions historiques, 1er décembre 1887.
Cet article, écrit à propos du livre allemand de M. Janssen, l’Allemagne
à la fin du moyen-âge, est rempli d’idées, de vues générales.
La troisième guerre civile et la paix de Saint-Germain, 1 568-1570, par
M. le comte de La Ferrière. — Revues des Questions historiques,
Juillet 1887.
C’est évidemment un fragment d’un grand ouvrage. On ne peut mieux
travailler dans l'érudition pure.
Charlotte-Catherine de La Trémouille , princesse de Coudé , son procès
criminel , par M. le comte Ed. de Barthélemy.
Voilà donc un point éclairci, et l’innocence d’une princesse mise en
lumière.
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ARTICLES D’HISTOIRE.
79
François de Lanoue et ses dernières campagnes , par M. Denis d’Aussy.
— Revue des Questions historiques, 1er décembre 1887.
On éprouve peu de peine à savoir que Lanoue n’était pas l’homme de
Plutarque qu’ont décrit les historiens des guerres de religion. C’était
encore un honnête homme, intelligent et sérieux. Et on éprouve aussi
peu de surprise à savoir qu’il penchait pour la liberté des opinions.
Pourquoi ne se serait-il pas trouvé dans ce temps des gens qui se
battaient pour défendre leur croyance et non pour l’imposer ? Mais
pourquoi Lanoue est-il devenu un homme de Plutarque? Comment se
fait une réputation? En quoi l’attitude du personnage, savamment
soutenue, y aide-t-elle ? Qu’est-ce que cet ascendant que les
hommes subissent et qui s’attache aussi bien à des caractères vul¬
gaires qu’aux grandes âmes?
Etudes sur Vhisloire de Marie Stuart , les lettres de la Cassette , par
M. Martin Philipson. — Revue historique, juillet-août et septembre-
octobre 1887.
Marie Stuart est une gloire intime de la Société des Etudes historiques.
Toutefois il paraît que nous avons encore quelques détails à préciser,
et tout porte à croire que sur ce mystérieux sujet, les articles de
M. Martin Philipson ne sont pas le dernier terme de l’érudition. 11
s’agit, dans ces deux articles d’un point tout spécial : les lettres qu’on
trouva dans la fameuse cassette amenée d’Edimbourg par le secrétaire
de Marie Stuart, dans la maison de la rue de la Potterie, et cachée sous
le lit où Morton prétend l’avoir découverte, 1568. Le récit de la décou¬
verte de la Cassette est controuvé du commencement à la fin. Le
Parlement écossais n’a pas reconnu l’authenticité des prétendues lettres
de Marie. Ces lettres ont été fabriquées par les Douglas. Mais la
cassette existe encore et elle est précieusement conservée par les
Ilamilton.
Jordan Bruno , d'après les nouveaux documents et les récentes publica¬
tions , par M. le comte H. de i/Epinois. — Revue des Questions
historiques, juillet 1887.
Le respect qui s’attache au grand nom de J. Bruno fait lire avec
intérêt des détails biographiques et bibliographiques que réunissent
aujourd’hui les savants italiens. 11 paraît qu’on avait pu douter que la
condamnation au bûcher prononcée contre Bruno eût été exécutée.
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80
ARTICLES D’HISTOIRE.
L’auteur nous démontre qu’elle l’a été. Pour diminuer nos regrets
il nous prévient que Bruno avait été condamné suivant la loi civile
du temps. Analysons ce paralogisme, qui touche ou plutôt qui
attente aux principes de la critique historique. La loi civile est ici un
subterfuge. Si les hérétiques étaient livrés au bras séculier, si le pouvoir
temporel prononçait les peines, ce n’est évidemment pas dans ses
propres lumières qu’il avait puisé l’idée de la répression; elle était
imposée par les prédicateurs religieux et c’est à eux que la
responsabilité doit remonter. Le tempst ici, ne veut rien dire : le temps,
en histoire, ce sont les préjugés ou les passions des esprits les plus
éclairés d’une époque et c’est là ce que la postérité seule révise et ce
qui par conséquent peut servir d’excuse. Tel a été l’esclavage, telle est
encore la polygamie. Telle est aussi, sous des conditions, déjà plus
difficiles à préciser, la pénalité en matière ordinaire. Nous voyons dans
l’article de M. Monod sur Théodulfe que j’ai cité, que les temps carlo-
vingiens punissaient de peines beaucoup plus fortes le vol que le
meurtre. C’est naturel, les biens étaient en petit nombre, et la vie
débordait. Aujourd’hui on tue les assassins et on emprisonne les
voleurs ; les biens sont multipliés, la vie est plus économisée. La
répression peut nous paraître inutile ou mal comprise, ou révoltante
dans l’application ; mais nous ne pouvons élever d’objection formelle
quant au principe, et peut-être la postérité qui aura découvert d’autres
méthodes, traitera-t-elle notre indifférence de préjugé. Voilà le temps.
Mais à aucune époque, les gens qui pensent n’ont varié sur le droit de
penser. Le peuple a varié, parce qu’il ne pense pas toujours. Les
gouvernements et les clergés, qui sont son émanation, ont varié à sa
suite. Mais de tout temps on a considéré comme condamnés injustement
tous ceux qui souffraient pour leurs opinions vraies ou fausses. L’auteur
nous assure que la philosophie de J. Bruno ne mérite pas plus de
regrets que sa personne, et la raison en est que cette philosophie abou¬
tissait au panthéisme, qu’elle niait la providence, le libre arbitre, la
morale. Cet argument est bien sommaire, et il faudrait pratiquer un
peu les philosophes pour pouvoir affirmer qu’un théoricien qui nie la
réalité de ces manières de voir est ou n’est pas un penseur sérieux.
Bruno est peut-être le philosophe du xvi® siècle auquel les modernes
ont fait le plus d’emprunts. Toutes les idées qui nous viennent de lui
paraissent fortes ou originales. Les maîtres de cet ordre ne sont pas de
ceux que l’on puisse condamner à la première audition, encore moins
par oui-dire.
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ARTICLES D’HISTOIRE.
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La jeunesse du Père Joseph et son rôle dans la Pacification de Loudun ,
par M. G. Fàgniez. — Revue historique, novembre-décembre 1887,
François Le Clerc du Tremblay, fils d’un président de la chambre des
requêtes, était un homme fort cultivé, sincère et enthousiaste, qui plut
tout d’abord à Richelieu, et même ne lui fut pas inutile pour son entrée
au ministère, car déjà le capucin avait crédit sur la reine mère. L’article
signalé traite de ses débuts dàns la politique en 1616, quand aux confé¬
rences de Loudun, il amène les princes à abandonner le principe
gallican de l’indépeudance de la couronne à l’égard du pape que le
Tiers-Etat avait proclamé. Ceci prépare le premier ministère ultramontain
et espagnol de Richelieu. La politique de la reine à laquelle Richelieu
obéit, ne s’explique que par la peur du pape et de l’Espagne ; on ne voit
pas autrement l’intérêt d’abandonner la tradition de la royauté, soutenue
par les princes du sang, la bourgeoisie, le parti protestant, les alliés
d’Allemagne.
Les Mémoires et la Correspondance de M. de Villèle , par M. Georges
Gàndy.
Le livre devant paraître prochainement, l’intérêt de l’article, qui n’est
qu’en citations, est précisément sa priorité. Peu de lectures sont aussi
intéressantes. M. de Villèle n’est pas une intelligence doctrinale comme*
M. de Vitrolles ; mais c’était une bonne tête politique, qui raisonnait
et faisait peu de phrases.
On voit, parles passages cités dans cet article, que M. de Villèle se
mit en vue, pour une restauration possible, par son affiliation aux sociétés
royalistes qui, sous le premier Empire, couvraient tout le pays. Grand
exemple, et toujours perdu, pour les gouvernements qui s'imaginent
dominer. On les défait en dessous. Ce n’est qu’action et réaction. Et il
y a des théoriciens qui parlent de faire durer un régime, mais iis font
des phrases.
JàCQUES de BOISJOSLIN.
JANVIER-FEVRIER 1888.
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82 RAPPORTS SllR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
RAPPORTS
SUR DES
OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
1* — Souvenir» de quarante ans, dédiés à mes enfants,
par M. Ferdinand de Lesseps. (1)
M. Ferdinand de Lesseps a bien voulu se rappeler qu’il était
membre, et l’un des membres les plus anciens de l’ancien Institut
historique, devenu, en 1873, la Société des Éludes historiques.
Son inscription remonte à l’année 1845, et cet illustre confrère est
aujourd’hui le doyen de notre compagnie, c’est à ce titre qu’il nous
a offert les Souvenirs de quarante ans, dédiés à ses enfants.
La Société des Études historiques remercie son doyen de cet obli¬
geant hommage; nous allons nous efforcer de donner une idée des
nombreux et intéressants documents d’histoire contemporaine réunis
dans ces deux tomes.
Déjà, notre confrère, M. de Boisjoslin, dans sa revue si appréciée
des articles historiques publiés dans les périodiques, a caractérisé d’un
mot net et juste l’œuvre qu’il signalait à notre attention. * Nul n’est
mieux démontré que par soi-mème et il y a dans le récit de l’homme
d’action un accent de réalité que l’historien de profession envie
inutilement. »
On ne saurait mieux dire.
M. de Lesseps nous apparaît, en effet, comme un historien rare, il
écrit comme il agit, avec entrain et résolution. 11 est bien difficile
d’analyser le mouvement et quand on a mis la main sur le livre de
M. de Lesseps, le mieux est de tout lire.
De ces deux tomes, le premier raconte la mission diplomatique dont
M. de Lesseps fut investi en mai 1849, par le gouvernement français
près de la République romaine ; les autres chapitres retracent les
origines et l’exécution des entreprises de Suez et de Panama, la vie
de l’historien Don Jaime Balmès, l’invention et les développements de
(1) 2 volumes in-8°, Paris, Nouvelle Revue, 1887.
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 83
l’application de la vapeur ; des impressions de voyage et de séjour en
Algérie, Tunisie et Abyssinie terminent ce volume.
Le second tome est exclusivement rempli par les correspondances,
incidents et traités qui donnent, jour par jour, pour ainsi dire, l’histoire
de la mémorable entreprise du percement de l’isthme de Suez.
Le récit de la mission diplomatique, en mai 1849, à Rome, est une
introduction nécessaire, logique, des Souvenirs de quarante ans. Le
dissentiment qui s’éleva entre M. de Lesseps et le gouvernement fran¬
çais sur l’attitude à prendre vis-à-vis des autorités romaines amena la
mise en disponibilité du Ministre plénipotentiaire de la République
française auprès de la République romaine, à l’heure même où M. de
Lesseps se disposait à rentrer à Paris, comprenant qu’une politique
autre que celle qui avait dicté sa mission rendait son rôle impossible.
Les loisirs nés de cette disponibilité furent heureusement et magnifi¬
quement utilisés, car, en même temps que M. de Lesseps se consacrait
à la gestion agricole d’une propriété de sa belle-mère, ancien domaine
d’Agnès Sorel, il préparait les études du percement de l’isthme de
Suez dont l’exécution devint possible lors de l’heureux avènement au
trône de l’Égypte de Mohammed-Saïd, que M. de Lesseps avait connu
dans sa jeunesse.
En séance publique de notre Société des Éludes historiques, vous
vous le rappelez, Messieurs, à l’occasion de la fêle de notre cinquan¬
taine, le 23 Mars 1884, M. de Lesseps, président d’honneur, de cette
solennité, retraça dans une de ces causeries familières dont il conserve
le secret, les origines historiques du Canal de Suez. 1 II nous dit, d’un
mol, la cause de sa mise en disponibilité, ses relations anciennes avec
Mohammed-Saïd, devenu roi à la mort d’Abbas-Pacha, et les circons¬
tances dans lesquelles la concession lui fut accordée.
La cause de sa mise en disponibilité, M. de Lesseps la raconte avec
des détails qui seront pour l’histoire contemporaine des informations
précieuses.
Nous sommes encore bien près des événements qui s’accomplirent à
Rome, en 1849, et ils soulèvent trop de questions irritantes pour que
nous puissions formuler ici un jugement sur la politique de notre
gouvernement dans les affaires d’Italie. Un incident récent, né d’allu¬
sions à la politique contemporaine et qui a soulevé un regrettable
(1) Revue de la Société des Eludes historiques, volume 1884, p. 186.
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84 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
malentendu, nous prouve, une fois de plus, combien il importe
de respecter l’esprit et la lettre de notre règlement quand il s’agit de
questions politiques et religieuses contemporaines. Mais, sans risquer
de froisser aucun sentiment personnel à l’occasion de faits auxquels
nos confrères peuvent avoir été mêlés par eux-mêmes ou par des
membres de leurs familles, nous pouvons constater que M. de Lesseps
démontre : — par les termes de la mission qu’il avait reçue à l’origine,
— par sa correspondance diplomatique, — par les notes échangées
avec M. de Rayneval, 1 qu’il se conforma rigoureusement au mandat
que lui avait donné l’Assemblée nationale, et que, s’il y eut hésitation,
incertitude, changement de politique, l’histoire ne peut l’en rendre
responsable. Aussi fait-il appel du désaveu qui lui fut infligé par le
gouvernement et du blâme prononcé par le Conseil d’Étal. Quoi qu’il
en soit, celte retraite prématurée de M. de Lesseps produisitce résultat:
la civilisation, une fois par hasard, fut redevable d’un bienfait à la
politique, elle lui dut la conception du percement de l’isthme de Suez!
Les autres chapitres de ce tome, s’ils sont d’un intérêt moindre,
offrent encore un vif attrait.
Le Docteur Don Jaime Balmés, rendu célèbre par son adhésion au
mouvement libéral et régénérateur inauguré en Espagne, 1832, a laissé
des exemples de conduite politique et des écrits trop peu connus en
France. M. de Lesseps nous les signale.
Chargé par l’Académie des sciences de présider la séance d’inaugu¬
ration de la slalue de Denis Papin, le 29 août 1880, M. de Lesseps
prononça un discours dans lequel il rappela la succession des inventions
de Papin et les essais précurseurs des combinaisons trouvés par lui
pour réunir dans une même machine à feu, l’action de la force élas¬
tique de la vapeur soumise à la condensation par le refroidissement.
Les recherches de M. de Lesseps remontèrent plus haut que Salomon
de Caux, qui, le premier, avait songé à se servir de la force élastique
de la vapeur aqueuse dans la construction d'une machine hydraulique
propre à opérer les épuisements. L’auteur rappelle ce que dit Héron
d’Alexandrie du vase rempli d’eau, qui, chauffé par dessous, fait tourner
une sphère sur un pivot ; il cite l’expérience tentée avec l’assentiment
du roi Charles-Quint, le 17 juin 1543, par le capitaine de mer Blasco
de Garay, pour faire marcher un navire à l’aide d’une chaudière dont
la vapeur d’eau imprimait le mouvement à des roues. Si M. Arago
(1) Pages 105 et suivantes.
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 85
a mis en doute la valeur de l’appareil proposé par Garay, on ne doit
pas du moins contester l’intention d’utiliser la vapeur d’eau, idée qui
fut reprise au siècle suivant par Salomon de Caux.
Nous ne pouvons songer à voyager en Algérie, en Tunisie et en
Abyssinie, à la suite de M. de Lesseps.
Description des pays parcourus, mœurs et coutumes des habitants,
notions sur le commerce et l’industrie, avenir réservé à la colonisation
européenne, ces pages des Souvenirs de quarante ans promettent au
lecteur assez bien inspiré pour les parcourir, d’utiles informations et
une lecture des plus attrayantes.
Gabiuel DESCLOSIÈRES.
— Question» mérovingienne», par M. Julien Havet, ouvrage couronné
par l’Académie des inscriptions et belles-lettres. — 1 vol. Les Charles de Saint -
Calais . Champion, libraire, quai Voltaire, 9.
M. Julien IIavet qui s’est donné la tâche de séparer, dans les docu¬
ments qui nous sont parvenus sur les temps mérovingiens, les actes
faux des actes vrais, a pris ici pour sujet d’étude : Les Charles de
Saint-Calais.
Le monastère bénédictin qui porta ce nom, devenu celui d’un chef-
lieu d’arrondissement, était situé dans le département de la Sarlhe, où
il aurait été fondé, d’après la tradition, au temps de Childebert Ier, par
un religieux originaire d’Auvergne. En 576, le roi Chilpéric Ier, irrité
contre son fils Mérovée, l'envoya dans ce monastère pour y vivre selon
la règle. Ce fait met hors de doute que la fondation de l’établissement
remonte à une époque antérieure ; aussi, quand l’auteur établit sur
des preuves fournies par une érudition pénétrante, que quatre chartes
dont les dates sont plus anciennes ont été rédigées postérieurement,
il ne conteste pas pour cela que Childebert Ier ait pu doter le monas¬
tère du privilège de l’immunité, ni que ses premiers successeurs en
aient pu renouveler la concession. Toutefois, la première charte
authentique qui constate l’immunité a été signée par le roi Gontran
entre les années 585 et 593. La plupart des successeurs, jusqu a
Dagobert, ont rédigé un acte de renouvellement.
Le premier roi carlovingien, Pépin le Bref, fil rédiger un acte qui
plaçait ce monastère sous sa protection spéciale, en déclarant que les
religieux conserveraient le droit d’élire librement leur abbé. Le
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86 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
privilège d’immunilé qui élait compris dans celte charte fut formelle*
ment exprimé par Charlemagne, en 771, puis renouvelé par Louis le
Pieux, en 814.
Sous les rois carlovingicns, l’élection de l’abbé par les religieux ne
fut pas un droit, mais une faveur : Charlemagne donna l’abbaye, en
802, à l’évèque du Mans, Francon ; et comme il la lui retira neuf ans
après, sa conduite montre qu’il se croyait en droit de disposer de
l’abbaye.
En 838, Louis le Pieux donna l’abbaye à l’évêque du Mans, Aldric,
qui s’efforça d’établir, au moyen de chartes refaites pour remplacer les
anciennes, perdues pour la plupart, que le monastère appartenait à
l’évêché du Mans. Charles le Chauve disposa à son tour du monastère,
mais l’abbé qu’il y nomma obtint de lui, en 850, une charte qui lui
assurait l'inamovibilité et qui garantissait aux religieux la libre élection
de ses successeurs. Mais, dès la première élection, l’évêque du Mans,
s’appuyant sur des chartes prétendues, obtint du même roi, la recon¬
naissance de ses droits. La contestation fut portée devant la cour du
roi qui jugea en faveur de l’abbé et condamna les faux titres i la
destruction. La sentence fut confirmée par le Pape Nicolas Ier.
Pour comprendre tous ces débats, il faut se reporter à la nature
des attributions conférées à l’abbé par le privilège d’immmunité. Ces
attributions, à la fois administratives, judiciaires, financières et mili¬
taires, plaçaient sous sa dépendance tous les habitants des terres du
monastère. Or, comme ses terres comprenaient tout le territoire de
cinq de nos communes, l’abbé de Saint-Calais était un personnage
puissant. Chacun des rois eut donc grand intérêt à y nommer un abbé
dévoué à ses intérêts et capable de remplir ses fonctions très complexes.
L’évêque du Mans, de son côté, supporta difficilement l’indépendance
d’un abbé, son inférieur au point de vue religieux.
M. Julien Havet a fait suivre ses discussions profondes et concluantes,
par la publication des véritables chartes du monastère de Saint-Calais,
complétées au moyen d’un document dont la copie fut faite en 1709,
et que M. l’abbé Froger doit bientôt publier inlégralemenL
Général FAVÉ.
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NOTE.
87
NOTE
A PROPOS D’UNE RECTIFICATION HISTORIQUE
CONTENUE DANS LES BULLETINS DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES DE LA MORINIE.
La Statue de Jacqueline Robins.
Messieurs,
Notre Société, aux yeux de laquelle la sincérité en histoire est le premier
des mérites, doit savoir un gré particulier à la Société des Antiquaires de
ta Morinie d’avoir fait justice d’une légende qu’un patriotisme peu éclairé
avait fait accepter par la ville de Saint-Omer.
Nous avons vu, à l’Exposition de 1886, une statue élevée à Jacqueline
Robins, femme de M. de Boyaval, qui aurait, en 1710, sauvée la ville de
Saint-Omer en assurant son ravitaillement, malgré des obstacles en appa¬
rence insurmontables. Cette statue a été érigée sur une des places de Saint-
Omer et une inscription sur le piédestal présente Jacqueline comme une
émule de Jeanne d’Arc et de Jeanne Hachette.
La vérité est tout autre, et il est probable que Mmo de Boyaval, riche
propriétaire de bateaux sur le canal de la Cosme, les aura mis avec désin¬
téressement au service du Ministère de la Guerre et des maréchaux de
Villars et d’Harcourt, qui firent faire ce ravitaillement avec beaucoup de
sollicitude : en sorte qu’il serait à regretter pour elle que l'éloge qu’elle
avait réellement mérité ait été exagéré au point d’appeler la réfutation de
l’histoire mieux informée.
Saint-Omer ne fut point assiégé, la résistance de M. de Goësbriant dans
Aire ayant prolongé le siège de cette ville jusqu’à l’hiver. Les convois qui
amenaient de Dunkerque a Saint-Omer les munitions de guerre et de
bouche, ne furent même menacés sérieusement qu’une seule fois, le A
octobre, par un gros d’ennemis qui se retirèrent sans coup férir devant le
détachement du Comte d’Estaing protégeant le canal de son camp de Pont-
l’Abbesse, près Watten.
Cette rectification a donné lieu à un intéressant travail sur les événements
qui suivirent la bataille de Malplaquct et sur les sièges que les alliés entre¬
prirent jusqu’à la fin de l'année.
Colonel FABRE de NAVACELLE.
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88
ACADÉMIES ET CORPS SAVANTS.
ACADÉMIES ET CORPS SAVANTS.
Janvier. — Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. — Séance du 6.
Nomination de Commissions : Prix Bordin, législation des capitulaires.
Prix Brunet, travail bibliographique sur des ouvrages d’histoire et de
littérature au moyen-âge. Prix Stanislas Jullien, meilleur ouvrage relatif
à la Chine. Prix de la Grange, publication des anciens poètes de la France.
Séance du 13. Fouilles opérées à Rome, M. E. Le Blant. Symbole
chaldéen du vase jaillissant : M. Heuzey. Inscriptions trouvées dans les
départements de la Loire et des Basses-Alpes: H. de Villefosse.
20 janvier. — Evêché de Kemper, documents inédits, M. du Chatelin.
Deux manuscrits provençaux du xiv® siècle, MM. Noulet et Chabonneau.
Catalogue des monnaies musulmanes de la bibliothèque nationale, M.Lavoix.
27 janvier. — Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, t. ii, M . de Rublb.
Froissart, chronique, t. vm, S. Luce. Vie de Louis le Gros, suite de l’his-
toire du roi Louis VII, M. Molinier. Des assemblées de communautés
d’habitants dans le comté de Dunois, M. Merlet. Les vitraux de Mont¬
morency et d’Ecouen, M. Magne.
Sciences Morales et Politiques.
7 janvier. — Principaux ouvrages offerts : la santé des nations par
Adam Smith. — Lesage: l’Histoire de l’Europe pendant la révolution
française de Sybell. — Peyre : Histoire générale de l’antiquité. —
Rochaïd : marine marchande et colonies. — Leroy-Beaulieu : précis
d’économie politique.
Académie Française.
19 janvier. — Réception de M. Gréard, discours de M. le duc de
Broglie.
Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen.
En 1889, cette Académie décernera le prix Loir (2000 fr.) à l’auteur du
meilleur mémoire sur Thomas Corneille. Traductions du poète, ouvrages
de grammaire, travaux géographiques. — Dernier délai du dépôt des
mémoires : 30 juin 1889.
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CHRONIQUE.
89
CHRONIQUE.
L'Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille distribuera en
1888 les prix littéraires du maréchal de Villars et de la fondation anonyme
récente, et le prix scientifique du duc de Villars.
I. — Le premier des deux prix littéraires sera attribué, cette année, à la poésie et
sera décerné à l’auteur de la meilleure pièce sur ce sujet: Le Mistral.
Le deuxième sera décerné à l’auteur de la meilleure pièce poétique sur ce sujet:
Notre-Dame de la Garde de Marseille .
Les manuscrits seront reçus jusqu’au lor mai de cette année.
II. — Le prix scientifique du duc de Villars sera décerné à l’auteur du meilleur
ouvrage sur le sujet suivant : De Vutilisalion des Eaux d'égoûts de la ville de Marseille.
Les manuscrits seront reçus jusqu’au 1er novembre de cette année.
1889
I. — Le premier des deux prix littéraires sera attribué, pour 1889, à l’éloquence
et sera décerné à l’auteur du meilleur travail sur ce sujet : Étude sur Joseph Méry.
Le deuxième sera décerné à l’auteur de la meilleure pièce poétique sur le sujet
suivant : Marie-Madeleine à la Sainte-Baume.
Les manuscrits seront reçus jusqu’au 1er mai 1889.
II. — Le prix scientifique du duc de Villars sera décerné à l’auteur du meilleur
travail sur cette question : De Vemploi de Veau courante par l'agriculture et par
l'industrie , depuis l'antiquité jusqu'à nos jours , dans le territoire qui forme actuelle¬
ment le département des Bouches-du-Rhône.
Le manuscrits seront reçus jusqu’au lor novembre 1889.
Les prix du maréchal de Villars et du duc de Villars consistent chacun
en une somme de 300 francs, avec la médaille des fondateurs.
Les prix de la fondation anonyme consistent chacun en une somme de
120 francs. Les manuscrits seront adressés franco à M. le Directeur ou
à M. le Secrétaire perpétuel, au siège de l’Académie (École des Beaux-Arts,
boulevard du Musée). Ils porteront une épigraphe ou devise qui sera
reproduire sur un billet cacheté joint à l’ouvrage, contenant le nom et
l’adresse de l’auteur.
Les manuscrits ne seront pas rendus, mais les auteurs pourront en faire
prendre copie à leurs frais. L’Académie se réserve d’insérer, dans ses
Mémoires, les travaux qui auront été jugés dignes des prix.
Marseille, 10 janvier 1888.
Le Secrétaire perpétuel , Le Directeur ,
L’Abbé Dàssy. Marquis db Sàpohta.
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90
SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
EXTRAITS DES PROCÈS-VERBAUX
DES
SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
SÉANCES DES 10 ET 25 JANVIER, 10 ET 25 FÉVRIER 1888.
SÉANCE DU 10 JANVIER 1888. — Présidence successive de
MM. Wïesener et Marbeau. — M. le S ecrétaire général lit le procès-
verbal de la réunion du 23 décembre, en l'absence de M. Dufour, retenu
par la conférence qu'il fait en ce moment dans une des salles de
la mairie du 2e arrondissement aux élèves de l’Association polytechnique.
Notre confrère ne pourra venir siéger qu’au cours de la séance.
M. Wiesener, avant d’appeler au fauteuil M. le vice-président Marbeau,
remplaçant M. le général Favé, empêché par un état de santé qui lui
interdit les sorties du soir, exprime à ses confrères toute la satisfaclion
qu’il a trouvée dans la direction des travaux de la Société des Etudes
historiques, au cours de l’année 1887. Souhaitons que celle qui commence
apporte à son tour succès et progrès ; tous, nous ferons de notre mieux
pour conserver et améliorer.
M. Marbeau, prenant place au fauteuil, exprime ses regrets d’être obligé
de remplacer M. le général Favé, il espère que nous aurons le plaisir
de le voir bientôt revenir siéger parmi nous. Mais en attendant, le Vice-
Président, appelé à remplir les fonctions de Président, remercie ses confrères
de l’honneur qu’ils lui ont conféré, il fera tous ses efforts pour répondre
à leur obligeante confiance.
M. le Secrétaire général annonce à l’assemblée que M. Georges Dufour
a été élu président de la Société philotechnique pour le premier semestre
de 1888, il propose de consigner au procès-verbal mention des félicitations
adressées par l’assemblée d’aujourd’hui à notre confrère.
Lecture est donnée de lettres de MM. de Boisjosltn, Clarin de la Rive,
Thorin, éditeur, concernant la rédaction et l’administration de la Hevue.
M . le Secrétaire général, au nom du Comité de lecture, fait part d’un
incident soulevé à propos de la publication de la remarquable étude de
M. Tolrà de Bordas sur Rossi. La dernière phrase qui termine cette
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES, 9t
lecture, et dont M. le Secrétaire donne communication, a paru au Comité,
dans plusieurs expressions, contraire à nos statuts prohibant toute
polémique contemporaine, politique ou religieuse. En conséquence, le
Comité a proposé l’atténuation de quelques unes de ces expressions et
la suppression de quelques autres. M. le Secrétaire lit la phrase modifiée.
M. Camoin de Vence estime que, même avec les modifications proposées
par le Comité, la dernière phrase, si elle est en effet atténuée en ses termes,
conserve un caractère de polémique contemporaine, il demande, la lecture
de l’avant-dernière phrase et, après l’avoir entendue, il pense qu’elle
termine très éloquemment et de la manière la plus complète l’étude
de notre très honorable confrère, il propose donc d’arrêter à cette phrase
la publication de la Revue et il ne doute pas que le bon esprit de notre
confrère se conformera volontiers à cette nécessité.
Sont déposées sur le bureau :
Une notice rédigée par M. Espérandieu, notre nouveau confrère, sur
l’Eglise de Saint-Pierre de Nort (Aveyron). M. Desclosières, rapporteur.
Une recherche de M. Charles Préau, récemment aussi élu membre
de la Société des Etudes historiques , sur un jeton inédit de la corporation
des maçons tailleurs de pierre, plastriers-mortelliers, au xiv* siècle.
Une notice de M. Vaudin sur Antoine Benoist , de Joigny, peintre
et sculpteur en cire de Louis XIV. M. Préau, rapporteur.
Une étude de M. Quarré-Rbybourbon, sur Gosselin. M. le colonel
Fabre de Navacelle, rapporteur.
L’examen des candidatures de MM. de Béhault, Maisonobe, Forster
est ajourné au 25 janvier.
M. l’Administrateur dépose sur le bureau les éléments du compte
des recettes et dépenses pour 1887 et le projet de budget pour 1888.
Il résulte des explications verbales données par M. Racine que la situation
de la Société au 31 décembre est satisfaisante et qu’elle promet de s’amé¬
liorer d’une façon notable en 1888.
M. le Président désigne pour faire partie de la Commission des Comptes
MM. le colonel Fabre de Navacelle, Duvert, Montaudon, Rodocanachi,
rapporteur.
M. le Secrétaire général dépose sur le bureau trois manuscrits qui
lui sont parvenus dans les délais réglementaires, avant le 31 décembre 1887,
pour prendre part au Concours Raymond, Histoire de la Compagnie des
Indes Orientales .
M. le Président désigne pour faire partie du jury d’examen :
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92 SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
MM. Wiesener, Camoin de Vence, d’Auriac, Pougnet. M. de Boisjoslik
remplira les fonctions de sécrétaire et sera chargé de suivre la
régulière transmission des mémoires dans les mains des membres du
jury.
Lectures . — M. Wiesener lit un fragment de son étude commencée:
Les Pays-Bas au xvi* siècle. Cette lecture est continuée à une prochaine
séance.
M. Ernest Ameline communique des souvenirs de voyage en Suisse,
sous le titre : Course dans les Alpes.
M. le président Marbeau signale à l’auteur les changements survenus
depuis son voyage dans le pays qu’il vient de décrire, des voies de com¬
munication ont été créées ou améliorées, des hôtels splendides ont remplacé
les auberges insuffisantes. Il serait nécessaire de signaler par une note
ces heureuses transformations.
SÉANCE DU 25 JANVIER 1888. — Présidence de M. Marbeau,
Vice-Président délégué. — Lettre de M. Jules Fabre qili s’excuse de ne
pouvoir assister à la séance et envoie le titre d’une élude intitulée: La
presqu'île de Quiberon : Souvenirs historiques.
Lettres de MM. Espérandieu, remerciant à l’occasion de la réception de ■
son diplôme, comme membre de la Société. 1
— Ernest Ameline annonçant qu’il va modifier son travail : Une |
Promenade dans CEngadine , suivant les observations indiquées par
M. Marbeau.
— Doneaud du Plan relative aux rectifications de son étude sur le .
Chant des Albigeois. M. Doneaud du Plan a été mis en rapport avec
notre collègue, M. Loiseau, et une note insérée dans la Revue à la suite de
l’étude de M. Doneaud du Plan indiquera notamment les rapprochements
que Ton peut faire entre les différents auteurs qui se sont occupés de cette
même question.
Lettre du Ministère de l’Instruction publique demandant à la Société
si elle possède des estampages d'inscriptions romaines et si, dans ce cas,
elle consentirait à les céder à la collection ministérielle d’estampes.
Lettre de M. Eugène Louis adressant à la Société deux études intitulées: j
Napoléon Jer à Montai gu, une page d'histoire contemporaine et l’autre : j
Constant Merville et Clément Valette. M. de Boisjoslin est désigné comme
rapporteur.
Circulaire de M. Boinette rappelant ses. deux publications : Errard
de Bar-le-Huc et l'Ecole des Richier.
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93
SEANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
M. le Secrétaire général dépose sur le bureau :
Le Journal de la Société Franklin .
Le Bulletin de la Société de Géographie de Tours.
Les Annales de la Société d' Agriculture d' Indre-et-Loire.
Les Bulletins de la Société historique de Langres. — De la Société archéo¬
logique de Béziers. — De la Société bibliographique. — De la Société
historique et archéologique du Périgord. — De la Société historique et
archéologique de la Charente- Inférieure.
La Revue de la Poésie.
La Monographie de V église Saint-Laurent de Tours, par Léon Palustre,
précédée d’une notice historique par M. Lhuillier. Des rapporteurs seront
ultérieurement désignés.
Dictionnaire biographique de, Vancien département de la Moselle , par
René Guépat. M. Wiesener veut bien se charger de faire le rapport
de cet ouvrage.
Etude sur Bellegarde en Gâtinais , par M. le docteur Tartarin, déposé
par M. Duvert. M. Marbeàu est désigné comme rapporteur.
M. Duvert adresse les excuses de MM. l’abbé Espagnolle, Jules Hénissart
et docteur Tartarin qui regrettent de ne pouvoir assister à la séance.
M. Wiesener rapporte le manuscrit de Concours n° 3, que M. de Bois-
joslin prend en charge.
M. d’Auriac remet le manuscrit n° 1 à M. Camoin de Vence et reçoit
en échange le manuscrit n° 2.
Candidatures. — Sur les conclusions du rapport de M. d’Auriac,
M. Armand de Béhault est admis comme membre titulaire correspondant
de la première classe.
M. Alcius Ledieu, bibliothécaire à Amiens, pose sa candidature comme
membre de la Société. Il est présenté par MM. Delattre-Lenoel et
Desclosières.
La Commission d’examen est composée de MM. Duvert, Camoin de Vence
et d’Auriac. M. Duvert est désigné pour faire le rapport de cette candidature.
M. Jouin, fonctionnaire du Ministère de l’Instruction publique, demande
son admission comme membre de la Société des Etudes historiques. Ce can¬
didat est présenté par M. Loiseau.
Il est procédé à la nomination de la Commission d’examen, qui se compose
de MM. Desclosières, de Boisjoslin, Dufour. M. Desclosières est désigné
comme rapporteur.
Il est procédé ensuite à la fixation de la date de la séance publique,
indiquée pour le Dimanche 22 Avril.
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64 SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ETUDES HISTORIQUES.
L’ordre du jour appelle ensuite la lecture du rapport de la Commission
des Comptes par M. Rodocanachi.
Après les observations échangées par MM. Marbeau, Duvert, Desclo-
siéres et Racine, le budget et les comptes sont adoptés. La Sociélé
remercie M. Rodocanachi de son rapport si complet et si clair.
Lectures. — M. Camoin de Vence lit la suite de son ouvrage sur les
Ruines et Légendes du Tyrol.
M. Wiesener continue également la lecture de son Etudesur les Pays-Bas
au xvi 0 siècle.
La Société entend ensuite la communication de l’étude de M. Charles
Préau sur la Chambre aux deniers du Roi , du xii° au xvi® siècles.
La séance se termine par la lecture du rapport présenté par M. Desclo-
siéres sur le livre de M. de Lesseps : Souvenirs de quarante ans.
L’ouvrage de M. Jacques Flach sur les Origines de la propriété en
France , est confié à M. Louis-Lucas, fils, qui se charge d’en faire le rapport.
SÉANCE DU 10 FÉVRIER 1888. — Présidence de M. Marbeau,
Vice-Président. — Le procès-verbal de la dernière séance est lu et adopté.
' Dépouillement de la Coirespondance imprimée et manuscrite. — M. le
Secrétaire général dépose sur le bureau les ouvrages suivants :
Revue de la Poésie.
Bullelm de la Société des Hautes- Alpes.
Le Journal de la Société Franklin.
La Revue française des Sourds-Muets , publiée par notre confrère, M. Bé¬
langer.
Le numéro de décembre de la Revue de la Société des Etudes histotiques.
M. le Secrétaire général a reçu les lettres de M. l’abbé Espàgnolle
qui s’excuse de ne pouvoir assister à la séance et adresse une étude
intitulée : Examen critique des doublets , de M. Brachet; de M. Jules Oppert
remerciant la Société à foccasion du rapport fait par M. Duvert sur son
dernier ouvrage ; du Ministère de l'Instruction publique envoyant le
programme du Congrès de 1888 pour les Sociétés savantes. On retrouve
dans ce programme la mise à l’ordre du jour, sous les numéros 2 et 3,
des questions déjà étudiées au Congrès de 1886, par M. Desclosièrbs ; de
l’Association française pour l’avancement des sciences annonçant un
grand Congrès à Oran, pendant les mois de mars et avril.
L’échange des manuscrits du Concours s’opère de la façon suivante:
M. d’Auriac remet le manuscrit n° 2 à M. Wiesener.
M. de Boisjoslin remet le manuscrit n# 3 à M. d’Auriac.
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ETUDES HISTORIQUES. 95
M. de Biran écrit à la Société pour l’informer de la suite donnée à la
demande en délivrance du legs Berthier.
M. Camoin de Vence transmet à la Société, de la part de M . Vincent,
notre confrère, le programme du Concours de l’Académie de Marseille,
pour 1888 et 1889. Il sera inséré dans la Revue. (Voir p. 89).
L’ordre du jour appelle l’examen de la candidature de M. Jouin qui
est élu, sur le rapport de M. Desclosières, membre titulaire résident
de la quatrième classe.
On vote ensuite sur l’admission de M. Ledieu qui est élu, sur le rapport
de M. Du vert, en qualité de membre correspondant titulaire de la
première classe.
M. Francis Melvil (Léonce Gibert), ancien lauréat du prix Raymond,
est admis, sur sa demande, en qualité de membre correspondant de la
première classe.
M. d’Auriàc fait à la Société une proposition ainsi formulée : Une femme ,
auteur d'œuvres historiques ou artistiques, peut-elle être admise au nombre
des membres de la Société ?
Après les observations échangées de MM. d’Auriac, Marbeau, Desclo¬
sières, une Commission de trois membres est nommée pour examiner
la proposition. Elle se compose de MM. d’Auriac, Camoin de Vence, Duvert.
On décide de demander l’avis de M. le premier président Barbier, qui
a rédigé les statuts de la Société.
M. d’Auriac exprime les excuses de M. Bougeault qui ne peut venir
à la séance de ce jour.
M. Desclosières indique l’état des collections de la Revue .
Lectures. — Sont entendues : Ruines et Légendes du Tyrol , par M. Camoin
de Vence, suite.
Les Mémoires de Dufort , comte de Chevermj , par M. Marbeau. (A suivre).
SÉANCE DU 25 FÉVRIER 1888. — Présidence de M. Marbeau. —
Le procès-verbal de la dernière séance, lu et rédigé par M. G. Dufour,
est adopté.
M. Desclosières remet le manuscrit n° 1 du Concours à M. de Boisjoslin
et le manuscrit n° 3 à M. Camoin de Vence.
Dépouillement de la correspondance imprimée et manuscrite. — Lettres de
MM. Duvert s’excusant de ne pouvoir venir à la séance, pour raison de
maladie ; Loiseau, qui s’excuse également de ne pouvoir assister à la séance;
Vavasseur, demandant la rectification du titre d’une lecture qu’il se pro¬
pose de faire à la Société ; Ameline, envoyant un manuscrit et s’excusant
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
de ne pouvoir venir à la séance ; Menu, de Laon, qui annonce sa nomination
comme Secrétaire de la Société des Agriculteurs de France ; de Boisjoslin,
acceptant de faire le rapport sur le Concours Raymond ; Francis Melvil,
Ledieu et Jouin, remerciant la Société de les avoir admis au nombre de ses
membres ; Quantin, éditeur, exprimant le désir d’avoir le dernier volume
de la Revue de la Société, pour en faire rendre compte dans sa publication:
Le Livre; le Premier Président Barbier, annonçant une lecture pour la
séance publique, sous ce titre : Un exilé de V Académie; Whitte, du Canada,
annonçant qu’il vient de fonder une Société des Études historiques, à
Montréal, et envoyant un exemplaire des statuts de la nouvelle Société.
M. Desclosières propose d’insérer entièrement dans la Revue la lettre
de notre confrère, M. Whitte.
M. Vavasseur espère que cette confraternité d’études aidera au dévelop¬
pement des relations de la France avec le Canada.
Ouvrages offerts . — Mémoires de V Académie de Toulouse : M. d’Auriac
est désigné comme rapporteur. — Mémoires de la Société de Langres : M. de
Boisjoslin, rapporteur. — Monographie de VÈglise de Saint Clément de
Tours , par Léon Palustre, avec une notice de M. Léon Lhuillier. —
M. Jouin, rapporteur. — Plusieurs opuscules de M. Veuclin. M. Rodoca-
nachi remet à la Société un numéro de la Nouvelle Revue , contenant un
de ses articles. M. Desclosières se charge d’en faire le rapport.
L’ordre du jour appelle l’examen de la proposition de M. d’Auriac, ainsi
formulée : « Une femme, auteur d’œuvres historiques ou artistiques, peul-
elle être admise au nombre des Membres de la Société? »
Après une discussion à laquelle prennent part MM. Vavasseur, Camoix
de Vence, Desclosières, Marbeau, Racine, la Société vote l’ajournement
de la question, qui, quant à présent, se présente au point de vue purement
théorique sans application à une personnalité déterminée.
La Société entend la lecture d’une élude de M. Vavasseur, intitulée:
Louis XIV fondateur d'une Société par actions .
La Séance se termine par l’audition d’une notice sur Antoine Benoist,
M. Charles Préau, rapporteur, d’après une brochure de M. Vaudin.
Le Secrétaire général adjoint,
G. DUFOUR.
Amiens. — lmp. Delattre-Lenoel, rue de la République, 32.
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54e Année.
Mars-Avril.
N* 2.
RUINES ET LÉGENDES
DU TYROL.
( Suite j.
V
Le Gradenertiial. — Salvans, Ganne. — Sorcières de Colfosco.
* Le Mosca. — Streciiom de Livikallongo.
Bruneck, qui doit son origine à Bruno, évêque de Brixen, est
admirablement situé à l’entrée de la vallée d’Ahren ou de Taufers.
C’est entre Bruneck et San Lorenzen, qu’on peut le mieux visiter
la vallée de Graeden (Gardeina dans la langue du pays, Gardena en
italien). On y admire les jolis bourgs de Saint-Ulrich, Sancta-Chrislina
et Sancla-Maria. Par le col de Graeden, on arrive à Corfora et Colfosco,
deux villages des plus étranges et des plus caractéristiques, au milieu
de celte contrée toute entourée de roches dolomiliques.
Ici, la légende est partout.
On croit encore aux Silvans et aux Ganne. Les Silvans ou Salvans
viennent évidemment des Silvani. Auprès d’eux, l’élément féminin
était représenté par les Ganne. C’étaient des êtres sauvages qui habi¬
taient des tanières, se nourrissaient de la chair des fauves, se couvraient
de peaux d’ours ou d’arochs, taureaux primitifs; ils se comprenaient «à
peine entre eux, avaient peur du tonnerre et du diable comme de simples
humains ; ils étaient toujours affamés comme des ogres.
A Colfosco surtout, il y avait un grand nombre de ces Silvans qui
vivaient dispersés sur les sommets de Puz et des montagnes voisines.
On y voit encore une fontaine qui porte leur nom. L’hiver, ils
descendaient de Puz tout couverts d’une croûte de glace et s’arrêtaient
mars-avril 1888. 7
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98
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
à Longiaro cl Pczzedi. Ils ne faisaient de mal à personne, mais si
quelqu’un se moquait d’eux ou les attaquait, ils en tiraient une ven¬
geance terrible, ayant une force de géant.
On prétend que les Garnie se laissaient approcher plus facilement :
douces, tranquilles, elles se mettaient même à aider les paysannes dans
leurs travaux domestiques.
Une jeune Garnie , dans le val du sud à Colfosco, venait souvent
jusqu’à Pezzcdi pour réchauffer ses membres gelés. Le maître de la
cabane où elle entrait n’était pas marié. 11 la décida à se laisser baptiser
et l’épousa. Elle avait consenti, à la condition expresse qu’il ne touche¬
rait jamais son visage du revers de la main. Pendant longtemps, tout
alla à merveille : la Garnie était la plus honnête femme, élevant ses
enfants dans la crainte de Dieu. Un samedi, le mari rentra très fatigué
et s’assit à côté de sa femme qui lavait les enfants. Ayant les deux
mains occupées, elle dit à son mari : « Regarde, je sens quelque chose
sur le front. » Le pauvre homme voulut saisir une espèce de moucheron
et loucha le front du revers de sa main. Aussitôt la Garnie devint d’un
rouge feu, poussa un grand cri et, jetant un regard plein d’angoisse à
son mari et à ses enfants, elle disparut. Malgré ses pleurs et ses suppli¬
cations, il ne put jamais la revoir.
Les Silvans et les G an ne ne se montrent plus depuis longtemps,
mais il y a encore des sorcières dans le Bas-Tyrol, principalement à
Colfosco ; il y en a de vieilles, de jeunes ; toutes sont laides. Les
paysans attribuent aux prêtres le pouvoir de les deviner à première
vue et de conjurer leurs maléfices. Ils croient aussi que tout individu
intelligent peut reconnaître les sorcières en observant leurs actions.
Elles sont redoutées, surtout pour la grêle qu’elles font tomber où il
leur plaît. On les voit agiter l’eau avec une baguette, en marmottant
des paroles qu’on dirait des patenôtres, mais qui sont bien loin d’en
être, puisque avec ces invocations elles appellent le démon à leur aide.
ün les voit gravir la montagne avec la rapidité des lièvres. Souvent,
les dimanches et autres jours de fête, elles vont sur le mont Put où
sont les petits lacs de Champéi et de Crcspéna. Autour des différents
pics s’entassent de lourds nuages qui restent immobiles. Des brouillards
blanchâtres, épais, visqueux, se traînent lentement, rampant et s’accro¬
chant aux parois des rochers. Des deux petits lacs, l’un, aux eaux
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
vertes, croupissantes, s’étale comme un crapaud monstrueux ; l’autre
bouillonne sans cesse comme un chaudron infernal. Dans ses profon¬
deurs, des sources jaillissent avec force et font des tourbillons. C’est
dans ces lieux sinistres que les sorcières sont errantes pendant la nuit,
dansant, chantant, mangeant et buvant. On voit la chaumière où elles
se réunissent briller jusqu’à Y Ave Maria. Au premier son de la cloche,
on entend comme un coup de tonnerre : un nuage de fumée épaisse
et noire s’élève ; tout a disparu. Le jour, elles aiment dormir ; aussi
se méfie-t-on de celles qui, à l’église, baissent la tète pour dissimuler
leur sommeil.
A l’extrémité de Gardena, s’ouvre la gorge étroite de Pontives, longue
d’une demi-lieue. On n’y passe jamais sans péril, à cause des pierres
roulantes. D’énormes quartiers de roches se détachent des cimes et se
précipitent avec fracas, entraînant tout dans leur chute furieuse. On
comprend les légendes si nombreuses en Tyrol, des villages écrasés
comme celles des villages maudits. On est plus effrayé encore pendant
la nuit, parce qu’on redoute les esprits malfaisants, les sorcières et
l’ogre.
Aujourd’hui, depuis qu’on a construit une large route, on est plus
rassuré. Mais jadis, c’était là, à Pontives, que les sorcières prenaient
leurs ébats, et l’on entendait de très loin leur musique infernale. Si
quelque voyageur cédait à la tentation de s’approcher, il était perdu.
Les sorcières, terribles Euménides, le saisissaient, le tiraient dans tous
les sens, l’égratignaient, le maltraitaient d’une manière horrible, jusqu’à
ce qu’il tombât à moitié mort.
On raconte qu’avant que les énormes rochers fussent précipités du
sommet de Risciesa , il y avait au dessous itne ville et qu’elle fut ensevelie
comme la grande ville de Suce, au delà de Casielrvih. Les paysans
croient entendre souvent des enfants pleurer sous ces rochers où l’on
voit de petites flammes courir d’une pierre à l’autre. L’ancien château
de Castelruth , bâti sur l’emplacement d’un fort romain, était en ruines
depuis plusieurs siècles, quand la famille de Krauscn y fil construire
un magnifique calvaire. A peu de distance sont les ruines d’un ancien
nid de voleurs féodaux, qui portait ce nom allemand de mauvais
augure : Nicmenden Freund , ami de personne !
Dans la région de Graden, parmi les sites les plus étranges, plusieurs
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
sont désignés comme les rendez-vous préférés des sorcières : Qüelalt ,
le Val de Colfosco, il Sasso di Stria.
Le Val de Colfosco est assez loin au dessus du village de ce nom. On
traverse d’abord des bois maigres, rabougris qui vont se raréfiant de
plus en plus. Bientôt on ne trouve que quelques misérables petits
arbrisseaux étiolés, tordus, desséchés. Puis, il n’y a plus trace de
végétation, ou si l’on aperçoit encore quelques minces touffes d’herbe,
elle a cet aspect malingre, mourant, que l’on voit dans les champs
empestés de la malaria. C’est une lande à perte de vue plus déserte
que le désert, plus triste surtout. La terre, les pierres, les plantes,
tout paraît brûlé, rôti. Ça sent le roussi, disent les paysans. Sente
l’orco ! littéralement, ça sent l’ogre ! mais l'ogre est ici synonyme de
démon.
Dans un coin de cette lande est une masure perdue, le toit à moitié
effondré : le vent, la pluie, la tempête y entrent de tous côtés.
On n’a pas de grands efforts d’imagination à faire pour se persuader
que celle masure isolée, sinistre, est le lieu de rendez-vous des sorcières.
Voici l’un des récits du Val de Colfosco : Un chasseur s’était laissé
surprendre par la nuit, en courant après une bête fauve. Voulant atten¬
dre le jour pour l’épier, il s’étendit et s’endormit au pied d’un rocher.
Tout à coup, il est réveillé en sursaut par une musique étrange et il a
devant lui un splendide palais merveilleusement illuminé. Il s’approche
et voit un grand nombre de seigneurs et de dames qui dansaient.
C’étaient de monstrueux chats noirs qui jouaient d’instruments bizarres.
Après les rondes les plus infernales, tous les couples allèrent s’asseoir
à la table du magique festin. L’une des dames aperçut le chasseur et
l’invita à entrer. Tremblant, éperdu, il alla néanmoins se placer
auprès d’elle et, revenu de son premier effroi, il se mit à goûter de
tous les mets ; ils étaient tous sans sel. Le chasseur surpris s’écria:
« Sans sel, il n’est pas de saveur !» et en même temps, il invoqua le
nom de Dieu. Dès qu’il eut prononcé ces mots, tout s’évanouit et il
se retrouva tout seul sur son rocher. Mais il jura par tous les saints
du Paradis, et les habitants du Val se garderaient bien d’en douter,
qu’il avait réellement assisté au sabbat de Colfosco.
D’autres lieux ont pris leurs noms des réunions de sorcières, par
exemple : Roche des sorcières, Plan des sorcières.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
101
En escaladant les Dolomites, on arrive en face d’un pic isolé,
inaccessible. D’un côté, il descend par une pente abrupte jusqu’à une
sorte de gouffre. Là est un petit lac aux eaux lourdes, immobiles,
lugubres. On dirait un puits infernal, rempli de poix noire et gluante.
Il bouillonne et fume parfois, ce qui ajoute à l’horreur du tableau.
Ce pic est l’une des plus fameuses roches des sorcières, sur la limite
de la vallée d’Ampezzo. C’est le célèbre Sasso di Stria , qu’on appelle
aussi Sas de Glatscha parce qu’il portait un glacier. Le ruisseau Ru dœ
Ganna a vu autrefois, campée sur ses bords, une bande de femmes
sauvages appelées Garnie dans le pays, filles du démon et des sorcières.
Le récit du Mosca, populaire à Colfosco, donne, pour ainsi dire,
l’une des clés des légendes tyroliennes.
En 1812, le jour de l’Assomption, les cloches de Santa Maria de
Colfosco, de Corfara et de Campil sonnaient le tocsin des tempêtes.
C’était le signal convenu entre les habitants pour se réunir et faire la
chasse au Mosca. On appelait de ce nom un être sauvage et mystérieux
du Val de Cembra qui dévastait le pays, faisant disparaître les trou¬
peaux et souvent les bergers. Tout le monde en avait peur, et nul ne
pouvait l’atteindre. parce qu’il avait le corps recouvert d’une sorte de
carapace de glace et qu’il était passé maître en sorcellerie.
Les Gardenais, après l’avoir guetté dans le val et sur la montagne de
Stevia, envoyèrent de tous côtés l’avis de sonner le tocsin de tempête
à une certaine heure. On devait alors poursuivre le Mosca, l’enfermer
dans un cercle et l’atteindre, puisqu’il ne pouvait pas s’échapper au delà
de Puz. De toutes parts avaient été postées des gardes pour fermer toutes
les issues. Les paysans s’avancèrent par les divers chemins, vers le mont
Puz, armés de fusils, de fourches, de faux et de massues.
Ceux de Gardena le chassent par le val, et débouchent par Stevia et
Colfosco. De Villa et de Campil accourent de si nombreuses bandes
d’hommes armés, que, désormais, il sera impossible au Mosca d’échap¬
per. Il s’était enfui et caché au fond d’une tanière, sous un rocher.
Enfin, on le découvre, on fait feu sur lui, il renvoie les balles comme
s’il secouait les mouches de son corps : étant tout cuirassé d’une énorme
croûte de glace, les balles ne pouvaient le percer. 11 ne sortait pas de
son repaire et personne n’osait y pénétrer, lorsque Cerro di Colfosco,
dont le courage et la force étaient connus de tous, s’écria : « Je vais
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i 02 RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
te. déglacer, maudit ! Que l’on vienne derrière moi avec des cordes ! i
Ccrro, une massue à la main, se laissa glisser par une fissure. Arrivé
près du sorcier, il lui asséna, brusquement, sur la tète un coup si
violent qu’il le déglaça et rabattit. « Venez tous, cria alors Cerro,
enchaînons-le et trainons-lc en prison. »
Le Mosca fut enfermé dans les cachots du col de la Pedda, dépendant
de la seigneurie de Codone qui appartenait aux comtes de Wolkenstein.
Dépouillé de sa cuirasse de glace, il avait perdu tout, son pouvoir
de sorcier, et eut la fin d’un bandit vulgaire.
Son nom et son souvenir sont restés vivants dans tout le pays.
Cet être mystérieux, ce sorcier redoutable n’était qu’un audacieux
et adroit brigand. Ses ruses étranges avaient frappé l’imagination de
paysans crédules. Ainsi s’explique, sans doute, la plupart des légendes
du môme genre sur les ogres, les magiciens, les sorciers.
Le peuple, par quelque côté de son esprit, reste toujours enfant,
le peuple des campagnes surtout. La superstition est générale et invé¬
térée chez les tyroliens.
La tradition, la légende se sont intimement mêlées à tous les phéno¬
mènes de la nature. Dans la région des Dolomites, le sol est essentielle¬
ment volcanique. Les arbres éclatent, les roches se brisent, des gouffres
s’ouvrent et se referment brusquement. Partout, le paysage heurté,
dentelé, bizarre s’harmonise avec les mille variétés de la légende qu’il
fait naître.
Les habitants de IJvinallongo étaient, autrefois, presque tous suspects
de sorcellerie. C’était même comme un privilège spécial au pays, que
les hommes se livraient aussi aux pratiques démoniaques ; on con¬
naissait les Streghoni de Livinallongo , tandis qu’à Colfosco et àCorfara,
comme dans toutes les autres parties du Das-Tyrol, on ne voyait, en
général, que des Streghe , des sorcières.
Un soir d’automne, un riche fermier de Livinallongo revenait
d’Ampezzo et se trouva, dans la nuit, derrière la colline de Lana, prés
d’une chaumière qui fut transformée, plus tard, en fabrique d’eau-de-
vie par Silveslre Gallisla de llrenta, et existe encore telle quelle. Ileut
l’idée de passer le reste de la nuit dans la chaumière.
S’en étant rapproché, il y vit un grand feu et entendit parler diverses
personnes dont les voix lui étaient familières. Il entre et reconnaît
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
103
plusieurs de ses parents ou amis, qui paraissent saisis d’effroi en le
voyant. Us étaient autour d’une table copieusement servie.
il comprit qu’il y avait là quelque mystère et voulut se retirer ;
mais on le força à manger aussi, en lui faisant jurer qu’il ne révélerait
jamais a personne ce qu’il aurait vu ou entendu.
Aux premiers sons de l 'Angélus, il ne vit plus ni la chaumière ni
les hommes. Il retourna vers sa demeure, derrière le col de Lana, et
il aperçut deux des assistants de la nuit qui labouraient paisiblement
leurs champs. Chaque fois qu’il rencontrait l’un d’eux, celui-ci le fixait
d’un œil menaçant, comme pour lui dire : Garde le secret ou malheur
à toi !
Plusieurs années s’étaient écoulées : un jour, à la foire de Caprile ,
il eut une discussion avec un des individus, pour une vente. Irrité, il
lui dit : On sait que tu es capable de me tromper et de faire pis encore,
je te connais ! — Assez, dit l’autre, souviens-toi de ta promesse sur
le mont des Ombres ! et il s’en alla en lui lançant un regard sinistre.
Le malheureux fermier revint chez lui tout décomposé et se sentit
mourir. II n’eut que le temps de dire qu’il mourait à cause des
méchantes gens.
Voici comment l’un des Slreghoni les plus fameux de Livinallongo
racontait la manière dont il avait élé initié aux mystères de la sorcel¬
lerie : « Je n’étais encore qu’un garçon de dix ans, lorsqu’à l’auberge
de mon père venaient Christofaro di Ràs et le Magnato de la montagne,
deux sorciers avérés. Toutes les fois qu’ils restaient le soir, le père me
faisait coucher aussitôt après souper ; mais je me cachais derrière une
porte d’où je pouvais voir et entendre. Le père tirait alors d’une vieille
cassette fermée à clé, trois gros livres sur lesquels ils se mettaient à
lire à haute voix. J’appris ainsi les choses les plus étranges. Plus tard,
je me livrai aux mêmes pratiques et je devins un habile sorcier. La
plupart des opérations magiques se font par des herbes. Il faut connaître
l’herbier de Discorides, indiquant toutes les vertus des plantes et des
racines. Il n’y a que cinq plantes sur lesquelles le démon n’a aucune
influence : l’angélique, la valériane, la palma christi , la plus sacrée
de toutes, la racine de Y impemtoria et Yatamanlc. ün peut avec ces
cinq plantes composer de précieuses amulettes qui annulent tout le
pouvoir du démon et de ses acolytes, les sorciers»
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m RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Je veux vous raconter comment, un jour, le démon faillit m’emporter.
Une année de jubilé, je cueillais des herbes sur le Perdoï ; ce fut
précisément à celte époque que le curé du village m’accusa publique¬
ment de sorcellerie. Après avoir bu de l’eau-de-vie de gentiane, dont
je faisais usage comme sorcier, je m’endormis sur un banc. Je nie
sentis assailli par d’énormes rats, des scorpions et autres animaux
immondes. Tous se précipitaient sur moi et me mordaient avec rage ;
je souffrais le martyre. J’eus la force d’aller m’enfermer dans une
armoire qui fut aussitôt percée par les rongeurs. Je sentis que le
démon était le plus fort et allait m’emporter.
On alla chercher le curé d’ Alba qui m’exorcisa. Je repris mes esprits
et le curé me dit : Pierre de la Poudre, tu es sauvé, mais à la condition
que lu viendras faire amende honorable à l’église ! J’allai implorer mon
pardon et promis de ne plus me livrer jamais à aucune opération de
sorcellerie. »
Ce récit donne le vrai mot de l’énigme des Streghoni en parlant de
l’eau-dc-vie de gentiane, l’une des substances qui peuvent le plus
facilement provoquer des hallucinations.
C’est, en effet, l’hallucination naturelle ou factice qui explique les
phénomènes les plus étranges. C’est ainsi que les fumeurs d’opium
ou de haschisch font naître ces visions inénarrables qu’ils préfèrent à
toutes les réalités terrestres.
Sans doute, les légendes diaboliques jouaient, au moyen-âge, un rôle
aussi grand que les légendes pieuses, et les masses ignorantes devaient
être frappées aussi vivement par les unes que par les autres. Dans le
nombre inouï de sorcières brûlées pendant quatre ou cinq siècles,
il y en a eu, évidemment, plusieurs dont les rêves hystériques elles
imaginations désordonnées les transportaient sur les domaines de
Satan. Ce qui parait certain, c’est que le plus grand nombre arrivait,
par des moyens artificiels, à se plonger dans cet état de béatitude
passagère que recherchent aujourd’hui encore les fumeurs de chanvre
ou d’opium et les morphinomanes.
Les narcotiques dont usaient les prétendus sorciers étaient le métel
ou pomme épineuse (Datura stramonium) appelée vulgairement herbe
aux sorciers ou herbe du diable ; la jusquiame, la belladone, la man¬
dragore, la gentiane dont parle précisément Pierre de la Poudre. L#
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
effets physiologiques de ces substances expliquent la sensation de voler
à travers les airs, les concerts harmonieux, les rêves amoureux, les
voluptés ineffables traversées de douleurs aiguës, la perception de bêtes
magiques qu’on voit voltiger autour de sa tête ou qui vous rongent
le corps comme dans le récit de Pierre de la Poudre. A ces diverses
hallucinations se joignent des effets plus réels, des sortes de danses
de Saint-Gui, des éclats de rire stridents, les excentricités les plus
singulières en paroles cl en actions. Ainsi s’expliquent les aveux des
prétendues sorcières, racontant les détails du sabbat.
On trouvait dans leurs demeures des liquides ou onguents composés
avec les divers narcotiques et qui produisaient leurs effets même sur les
personnes non initiées. L’assurance donnée par plus d’une sorcière, que
de sa prison même elle pouvait s’échapper pour aller assister aux fêtes
de Satan, ne doit pas étonner. Pourvu qu’elle eût avec elle la prépa¬
ration magique, rien ne l’empêchait de retrouver dans le plus sombre
cachot, ses visions favorites. 11 est évident que les sorcières regardaient
ces breuvages fabriqués par elles-mêmes, d’après des prescriptions
traditionnelles, comme des dons de Satan.
Tous les maléfices des sorciers s’expliquent donc par des moyens
naturels. Les poisons dont ils se servaient pouvaient, suivant les doses,
causer la maladie ou la mort, ou donner la guérison. Ayant ainsi l’art
de guérir les maladies qu’ils avaient eux-mêmes provoquées, ils se
transformaient, aux yeux de paysans crédules, en êtres surnaturels
avec pouvoir de vie et de mort.
Les légendes du sabbat s’expliquent aussi par des faits historiques.
U y eut, dans divers pays, pendant tout le moyen-âge et jusqu’au
commencement du xvn° siècle, des réunions secrètes d’hommes ou de
femmes qui célébraient des fêles nocturnes dans des landes désertes
et s’y livraient à tous les excès. Michelet a décrit, dans la Sorcière,
cette reprise de l’orgie païenne par un peuple de serfs. C’était la
la réaction brutale des passions humaines contre l’ascétisme oppressif
du moyen-âge.
Les malheureux serfs cherchaient à échapper, d’une manière quel¬
conque, au sentiment du joug odieux qui les écrasait. Nos moralistes
contemporains ne s’élèvent-ils pas, sans cesse, contre le vice de l’ivro¬
gnerie, le terrible fléau de l’alcoolisme qui se propage de plus en plus
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106
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
el qui nécessite la création d’asiles spéciaux pour les milliers d’infor¬
tunés atteints du delirium Iremcns ? Cependant celte passion détestable
fait, tous les jours, de nouvelles victimes, bien que tous ceux qui s’y
livrent en connaissent les terribles el inévitables effets. Ce que le
prolétaire de nos jouis, qui ne croit plus au diable, demande à l’alcool,
l’oubli de la réalité, beaucoup d’âmes incrédules du xvie siècle et
même du xvii® siècle, le trouvaient dans les breuvages magiques dont
une tradition secrète transmettait les recettes, de génération en
génération.
VI
Botzen. — Le chevalier de Sigmundskron. — Les fresques de
Runkelstein. — La tour de Terlan.
Botzen a 10,000 habitants environ. Son territoire est comme un
délicieux jardin de vignes, de figuiers, d’amandiers, encadré par les
masses de granit el de porphyre d’un côté et de l’autre, au dessus de
la ville, par une imposante chaîne d’Alpes dolomitiques. Leur aspect,
sous les couleurs changeantes du soleil couchant, est féerique. Deux
torrents, le Talfer venant de la vallée de Sarnthal et la Passer de la vallée
de Passeycr, se jettent ici dans l’Eisack pour aller plus loin se perdre
dans l’Adige.
Du pont du Talfer la vue est admirable : les verts coteaux où la
végétation est si luxuriante ; la riche vallée de l’Eisack ; les ruines du
défilé de Sarnthal ; plus loin, l’entrée de la vallée de l’Adigc qui conduit
à Meran.
Botzen est une des villes les plus anciennes du Tyrol. On y voit des
rues tortueuses, bordées de vieilles arcades sous lesquelles est installé
le commerce tyrolien.
C’est le point de transition entre l’Italie el l’Allemagne, entre le midi
et le nord. La ville est allemande par les façades de ses maisons, par
les mœurs et la langue des habitants; elle est italienne par ses cours
intérieures, où, à travers le toit découvert sur les côtés, l’air pénètre
et circule librement. 11 y a quelques constructions curieuses.
L’église est remarquable : la tour du clocher est une dentelle de
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
107
pierre du xvic siècle, et le portail du nord est soutenu par deux su¬
perbes lions en porphyre rouge d’une Hère allure. A côté, incrustée
dans le mur, est une des plus belles pierres tombales que l’on puisse
voir: elle représente l’empereur Ferdinand II tout armé, les pieds sur
un lion et tenant ;\ la main un écu surmonté d’attributs héraldiques.
C’est une mâle et vigoureuse sculpture.
Sur la route de Bolzen à Brunecken, près de Colmann, sont les
/fameuses pyramides de Rilten, l’une des principales curiosités du
Tyrol. On peut aller à Ritten par Klobenstein. La route a des points de
vue délicieux. C’est la nature la plus sauvage mêlée à la plus riche
culture. Vers l’est, on a un merveilleux décor dolomitique. Après le
Sclilern viennent les escarpements du Rosszühne et du Rosengarten ;
à gauche, les pics de Langkofel, Blottkogel, Meisules et Geisterspilz
profilent leurs roches dénudées sur le bleu cru du ciel ; à droite, les
crêtes de Lallemar, Schwarzhorn, Fassa tout empourprées par les
derniers rayons du soleil et dont l’aspect exerce sur l’œil du voyageur
la plus étrange fascination.
On arrive au Finslerback, torrent d’une violence extrême: il emporte
les rochers, les pierres, les forêts, les routes et entasse comme un
chaos d’énormes débris qui rompt le cours de l'Eisack. Dans une gorge
creusée par ce torrent se dressent les Erdpyramiden, groupe étrange
de rochers coniques, décharnés et pointus. Elles figurent plutôt des
tours, des clochers, des cloîtres que des pyramides proprement dites.
Ce sont des espèces d’obélisques de porphyre rouge que surplombent
souvent de grosses pierres. La force impétueuse des eaux torrentielles
a désagrégé les parties les moins dures et dénudé peu à peu ces sque¬
lettes rocheux, aux formes bizarres. Ils atteignent une hauteur de vingt
mètres. L’ensemble donne l’idée, tantôt d’un cimetière étrange, tantôt
d’un temple en ruines. De temps en temps, le torrent mine une des
Erdpyramiden qui s’affaisse sur elle-même et tombe avec fracas.
Sigmundskron domine, comme une reine majestueuse, parmi les
monuments de chevalerie si nombreux autour de Bolzen. lia droit au
premier rang par sa superbe élévation sur un roc inaccessible autant
que par ses souvenirs héroïques. Le peintre et l’antiquaire lui rendent
un égal hommage. Les hommes ont toujours considéré comme plus
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
digne de vénération la noblesse qui remonte à l’époque la plus loin¬
taine. De même, une ruine a d'autant plus de prix qu’elle est plus
éloignée de son origine.
Priscianum, Cornelianum, Epponum furent des colonies romaines
du temps où les habitants de la haute Italie, fatigués des guerres etdes
troubles, étaient venus dans le nord chercher des abris plus sûrs.
Horace chanta Eppanum dans une ode célèbre.
Sigmundskron fut bâti comme le château de Iloch Eppan, sur les
ruines d’une ancienne forteresse. Construit au xte siècle par les Fir-
mian, il fut fortifié, en 1475, par l’archiduc Sigismond, qui lui donna
son nom. Il s’élève majestueusement cl domine tout le pays du haut
d’une montagne au pied de laquelle l’Adige roule et répand ses eau*
comme en une espèce de lac. Sur ce même roc de porphyre que cou¬
ronnent pittoresquement les antiques murailles, s’élevait jadis la for¬
teresse romaine de Formicaria.
Le château de Sigismond a aussi sa légende. Le diable invoqué par
un chevalier désireux de se rendre auprès de sa belle, malgré les ava¬
lanches qui rendaient les chemins impraticables, se présenta avec un
carrosse attelé de quatre chevaux, mais, au lieu de conduire le che¬
valier chez sa belle, il l’emporta dans l’enfer. On retrouve ici, comme
à Landeck, le chevalier amoureux elle gouffre dévorant.
Non loin de Sigmundskron est le château de Maullasch. Le nom
signifie soufllet. L’une des nombreuses légendes parle d’un violent
soufflet appliqué par un chevalier à la paysanne dont il avait fait sa
maîtresse et qu’il chassa ensuite avec son enfant. La colère du ciel
punit le suborneur.
Le château de Runkelstein, bâti au xiu« siècle par les comtes de
Wangen, s’élève, comme Sigmundskron, sur un rocher tellement
escarpé, qu’on se demande comment on a pu y élever des matériau*
de construction. Autour, sont les coteaux où l’on récolte le vin le plus
chaud du Tyrol.
C’était jadis le pays des gais troubadours qu’inspira, sans doute, I»
généreuse liqueur. Les seigneurs de Vintler, possesseurs du château,
au moyen-âge, attirèrent autour d’eux les minnesingers. Ce fut Nicolas
Vintler qui reçut le prince de Ilalesburg Guillaume, lors de son ma-
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 100
riage avec la princesse Jeanne de Naples. Pour honorer ses hôles, il
fit peindre de magnifiques fresques, représentant des scènes de Go-
tefried de Strasbourg, les aventures de Tristan et d’Iseult. Ces fresques
sont restées jusqu’à nos jours, pour tous les amateurs d’art, un véri¬
table but de pèlerinage.
Kunkelstein est un des châteaux les plus célébrés par les poètes.
Conrad Vintler, au commencement du xve siècle, composa un poème
intitulé : Les Fleurs de la Vertu, inspiré par les fresques du Runkelslein.
Sendlinger, maître chanteur de Munich, rassembla à la fin du xtv°
siècle, les vieilles chroniques du château et contribua à sa célébrité.
Il n’est pas, d’ailleurs, un trouvère tyrolien qui n’ait payé son tribut
au superbe Runkelslein. Voici une de ces poésies, les moins anciennes :
« Noble castel, je me réjouis d’avoir pu découvrir, à travers les
roches si resserrées du Talfer, un sentier escarpé pour monter jusqu’à
ton sommet. Tout voyageur qui traverse l’Elschland ensoleillé fera,
avec joie, une halte dans les murs. S’il est favorisé des doux regards
d’une Yseult, il se laissera aller, dans ce site sublime, à ses rêves de
poésie et d’amour ! »
Terlan a sa lourde Pise. Il y a plusieurs légendes : voici quelle est
la plus répandue.
Un ouvrier maçon était devenu éperdument amoureux de la fille de
son maître ; il l’a demanda en mariage. Le patron sourit dédaigneu¬
sement et répondit : < Quand tu auras bâti une merveille comme la
lourde Pise, alors seulement tu épouseras ma fille. » Lejeune maçon,
par un miracle d’habileté et de travail, éleva cette tour prodigieuse
qui semble vouloir tomber sur les passants.
Il épousa enfin sa bien aimée et comme dans tous les contes de fées
ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
La vérité, moins poétique, est, parait-il, que les eaux de l’Adige en
s’infiltrant dans le sol, ont, pendant des siècles, déplacé, peu à peu,
les fondations du clocher qui s’est progressivement incliné, tout -en
gardant, par un prodige d’équilibre, sa solidité primitive.
Cependant, des architectes expérimentés affirment que l’inclinaison
a été voulue ; le mode de construction a atteint la limite extrême de
l’équilibre stable. La science semble, ainsi, donner raison à la légende.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
110
VII
Meran. — Land im Gebirge. — Légende de Zenoburg. —
Schloss Tyrol.
Les Rhétiens furent les premiers habitants du Tyrol. Horace a
chanté la conquête de la Rhétie par Néron, Drusus et Tibère :
Videre Bhaedi bel la sub alpibus
Drusum gerentem .
Drusus Genannos implacidum genus
Brennosque veloces et arces
Alpibus impositas tremendis
Dejecit acer plus vice semplice .
Ce sont les grandes voies laissées par les Romains qui ont servi aux
ingénieurs modernes pour les routes du Brenner et de la Carinthie.
Le Tyrol fut un perpétuel champ de bataille entre Rome et ses
ennemis d’au delà des Alpes. Les Marcomans, les Golhs, les lluns ra¬
vagèrent successivement tout le pays. Ce furent ensuite les Lombards
qui prirent possession du Tyrol méridional et les Bavarois de la partie
septentrionale.
La chevalerie eut beau jeu dans ces montagnes, dont chaque pic
devint une forteresse imprenable. Trois puissantes familles se dispu¬
tèrent la suprématie : les comtes d’Andechs, d’Eppan et de Tyrol.
Les fameux princes de Gôrtz donnèrent les premiers à cette terre
des montagnes Land im Gebirge une réelle importance. Méran, l’an-
cienne colonie romaine de Maja, fut choisie par eux pour leur résidence
et devint la capitale de leur principauté. On a peine à comprendre
pourquoi le pays prit le nom de Tyrol, au lieu de garder celui si
harmonieux de Méranie que Ton retrouve dans les anciennes chro¬
niques. Tyrol vient de Terriolis , qui était, dans l’origine, la citadelle
de la colonie romaine dans les montagnes de la Rhétie.
Au xiie siècle, les comtes du Tyrol dominaient, des hauteurs de
Terriolis, transformé en château, et Méran prospéra de plus en plus.
Marguerite Maullasch, héritière de la seigneurie, en 1359, céda ses
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. III
droits à ses cousins les (lues d’Autriche, qui, un siècle après, rache¬
tèrent aussi aux Bavarois le Tyrol du nord.
Au xvne siècle, sous le règne de Léopold 1er, le Tyrol fut complète¬
ment incorporé à la monarchie autrichienne.
C’est à partir de Méran, comme centre, que s’étend celte terre de
Bolzen si vantée et si magnifique en effet, surtout dans la vallée de
l'Adigc supérieur. Elle s’appelle Vintzchgau de sa source jusqu’à Meran;
elle doit ce nom à ses anciens habitants Venones. « Dès Latsch, elle
devient de plus en plus pittoresque ; la plaine est richement cultivée,
de beaux ombrages s’étendent çà et là, et les montagnes, beaucoup moins
nues, commencent à prendre le caractère italien. Moins accidentées
que les montagnes de la Suisse, elles n’offrent aux regards ni des
plateaux cultivés, ni des forêts séculaires, mais des pentes vertes et
buissonneuses, dont les formes ont de la douceur et le coloris un éclat
plus tendre et plus clair que celui des grandes Alpes. » (Topfer). De
tous côtés, les châtaigniers au large ombrage, les arbres fruitiers aux
riches couleurs, les vignes pliées en treilles élégantes forment un
ensemble ravissant.
Meran, en italien Merano, paraît une trop petite ville pour avoir été
la capitale du Tyrol. Mais dans toute la contrée, il n’est pas de paysage
plus gracieux que les blanches maisons de Meran adossées à la verte
colline, au sommet de laquelle se dresse l’héroïque château des comtes.
Tout autour, sur les collines 'étagées, grimpent les pampres qui
forment comme un rideau verdoyant au devant des Alpes. Partout où
se porte le regard, apparaissent d’antiques castels perchés sur les
hauteurs, et de modernes villas encadrées dans les massifs. La Passer
roule ses eaux bruyantes le long de Meran et va se jeter dans l’Adige.
Dans la ville, toute l'animation se concentre sous les arcades de la
grand’rue Lauben. Meran est devenue, depuis quelque temps, une
slation hygiénique où l’on vient faire des cures d’air doux en hiver,
de petit lait au printemps et de raisin en automne. Elle est abritée
contre les vents du nord par son cercle de montagnes et le climat y
est d’une salubrité parfaite. L’Impératrice d’Autriche a sa villa à
l’entrée de la vallée de Passever. On a construit contre les déborde¬
ments de la Passer qui est très torrentueuse une large et forte digue,
la Wassermancr, qui est la principale promenade.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
L’un des édifices les plus curieux est le Kelleramt où résidaient au¬
trefois les comtes de Tyrol et qui appartient actuellement au prince
de Taxis. Dans la partie ancienne, on voit encore la chambre impé¬
riale ornée de fresques ; on remarque les peintures de maître Chris¬
tophe de Meran, le plus ancien des peintres tyroliens, représentant le
mariage de Marguerite à la grande bouche avec le margrave Louis de
Brandebourg.
L’église, dont la tour est la plus haute du Tyrol, a un bon retable
de Knoller, l’Assomption. Les fonts baptismaux sont ornés de plusieurs
petits tableaux très curieux. La chapelle de Sta Barbara est remplie de
statuettes en bois ou en plâtre, bizarrement peinturlurées, surchargées
d’ex-voto en argent, en cuivre ou en zinc. Les squelettes de saint
Pierre et de saint Alexandre, exposés dans des vitrines sur les autels,
sont lugubres à voir. Les ossements sont tout parés : les côtes, les
jambes, les bras entourés de bandelettes d’or, ornementés de pierres
de couleur ; sur les crânes sont posées des couronnes faites de
verre, d’or et de pierres fines ; dans l’orbite un rubis figure l’œil ;
un jupon en soie couvre le squelette jusqu’au genou ; des sandales en
soie brodées d’or, un bouquet de fleurs à la main ; la bouche béante...
tout l’ensemble est d’autant plus effroyable que les crânes ont un
rictus plein de malice et d’ironie. C’est un effet macabre des plus
saisissants.
Aucun des nombreux châteaux qui entourent Meran n'a une plus
belle situation que Zenoburg, au dessus de la route de Steiner et de
Passever il se dresse fièrement sur une roche abrupte. Il est le plus
rapproché des portes de la ville sur lesquelles on voit l’aigle rouge du
Tyrol. Posté là, comme une sentinelle avancée, il regarde, par dessus
les riants côleaux, vers les montagnes, du côté de l’Elsch, où il revoit
comme dans un magique panorama, tous les glorieux souvenirs laissés
par les héroïques ancêtres du Tyrol.
D’étranges légendes entourent sa première origine. Les unes rap¬
portent que l’Empereur Zenon de Byzance, après avoir été renversé
du trône, an ive siècle, serait venu ici, chercher un refuge ignoré de
tous. D’autres affirment que saint Corbinien qui vivait dans la forêt,
près de Kuens, avait élevé en l’honneur de saint Zenon, évêque de
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 113
Vérone, une chapelle qui devint plus lard le château de Zenoburg.
Ces deux versions ne s’appuient, d’ailleurs, sur aucun document
sérieux.
D’autres parlent de la construction d’un château-fort où se trouvent
bizarrement mêlés les souvenirs des empereurs de l’Orient et des saints
docteurs de l’Occident. 11 est question aussi d’un roi de Bohême qui
aurait choisi ce château sur la crête de la montagne comme un séjour
de prédilection. Un autre roi de Bohème, Charles, qui voulait se
venger de la fameuse comtesse Marguerite, â cause de la persécution
exercée contre son père, assiégea le château de Tyrol et détruisit
Zenoburg.
De la terrasse de Zenoburg, on a une vue très étendue sur les vastes
pâturages et les gais coteaux couverts de vignes. Partout ici, la nature
sourit aux ruines et leur prête une grâce incomparable.
En face, se dresse le château de Tyrol.
Sur le Küchelberg, hauteur couverte de beaux vignobles, au pied
de laquelle est Mcran, s’élève le célèbre château de Tyrol qui a donné
son nom au pays. Deux chemins y conduisent. L’un, le plus court et
le plus facile y mène en 1 heure 1/4, en parlant de la porte du nord ou
Passeyer Thor. C’est en suivant ce chemin qu’on visite Zenoburg.
Après une heure d’ascension, on atteint le village de Dorf Tyrol
composé de quelques vieilles chaumières.
La pyramide de granit où s’élève le castel des comtes ne semble pas
accessible, et, en effet, il faudrait tourner et contourner la montagne,
si l’empereur Léopold 1er n’avait fait percer un tunnel â travers la
roche Knappenloc/t. On traverse ce souterrain de cent pas de long et
l’on se trouve brusquement en face d’un paysage d’une grandeur ler-
rifianle. Ce ne sont que rochers sur rochers, ravagés par les éboule-
ments autant que par les débordements du torrent. Sur une pyramide
de granit qui fait tranche à pic sur la montagne se dresse le château,
et son enceinte fait vraiment corps avec le rocher.
Par une cour délabrée, on parvient â la porte principale où l’on
reconnaît des vestiges de murailles romaines. On a comme une vision
de ces deux époques guerrières si puissantes, la conquête romaine et
la féodalité du moyen-âge.
MARS-AVRIL 1888. 8
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m RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
La chapelle csl très bien conservée ; sa porte est une merveille de
sculpture du xic siècle. Le vieux crucifix de cette chapelle a sa légende,
affirmant que toujours avant la mort de chaque comte suzerain, un
morceau de pierre se détachait de la croix. Quand le comte Meinhard,
dernier rejeton de la grande famille, rendit famé, des plaies du christ
s’échappèrent des flots de sang, jusqu’à ce que le dernier des comtes
du Tyrol fut enterré. Le gardien du château insiste sur tous les détails
de la légende, avec la conviction la plus profonde.
Des constructions modernes ont remplacé une partie du vieux châ¬
teau. L’antique salle des chevaliers est transformée en un vaste salon,
orné des portraits de souverains autrichiens. De ce côté, on a une vue
splendide sur l’entrée du Val de Vintschgau, le joli château de
Durnstein, le pic de Galtnerspitz. Au fond de la vallée, à gauche, est
le mont Josephberg qui semble s’élever du milieu d’une forêt. Au
dessus, se dresse le glacier de Lautsch, dit l’oreille de lièvre, Haesenohr;
à l’horizon, on aperçoit les glaciers d’Oertels, les plus élevés du Tyrol.
La nature, riante dans la vallée, sévère sur les sommets, devient
grandiose et terrible sur les hautes montagnes. Au soleil couchant, les
vallons se dorent comme sous un prisme féerique ; les glaciers en feu
donnent l’illusion de volcans en éruption sur les flancs desquels rou¬
leraient des torrents de lave ardente.
D’un autre côté du château, on a à ses pieds le Küchelberg et le
vieux hameau du Tyrol enfoui dans les pampres ; plus bas, la pitto¬
resque ruine de Brunnenburg. En face, s’ouvre la vallée proprement
dite de l’Adige avec ses coteaux ou, au milieu des vignes, scintillent
les clochers des nombreux villages, tandis que plus haut, la roche de
porphyre encadre ce splendide tableau. Au loin, se profile la longue
chaîne des Alpes dont le pic le plus élevé est la Cirna d’Asta. De tous
côtés, le paysage s’épanouit en un resplendissement merveilleux.
C’est ici de beaucoup la partie la plus riche du Tyrol. On y voyait
encore, il y a quelques années, les fermiers aller à la messe, le
dimanche, comme jadis les seigneurs et maîtres des châteaux, suivis
de tous leurs gens à cheval. Ces opulents fermiers étaient les succes¬
seurs des tenants des douze anciennes fermes appelées Schildhaefe. Ils
étaient astreints à certaines fonctions domestiques ou militaires dans
le château de leurs suzerains, les comtes du Tyrol ; ils jouissaient
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. H 3
d’importants privilèges, droits de chasse et de pêche, exemption
d’impôts, permission de porter un écusson, scltild ; de se présenter
à l’église et devant les tribunaux avec l’épée et la lance. Aux couron¬
nements des empereurs François et Ferdinand, en 1810 et 1838, les
fermiers des Schildhaefe remplirent encore leurs anciens devoirs de
vassaux.
VIII
Drunnenburg. — LesNorglein. — Passeyertiial. — Pantegans. —
Orco. — Pavaro.
Quand on va de Meran, en descendant la montagne de Kuchelberg,
vers la fontaine de Saint-Martin, on prend un sentier escarpé qui
mène à Brunnenburg. On voit plusieurs terrasses de vignes super¬
posées, véritables trésors qui donnent le nectar du pays ; elles recouvrent
le sommet, où la tradition a placé le fameux palais de Laurins. Brun¬
nenburg est cher aux artistes par le contraste de scs vieilles pierres
moussues, de ses arbres séculaires et de ses verts gazons à travers
lesquels coulent des sources murmurantes. Au dessus de deux blocs
de granit, un châtaignier dresse sa tète majestueuse. Dans les voûtes
des anciens souterrains, sinistres oubliettes, règne aujourd’hui comme
un printemps perpétuel. On voit étaler ses branches vertes le citronnier
qui embaume là où gisaient les malheureux prisonniers du moyen-
age. Par un singulier caprice du hasard, des touffes fleuries, de grosses
boules de neige se sont massées dans un des recoins de la tour où
s’entassaient jadis les projectiles de défense. La grande arcade d’une
croisée gothique d’où l’on épiait, autrefois, les mouvements de l’en¬
nemi, s’est transformée en un cadre enchanteur où apparaît l’image
pacifique et gracieuse de l’Etchland. Au point le plus liant, s’élève un
pin géant dont la vaste envergure semble protéger l’antique domaine.
H est là comme le symbole des vieux gardiens de ces jardins renommés,
ou les nains fantastiques, les Norglein , habitaient jadis.
On se raconte encore, le soir, devant l’Aire dans les chàlcts, les
légendes des Norglein . Tantôl, ils viennent au secours des bons, tantôt,
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H G RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
ils jouent aux méchants mille mauvais tours. Au pauvre amoureux
dédaigné de sa belle, ils apportent un philtre dont quelques gouttes
suffisent pour changer le dédain en amour ardent ; au chasseur mal¬
heureux, ils donnent des balles qui ne manquent jamais un chamois;
la nuit, ils se glissent dans la chaumière du pauvre, et changent quel¬
quefois les pommes de terre en pommes d’or. Mais ils sont impitoyables
pour les méchants: ils brisent à coups de marteau les roues dumoulin
où le meunier est mauvais maître ; ici, ils apparaissent tout à coup au
nombre de dix mille pour bâtir une église en une nuit ; plus loin, ils
détruisent la maison d’un usurier impitoyable envers la veuve qu’il a
chassée de son misérable logis, parce qu’elle ne pouvait pas payer son
loyer.
Dans la montagne, les Norglein sont, souvent, des hommes de glace
avec de longues barbes blanches qui balaient la neige. Dans la plaine,
ce sont, presque toujours, de petits lutins vifs et malicieux. Toute
cette population des vais de la Passer est une des races les plus su¬
perstitieuses. Elle rivalise, sous ce rapport, avec les habitants de la
vallée de Graden.
On y raconte que quelquefois des êtres sauvages quittaient leurs
antres des montagnes pour se fixer dans le Passeyerthal. Les mâles
s’appelaient Pantegans et les femelles Panteganes. Celles-ci se mon¬
traient plus souvent. Seuls, les bûcherons travaillant au plus profond
des bois pouvaient très rarement entrevoir quelque Pantegan.
Un soir, un bûcheron se trouvait tard, dans la nuit, au fond de la
forêt oû il achevait d’abattre un vieux chêne. Tout à coup, il voit un
Pantegan qui lui ordonne de le suivre. Le paysan lui dit d’attendre un
instant et le prie de l’aider à élargir la fente du chêne. Le Pantegan,
pour faire preuve de sa force, met ses larges mains dans la fente, le
paysan retire brusquement sa hache et les mains du sauvage se trouvent
prises comme dans un étau de fer. Le Pantegan poussa des cris affreux
et finit ainsi misérablement sa vie.
On voit, par ce récit, que le pouvoir des Pantegans du Passeyerthal
était bien faible, puisqu’ils ne pouvaient ni se défendre, ni se délivrer
même d’un piège aussi grossier.
L’une des superstitions les plus répandues et les plus persistantes
dans le Passeyerthal, comme dans toutes les parties du Bas-Tyrol, est
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RUINES ET LEGENDES DU TYROL.
1 17
celle de l’ogre, Yorco. Elle se rattache au culte de Pluton. Il se présente,
dit-on, le plus gouvent/sous la forme d’un cheval doux et apprivoisé
qui invite le voyageur à le monter. Malheur à l’imprudent ! Le cheval
s’élève à des hauteurs vertigineuses. Le cavalier est forcé de faire des
efforts surhumains pour se maintenir en selle. Après la course effrénée
qui dure toute la nuit, le cavalier est brusquement jeté au lieu meme
d’où il était parti.
L’ogre, parfois, imite de loin le cri du chasseur. Malheur à qui lui
répond ! L’ogre marche sur lui avec une vitesse effroyable et le ren¬
verse, s’il ne peut pas se réfugier dans une maison. L’ogre ne pénètre
jamais dans les habitations.
L’ogre, d’autres fois, se transforme en un vent impétueux et ren¬
verse contre un mur ou un tronc d’arbre celui qu’il poursuit.
L’ogre tyrolien sait se montrer aimable parfois avec les femmes ;
mais, le plus souvent, il se plaît à leur jouer de mauvais tours. Tantôt,
il fait disparaître de la basse-cour un poulet, une oie ; tantôt, il soustrait
du linge, des provisions. Les mille manières dont l’ogre s’ingénie à
manifester sa malice sont aussi variées que les actes même de la vie
rustique.
Tandis que dans le Riibezahl , l’ogre si populaire de la Bohème, on
admire tant de traits nobles et généreux qu’ils sont, pour ainsi dire,
la règle, et la méchanceté l’exception, l’ogre du Tyrol est absolument
incapable d’une bonne action. En lui, prédomine la joie maligne de
voir souffrir, signe infaillible d’un naturel pervers, joie qui éclate en
ricanements moqueurs toutes les fois qu’il réussit dans un de ses tours.
Les forêts les plus épaisses sont sa demeure de prédilection ; de là, il
fait entendre, la nuit, son cri monotone et sinistre, et l’on peut, sous ce
rapport, le comparer, au Schrat des Allemands qui est un esprit des
bois, au corps tout velu, à l’aspect hideux, tenant à la fois du Faune
des Romains et du Satyre des Grecs.
L'ogre est de tous les esprits malfaisants celui qui a les plus pro¬
fondes racines dans les croyances tyroliennes. C’est à ce point qu’au-
jourd’hui encore il est redouté, non pas seulement par les enfants,
mais par tous ceux qui sont forcés de voyager la nuit et de traverser
les co/s maudits hantés par l’ogre.
11 est à remarquer que l’ogre tyrolien n’a jamais réussi à se trouver
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
une compagne. On ne £ait pas mention d’ogresses dans le Passeyerthal,
pas plus que dans le Gradenthal, tandis qu’il est notoire que l’ogre
français a toujours vécu en parfait accord avec sa chère ogresse.
Le Pavaro est un ogre particulier qui avec une faux invisible coupe
les jambes des jeunes maraudeurs ; il se cache dans les jardins, imi¬
tant les cris des vautours, des corbeaux, des pies. Quand il se monfre,
il a la tète d’un énorme chien, les yeux pleins de flammes, la bouche
écumante, de: dents de fer, le poil de l’ours noir, des pattes si longues
qu’il les étend jusqu’au bout du champ, les ongles crochus du faucon
et pour queue un immense serpent. Il aiguise sans cesse sa faux en
chantant :
Aiguise, aiguise bien
Coupe les jambes à qui vient !
La femelle du Pavaro, la Trota, attaque également jeunes et vieux,
gens et bêfes. Quoiqu’elle soit de stature gigantesque, elle peut se faire
assez mince pour passer par un trou de serrure. Une fois entrée dans
la maison, elle se précipite de tout son poids sur sa victime et l’étreint
de manière à lui enlever toute possibilité de respirer. Elle disparait
aussitôt si l’on a seulement la force de faire le signe de la croix avec
sa langue dans la bouche. La Trota forme, pour ainsi dire, la transition
entre les sorcières et les esprits malfaisants, tels que les Ni vans, les
Norglein, les ogres.
On voit ici la femme jouer le principal rôle, et comme nous l’avons
dit, ce n’est guère qu’à Livinallongo que le sorcier prédomine.
Ces diverses traditions du Passeyerthal sur les Norglein, lesSalvans,
les Pantegans, les ogres semblent s’appliquer aux premiers habitants
autochtones qui s’étaient confinés dans les excavations de sommets
inaccessibles. Us y gardèrent longtemps leur force et leur férocité pri¬
mitives, êtres incultes, sauvages, effrayants comme les antres rocailleux
dont ils faisaient leurs tanières.
Dans certaines légendes, ils sont plus féroces, dans d’autres, plus
doux, presque apprivoisés. Ces différences s’expliquent par les dates
plus ou moins anciennes. A mesure qu’on se rapproche des temps
civilisés, on voit la puissance des êtres démoniaques s’affaiblir et, par
exemple, le récit du Pantegan dont la main fut prise dans la fente d’un
chêne par la ruse d’un bûcheron est, évidemment, d’une date très
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 119
récente. C’esl le contraire de Milon de Crolone qui fui dévoré par le
lion. Ici, c’esl le monstre qui périt victime de l’homme. C’est la supé¬
riorité de l’èlre civilisé sur l’être primitif qui s’affirme de plus en plus.
Mais les vestiges des croyances populaires persistent longtemps encore
et l’on en retrouve la trace dans les traditions de tous les peuples
modernes.
IX
La réconciliation de Forst. — Dolomites du Sud. — Val de Fassa.
VlVANS. — BrEGOSTANS. — BeLLUNE. — PlEVE DI CaDORE.
Après Botzen, l’Adige change brusquement son cours et tourne du
sud-est au sud-ouest. Grossi de l’Eisack, qui lui apporte les eaux glacées
du Brenner, il s’élance dans une longue vallée tout droit vers l’Italie.
11 court à travers des plaines de maïs, des vignes, des champs de blé,
des jardins, cl parfois aussi, des marais fiévreux. Ce qui varie l’aspect,
ce sont les collines ou les montagnes qui bordent les deux rives du
fleuve. A gauche, elles sont plus hautes et plus escarpées. On passe le
Rolhwand après le Rothstein, le mur rouge après le rocher rouge. Ce
sont d’éclatantes masses de porphyre. A Ora, se dressent les ruines de
Kastel Fôder ( castellum foederis) dont le nom rappelle, dit-on, une
victoire des Cimbres sur les Romains, et un traité qui en fut la suite.
La tragique ruine de Forst s’élève sur une roche encadrée de lierres
et de vignes, au dessus de l’Adige resserré et torrentueux. Dans le
lointain, se dressent de hautes montagnes, et de certains points, on
aperçoit le vieux manoir comme un énorme rempart élevé contre l’in¬
vasion de la riche vallée.
L’histoire du domaine qui ne remonte pas au delà du xn° siècle ne
relate rien de remarquable sur les destinées des châtelains. On voit
seulement comment le château fut perdu, en 1423, parles deux frères
Ulrich et Guillaume de Starkemberg, dans un sanglant combat contre
l’électeur Frédéric. Mais dans une des pièces délabrées du château, on
signalait, il y a quelque temps encore, une croix rouge qui, dit-on,
avait été marquée en souvenir d’un horrible fratricide. Voici ce que
rapporte la légende ;
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120
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Forst comptait parmi les fiefs les plus considérables dn Tyrol. Celui
qui en devenait possesseur était de droit noble et comte. Dans des
temps reculés, les châtelains n’ayant qu’une fille, leur nom menaçait
de s’éteindre et les domaines devaient passer alors dans celle des fa¬
milles nobles du pays à laquelle il plairait au souverain de les donner.
Le comte de Forst reprochait amèrement à sa noble épouse sa funeste
stérilité. Celle-ci quitta le château un jour et se rendit seule dans une
caverne où vivait un célèbre nécromancien. Ses cheveux étaient noirs,
le matin ; ils étaient blancs, le soir. Elle ne voulut plus sortir de sa
chambre. Un jour, le comte de Forst annonça que la comtesse Gertrude
allait devenir mère. Une nuit, un cri déchirant retentit dans le châ¬
teau : on trouva la comtesse morte, ses cheveux tout hérissés sur son
front crispé, l’œil démesurément ouvert avec une expression d’horreur,
la bouche et tout le visage tordus dans une convulsion suprême.
A ses côtés, gisaient deux jumeaux auxquels elle venait de donner
le jour en mourant, deux jumeaux dont les membres étaient d’abord
entrelacés et qui se repoussèrent aussitôt avec leurs pieds et leurs
mains, en jetant des cris pareils à ceux de deux louveteaux en colère.
Quel était l’aîné ? Dieu seul le savait. Le comte de Forst n’avait donc
pas encore un fils aîné, reconnu comme héritier du noble domaine.
Son désespoir fut extrême.
Otto et Adalbert grandirent, sauvages et farouches, avec les plus
mauvais penchants. Ils avaient, l’un contre l’autre, une haine instinc¬
tive, violente, implacable. Détestés et repoussés par leur père, chacun
d’eux accusait l’autre d’être la cause de cet abandon. Quand le père
fut mort, dans un accès de fureur, en maudissant ses deux fils, ils
héritèrent du château et des fiefs, sans pouvoir les partager. « Si mon
frère ne vivait pas, pensait chacun d’eux, j’aurais hérité seul de tout
le domaine de Forst, je serais comte. Maudite soit cette fatale frater¬
nité ! »
Le sort voulut que tous les deux devinssent amoureux de la meme
femme, la fille d'un seigneur du voisinage. Se rencontrant au inomeut
où chacun allait faire la demande en mariage, ils se précipitèrent fun
sur l’autre, en se portanf des coups furieux, mais sans pouvoir entamer
leurs armures. La belle Bércngère, justement effrayée, ne voulut
d’aucun de ces farouches prétendants. La rage des deux frères ne lit
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RUINES ET LEGENDES DU TYROL.
121
que s'accroître. Dans tout le pays, on s’entretenait avec horreur de la
haine des deux jumeaux.
Un saint homme, l’abbé de Brixen, voulut tenter une réconciliation.
H supplia d’abord Otto et, se jetant à ses pieds, lui dit : « Par les en¬
trailles de ta mère, promets-moi de te trouver, demain, sans armes, à
l’heure du saint oflice, au pied de l’autel. — J’y serai, dit Otto. » —
L’abbé obtint la même promesse d’Adalbert.
Le lendemain, tous les seigneurs voisins étaient réunis dans la cha¬
pelle. Otto et Adalbcrt s’avancèrent d’un pas rapide jusqu’au pied de
l’autel. Leur visage était livide, leurs regards sinistres. Tous les cœurs
étaient agités et en suspens, lorsqu’au moment de la communion, le
prêtre dit aux jumeaux, d’une voix solennelle : « Par la chair et le
sang du Christ, je vous adjure de chasser de vos cœurs toute pensée
de haine et de vous donner le baiser de paix ! »
Au même moment, les deux frères se penchèrent l’un vers l’autre
pour s’embrasser, et ils poussèrent, en même temps, deux cris terribles.
Un double jet de sang inonda tout l’autel. Chacun d’eux, d’un même
mouvement, avait frappé son frère au cœur, avec un poignard qu’il
tenait caché sous son manteau. L’hostie profanée avait roulé dans le
sang de ces deux frères impies. On montra longtemps, dans la chapelle
du château, cette hostie sanglante. La vierge Marie apparut au saint
prêtre et le consola, en lui révélant que les deux jumeaux étaient les
tils de Satan.
Celte dramatique légende de la Réconciliation de Forst est restée
populaire dans le Tyrol. Elle est comme un dernier écho de ces haines
de famille irréconciliables, atrocement sanglantes, qui ont caractérisé
tant de tyranneaux du moyen-âge.
Neumarkl est une des stations les plus favorables pour les excursions
dans la région des Dolomites du sud, entre Passa et Ampezzo.
La longue vallée de la Passa se divise en trois parties: en haut, le
Fassalhal, au milieu, le Fleimserlhal, en bas, le Zimmerlhal ; en italien,
Vai di Fassa, Val di Fiemme, Val di Cembra. Partout les rochers, les
pics de porphyre, offrent les plus vives colorations. C’est le porphyre
qui règne, vers le sud, jusqu’au Val Suzana.
bans le Fassalhal, rien n’est plus primitif et plus rustique que le
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122
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
village de Campidello. Les chaumières, les masures, les ruisseaux, les
ponts de bois, tout est pèle mêle, entre d’affreux escarpements qui
offrent l’aspect d’une gigantesque prison. Maison contemple au delà
les cimes merveilleuses des Dolomites qui donnent à la prison comme
un cadre d’or. Combien le hameau semble plus petit encore au milieu
de ces grandeurs de la nature ! Il est entièrement séparé du reste du
monde ; c’est à peine si l’on aperçoit quelques habitants ; on n’entend
d’autre bruit que le murmure des ruisseaux.
Predazzo est la bouche d’un ancien volcan. C’est le grand attrait des
géologues : un immense mausolée où les savants viennent déchiffrer
les arcanes hiéroglyphiques de la formation du globe. C’est à son origine
volcanique que le pays doit son nom de Fleims, Val flammarum. Dans
ce vaste cratère abondent les minéraux les plus rares, toutes les curio¬
sités géologiques.
Le village de Predazzo est si enfermé de toute part, que, pendant
l’hiver, on n’y aperçoit pas le soleil avant onze heures du matin. Aussi,
ne voit-on, par dessus l’enceinte réservée, que les sommets les plus
élevés, surtout le mont Cimon , le vrai roi de cette légion de pics
gigantesques.
Cavalante a des eaux ferrugineuses, célèbres dans tout le pays. Ici,
la vue de la chaîne montagneuse est superbe. La Marmolata élève sa
tête altière toute éclatante de glace, et Predazzo paraît humblement
couché à ses pieds.
Dans le Val de Passa, au Silvan et à la Ganna du Val Ladino ou de
Graden correspondent le Vivan et la Vivèna. Ils sont aussi sauvages et
ont quelque chose de plus surhumain. Etant d’un naturel doux, ils ne
font de mal que si on les provoque. Ils deviennent même facilement
amis de l’homme, s’en rapprochent, imitent ses manières et s’éta¬
blissent, parfois, près des villages. Ils ont une sorte de langage, en
formules très laconiques. Les Vivènes ramassent des vêtements ou des
haillons avec lesquels elles se couvrent ainsi que leurs petits.
Comme les Silvans et les Ganne, les Vivans et les Vivènes ont la
faculté de se rendre invisibles ; ils ont le privilège de vivre jusqu’à la
fin du monde, d’où leur nom de Vivans.
Par contraste avec les Vivans, le Bregoslan et la Bregostène du Val
de Fassa sont d’un naturel méchant, rapace, cherchant tous les moyens
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 123
de nuire à l’homme. D’après certaines légendes, ils passaient pour être
anthropophages.
Il arrivait parfois aux Bregoslènes de voler les enfants des paysans
dans les berceaux, en y substituant les leur ; mais, le plus souvent,
elles élevaient les enfants volés et les rendaient plus tard contre une
forte rançon. On trouve là, en germe, les coutumes suivies jusqu’à nos
jours par les brigands des montagnes d’Italie.
Tous les êtres, plus ou moins surnaturels, redoutés parles habitants
du Fassathal, sont plus méchants, plus agressifs que dans le reste du
Tyrol. Ainsi, l’ogre de Fassa est tout différent de l’ogre italien, assez
bon enfant. Il a plus de rapports avec le schrat allemand. Il est rusé,
traitre, féroce. Les paysannes, surtout, sont victimes de ses mauvais
tours. Il persécute aussi les voyageurs. Tout à coup, au lieu du beau
temps, on a les nuages et la pluie. Pendant l’hiver, l’ogre couvre les
chemins de neige, et, ne distinguant plus rien, le paysan égaré tombe
sur la glace. Au même moment, on entend dans le bois le rire strident
de l’ogre.
A l’improviste, et sans s’en rendre compte, le voyageur perd son
chemin, erre au milieu des rochers et des sapins, s’exténuant toute la
nuit, jusqu’à ce qu’il se retrouve, le lendemain matin, au même point
que la veille.
Parfois, sous la forme d’une boule, l’ogre se place au milieu du
chemin, et dès que le voyageur l’a dépassée, la boule grossit à vue
d’œil, devient énorme, monstrueuse, et roule avec fracas derrière le
malheureux qui se croit perdu, si rapide que soit sa fuite, et qui finit
par tomber à demi-mort de fatigue et de terreur. Il entend alors les
ricanenenls moqueurs de l’ogre qui laisse, partout où il a passé, une
odeur suffocante. C’est de là que vient le dicton dont nous avons déjà
parlé, plus populaire encore dans le Val de Fassa, qu’aiileurs : sentir
l’ogre ! sentir l’orco !
Les populations de l’Italie, de l’Espagne, de la France, dans de cer¬
taines provinces, ont gardé des croyances analogues à celles des Tyro¬
liens. En Allemagne, les pcrsécu lions contre les sorciers se sont prolongées
plus que partout ailleurs. En 1782, on condamna à mort AnneGaeldi
deGlarus ; en 1793, les deux sorcières de Posen périrent dans les
Uammes.
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124
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Pendant la guerre de 1870, des milliers de soldats allemands étaient
munis de formules magiques pour se protéger contre les balles fran¬
çaises : ce sont des mots incohérents côté de signes cabalistiques.
L’antique croyance au Satan du moyen-âge est remplacée par les
tables tournantes, les esprits frappeurs et les autres folies du spiri¬
tisme. Que de gens, dans nos grandes villes même, consultent avec
confiance des nécromanciennes attitrées qui prétendent avoir les secrets
de Cagliostro ! On le voit, le sujet n’a pas vieilli : il est toujours actuel.
De Predazzo, on va à Panevcggio et aux Boche di Giuribrut. C’est
un éblouissement : des milliers de blocs de porphyre, datant des pre¬
mières convulsions terrestres, offrent les nuances les plus éclatantes et
les plus variées.
La main de la nature y met sa louche gracieuse, fait pousser le
lichen qui embellit les pierres nues ; de petites fleurs délicates, blanches
et bleues, émergent çà et là et forment de ravissants contrastes avec
les veines d’un rouge plus ou moins vif du porphyre.
L’horizon dolomitiqueesl immense. LeCimon se dresse ensouveraiu.
A sa droite et à sa gauche, les pics rivaux semblent se courber devant
son imposante et radieuse majesté. Au dessous, dans une traînée lumi¬
neuse, s’étend la chaude et luxuriante Italie. On découvre jusqu’à Cima
d’Asta et aux sommets neigeux de l’Adamello qui domine la province
de Brescia. On voit les hauteurs empourprées du magnifique Val di
Nun, les masses blanches de l’Ortler, de l’Oelzlhal, du Zillerlhal, qui
ferment la vue à l’est et au nord. Le Rosengarten, la Marmolata, la
Tofana et cent autres pics se découpent sur le ciel d’un bleu cru ;
enfin, le Gross Glockner et le Gross Vcnedigen reflètent les feux les plus
éclatants du soleil et sont comme les phares merveilleux de cette scène
grandiose et magique.
On peut se rendre à Bellune par la vallée de Cordevolc, au dessous
du Monte Pelsa. De son sommet à sa base, se succèdent les pins
sombres, les verts gazons, les champs de maïs et de blé. La vallée se
resserre, et l’on pénètre dans une charmante forêt, le long de laquelle
susurre le Biois. On arrive ainsi par un chemin enchanté à Cencenigho.
Toute cette vallée de Cordevole est vraiment délicieuse, d’un boula
l’autre, jusqu’au Val San Lugano. Combien est douce à l’oeil celte
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 12»
plaine ouverte au sud, avec ses ondulations de verdure si riche, si
éclatante après la nudité des roches gigantesques. Les acacias, les
noyers, les pruniers, les arbres fruitiers les plus variés, se multiplient
jusqu’aux portes de Bellune.
Bâtie sur un alluvion en terrasse qui s’avance comme un énorme
bastion entre le torrent Ardo et la Piave, Bellune a une vue superbe
sur les deux vallées et les montagnes qui lui font un cadre des plus
pittoresques. Il y a dans le sol une couleur et une variété étonnantes,
produites par le mélange de l’ocre et du calcaire.
Les teintes jaunes, pourpres, blanches ou grises, contrastent avec
les mille nuances vertes des prairies. Tous les environs sont très fer¬
tiles en vignes, en forêts, en vergers, en produits minéraux.
La population de la ville est de 10,000 âmes environ. L’Autriche
avait annexé cette province au Tyrol et ellle y régna paisiblement
jusqu’aux événements de 1860.
Pour compléter l’examen de la région dolomi tique du sud, on peut
remonter de Bellune à Ampezzo, par la vallée de la Piave et le Val di
Zodo. On traverse un étroit et sombre défilé, véritable crevasse entre
deux énormes rochers. Après Ospilale, on arrive à Perarollo, où les
habitations sont creusées en partie dans les rochers. Le caractère,
jusqu’ici très sauvage, de celte nature abrupte se perdra bientôt par
rétablissement de nombreuses scieries de bois.
Le torrent de Boita se jette dans la Piave. On suit les longs contours
qui dessinent les flancs du Monte Zucco. Tout à coup, le chemin fait
une brusque courbe et débouche sur le village de Pieve di Cadore
dont les blanches maisons sont disséminées dans le vallon le plus pas¬
toral, au pied des géants dolomitiques. A Pieve est l’église du Santissimo
Cruci/isso. Des laboureurs creusant un fossé, frappèrent sur un corps
dur et retirèrent un crucifix. Les bœufs, eux-mèmes, tombèrent à
genoux, suivant la légende. Le crucifix paraît remonter au \« siècle ;
il ne lut découvert, cependant, qu’en 1540, et a toujours été, depuis,
en grande vénération dans tout le pays. Sur la façade de l’église, une
horloge solaire porte cette inscription philosophique : Umbra, transitus
est tempus nostrum !
C’est sur le haut clocher de Pieve qu’est l’image gigantesque du
Titien. En 1880, on a érigé sur la place une belle statue du grand
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12Ô RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
peintre. Sur une maison des plus misérables, on lit que Titien y
naquit en 1477.
On est saisi d’une profonde émotion, en pensant que ce paysage en¬
chanteur de Cadore éveilla et inspira la vocation artistique du sublime
artiste. Le château de Pieve n’a plus que quelques restes de ses fon¬
dations, dont les dernières pierres s’écrouleront bientôt.
La vue est incomparable. La vallée se développe en une série de
courbes gracieuses où l’on compte au moins douze villages et sept
châteaux, tous pittoresquement jetés au milieu de prairies et de forêts
idéales. La Piave suit son cours tourmenté, se brisant de roc en roc.
Au fond, surgissent les immenses dolomites Pelmo et Antebao, à plus
de 10,000 pieds, avec leurs flancs dénudés, effrayants, coupés de glaciers
aussi sombres que ceux de la Norwège.
De Pieve di Cadore, on rejoint Ampezzo, où l’on ne se lasserait jamais
de contempler dans ses détails le groupe prodigieux du Moule Cristallo.
X
Légendes du Chateau de Salurn. — Trente. — Roveredo. —
Un souvenir du Dante.
Le vieux château de Salurn, à mi-chemin de Botzen à Trente, est
aussi l’un des foyers des récits fantastiques. Salurn, en italien Salorno,
est le dernier village allemand sur la rive gauche de l'Adige. Sur un
pic élevé, se dressent les imposantes ruines du château.
Suivant l’une des légendes, le dernier comte de Salurn fut enlevé
par un sorcier et enfermé dans un souterrain. Un enfant, entré par
hasard dans la cour du vieux château, aperçut la poignée en or d’une
épée enfoncée dans le sol. Il la saisit et la tira à lui sans pouvoir
l’arracher. Il entendit alors un sourd gémissement qui sortait des
entrailles de la terre. Le sol s’ouvrit et engloutit l’enfant qui se trouva
transporté dans un palais féerique, au milieu d’une immense salle
éclairée par mille torches, pleine d’arbres étranges dont les branches
portaient des fruits en or massif.
L’enfant vit tout à coup se dresser devant lui le dernier comte de
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 127
Salurn, tout bardé de fer, qui lui dit : « Enfant, tu envies ces trésors !
Avec quel bonheur je les échangerais contre ta pauvre chaumière !
Depuis des siècles, je suis enfoui sous la terre par la volonté d’un
sorcier, suppôt du démon. Quand lu as saisi la poignée de l’épée, mon
cœur a tressailli de joie, car il était dit que je serais délivré par celui
qui retirerait de la terre cette épée magique. Maintenant, je suis damné
à jamais ! » L’enfant vit alors le sorcier attiser le feu d’un énorme
bûcher et le chevalier se précipiter dans les flammes. L’enfant se re¬
trouva seul dans la cour délabrée du château.
Voici une autre version plus compliquée et plus bizarre. Christophe
Putzeber, un vigneron, se rendait, un soir d’octobre 1688, de Saint
Michel, près de Trente, à Salurn. Comme il passait devant le château,
il eut la curiosité de monter jusqu’au pied des tours encore debout. Il
essaya d’en visiter l’intérieur, et trouvant une porte, il descendit un
escalier souterrain éclairé par de grands soupiraux. Il arriva ainsi dans
un vaste cellier, où étaient rangés, des deux côtés, d’énormes tonneaux.
H y en avait dix-huit, tous munis de robinets d’or, et en frappant
dessus, le vigneron reconnut qu’ils étaient pleins. Il tourna un robinet
et goûta un vin exquis, comme il n’en avait jamais bu. Il vit deux
brocs et se hâta de les remplir. En les emportant, il aperçut, au bas
de l’escalier, trois étranges personnages assis autour d’une table, et
qui le regardaient fixement. C’etaient trois hommes vêtus de noir,
avec de longues barbes blanches, et dont l’aspect était des plus
bizarres. Lorsqu’ils détournaient leurs regards de Putzeber, ils les
reportaient sur un grand tableau noir sur lequel ils traçaient des
caractères mystérieux.
Le vigneron tomba à genoux devant ses trois juges, les suppliant
de lui pardonner. L’un d’eux, dont la barbe touchait la terre, lui dit
qu’il pouvait emporter les brocs et revenir même, quand il voudrait,
pour les remplir de nouveau, mais à une condition : c’était qu’il gar¬
derait scrupuleusement le secret.
Putzeber s’en alla et ne manqua pas de revenir, plusieurs fois,
remplir les brocs. Il ne put résister à la tentation de faire goûter à
ses voisins du vin merveilleux. On le soupçonna de l’avoir volé et on
le dénonça aux magistrats. Il déclara alors tout ce qui lui était arrivé.
Ses brocs étant encore une fois vides, il se résolut à retourner au
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m RUINES ET LÉGENDES DU TYRÛL.
cellier, malgré l’indiscrélion dont il s’était rendu coupable. Mais il lui
fut impossible de retrouver ni porte, ni escalier, et tout à coup, il se
sentit rudement frappé à la tête par un bâton invisible qui le renversa
tout étourdi.
Il entrevit, à travers une fente du mur, les trois vieillards devant le
tableau noir. L’un d’eux vint mettre un sac d’argent dans le bonnet
de Putzeber. La vieille horloge de Salurn sonnait minuit. Putzeber
aperçut alors de longues files de lumières, entendit des chants lugubres
et vit un cercueil porté par des moines noirs. Il lui sembla que l’un
de ceux qui composaient ce cortège funèbre se retournait de son côté
et le fixait d’un œil menaçant.
Putzeber eut néanmoins le courage d’emporter chez lui le sac. II
mourut dix jours après. On retrouva les brocs à l’endroit ou il les
avait laissés.
Ce qui est vraiment curieux, c’est qu’on peut, aujourd’hui "encore,
voir et toucher les trois brocs- mystérieux à l’hôtel de ville de Salurn.
Le paysage tout autour du château est loin d’être sinistre comme ses
légendes. On y découvre les points de vue les plus gracieux. Le
Titschbach qui vient du val Fredda y forme une magnifique cascade.
On retrouve dans ces récits du château de Salurn la peine terrible
infligée à celui qui a violé le secret. Ce caractère commun à plusieurs
légendes se rattache évidemment à l’extrême intérêt qu’avaient les
mystérieux affidés, si nombreux au moyen-âge, à ce que personne
n’osât jamais révéler ni le but ni le lieu de leurs réunions nocturnes.
A Trente, on retrouve encore le double caractère si pittoresque du
Tyrol, à la fois riant et sauvage. Le ciel plus bleu, plus transparent,
le soleil plus chaud, l’éclat de la lumière, l’aspect de la campagne, la
physionomie des habitants, le style des constructions, tout montre
qu’on est sorti de la froide Germanie pour pénétrer dans les doux
pays où fleurit l’oranger. A peu de distance de la ville, la vallée de
l’Adige s’arrondit en un large bassin que dominent de toutes parts de
hautes montagnes aux teintes violacées, aux formes sévères sur
lesquelles la neige fond de bonne heure; les sommets sont couverts
de sapins et d’autres arbres du Nord ; mais sur leurs pentes on cultive
la vigne, le blé et surtout le mûrier, la soie étant la principale
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
industrie du pays. Encadrée par ces montagnes aux lignes dentelées
qui se dessinent nettement et à larges traits sur le bleu cru du ciel, la
campagne qui entoure Trente est pleine de contrastes saisissants.
La ville apparaît au milieu de cet amphithéâtre. Ses grosses tours
lombardes, ses dômes blancs, ses clochers élancés, ses palais de
marbre, ses terrasses, ses vieux remparts crénelés, son énorme
château, tout lui donne un aspect imposant.
Elle n’a plus que 12,000 habitants, mais a dû en compter trois ou
quatre fois autant, à en juger par l’étendue de son enceinte et la
solitude de la plupart des rues.
Le nom de Trente vient sans doute du trident de Neptune auquel,
dans l’antiquité, elle était consacrée. Sa création remonte aux temps
les plus reculés. Aussi retrouve-t-on plusieurs traditions fabuleuses
sur ses origines. Longtemps avant l’époque d’Auguste, elle avait été
élevée au rang de colonie romaine et assignée à la famille Papiria.
C’était déjà la ville principale de cette région de l’Italie qui s’étend à
l’orient du lac de Garde.
Après avoir appartenu successivement aux Goths, aux Lombards,
aux Francs, Trente fut constituée en principauté ecclésiastique et ses
évêques exercèrent une autorité inconsteslée depuis le xie siècle
jusqu’en 1802. L’Autriche alors en prit possession comme annexe du
Tyrol.
La ville se présente en demi-cercle, flanquée à ses deux ailes de
deux tours massives : torre délia vanga et lorre verde. L’Adige enroule
autour des anciens remparts ses flots torrentueux. En face se dresse
le vieux château avec sa tour de style romain. Au fond surgissent les
hauteurs de Sant’Agata que l’on prendrait pour une forteresse gibeline.
A l’intérieur, la ville est un fouillis d’habitations où l’on voit de
somptueux palais auprès de masures en ruines. Souvent une maison
commence en palais, à sa base, et se termine en chaumière, au sommet.
Ses riches fenêtres gothiques, ses balcons élégants, ses moulures
précieuses sont surmontés d’un grand toit délabré, soutenu par des
poutres vermoulues d’où sortent des lambeaux de toile déchirés qui
pendent sur la rue. Les toitures sont ouverles sur les côtés, pour
favoriser l’aération.
La place du Dôme est des plus curieuses. On remarque dans son
MARS-AVRIL 1888. 9
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J 30 RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
encadrement des maisons des xive et xve siècles dont quelques unes
ont les murs recouverts de peintures gigantesques. L’une d’elles
représente, sur un fond grisaille, un cortège d’IIercule à cheval, compose
de cavaliers blancs et bleus. Tous ces anciens palais de la noblesse du
Trentin sont admirablement construits dans le style Lombardo-Vénitien,
en énormes blocs de marbre rouge brut; leurs grands balcons à jour,
les frises dentelées, les moulures exquises, les riches pilastres, tout
rappelle l’ancienne splendeur des Galéas , des Clés, des Madnice , des
Firmian , des Bellasi.
La cathédrale ou Dôme consacrée à saint Vigile, le premier évêque
qui avait converti les T reniais dès 385, a devant son portail roman
deux lions en porphyre, pareils à ceux de Bolzen.
i
La fontaine de Neptune décore la place du Dôme. Elevés sur plu- |
sieurs marches, le bassin et les vasques sont en beau marbre rouge, j
La statue du Dieu des mers, son trident à la main, soutenu par des
Triions, est en bronze. Au dessous, quatre grandes syrènes également
en bronze pressent leurs seins d’où l’eau jaillit en écumant. Celle fon¬
taine est semblable à celle de Bologne dont le Neptune eut au xvi® siècle
une réputation exagérée. Elle avait été exécutée par Jean de Bologne,
vers 1584, sous le patronage de Charles Borromée, alors légal du J
Pape. On s’étonnerait, aujourd’hui, de voir un pieux évêque orner (
.d’un Neptune et de splendides syrènes le parvis de sa cathédrale. Mais J
alors, le culte de l’art antique était si puissant que saint Charles Bor¬
romée, lui-même, protégea l’érection de ce monument où éclate la
beauté païenne avec toutes ses audaces.
Il n’est pas surprenant de retrouver à Trente une fontaine pareille.
Le cardinal Madnice , frère de Frédéric Madnice , ambassadeur de
l’Empereur à la Cour de Rome, était alors Prince évêque du Trentin.
Il était grand admirateur de Jean de Bologne et aimait passionnément
les arts. Les bronzes de la fontaine de Trente ont pu être faits sur les
modèles même de ceux de Bologne. j
Ce n’esl pas dans la cathédrale, mais dans l’église de sanla Maria .
Maggiore, que se tint le célèbre concile de 1545 à 1563. Un tableau
représente les portraits des principaux membres de cette assemblée qui
comptait plusieurs cardinaux, 208 évêques ou archevêques primats, les
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL. 131
ambassadeurs de toutes les nations catholiques, les généraux des
divers ordres religieux.
Près de Trente est le fameux précipice de Ponte Alto , formé par un
encaissement de l’Adige. À quelque distance, s’élève, à l'ombre de
beaux cyprès et de grands arbres verts, un couvent aux longs cloîtres.
Rien ne saurait donner une idée de la beaulé de ce spectacle, aux
derniers rayons d'un soleil d’été. C’est un paysage sévère et tendre à
la fois, enveloppé d’un voile de douce et pénétrante mélancolie, une
campagne idéale comme les plus beaux chefs-d’œuvre du Poussin.
Roveredo, qui est la transition du Tyrol à l’Italie, doit son nom aux
grandes forets de chênes (rovere en italien) qui l’entouraient. Fondée
par les comtes de Castelbarco, elle appartint à Frédéric à la poche vide .
Les Vénitiens l’occupèrent longtemps. Le castel Junck qui domine la
ville était la résidenee de leurs gouverneurs. Ce fut l’empereur Maxi¬
milien qui réunit définitivement Roveredo au Tyrol.
Dans les environs couverts de vignes, de citronniers, d’orangers et
des plus beaux arbres fruitiers de fltalie, on fait d’agréables excursions,
surtout le long du val Lunga , d’où descend le Leno. Près d’Isera, qui
produit un des meilleurs vins du Tyrol, sont les ruines du château de
Predaja, ancienne demeure des comtes de Castelbarco. A côté, sur un
roc escarpé, se dressent les ruines de Castelbarco , sons lesquelles jaillit
une superbe cascade.
Les comtes de Castelbarco possédaient aussi le château de Lizzana ,
illustré par les souvenirs du Dante. Bâti dès avant Charlemagne sur
les fondations d’une forteresse romaine, ce château devint la résidence
du Dante, quand il fut exilé de Florence, de 1304 à 1308, et est ainsi
la plus glorieuse des ruines. Dans le xue chant de l’Enfer, l’immortel
auteur de la Divine Comédie a dépeint le chaos formé par l’éboulement
d’une montagne, qui avait eu lieu en 883, et que l’on voit près de San
Marco. Ce chaos s’appelle Slavini di San Marco .
Quai' è q-uella ruina che nel franco
Di qua da Trento VAdice percosse
O per trémolo o per sostegno manco
Che da cima del monte onde si mosse
Al piano , è si la roscia discocesa ,
Che alcuna via darebbe a chi su fosse .
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132
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Telle en deçà de Trente abrupte, sombre et nue,
Une ruine pend, vaste amas de rochers,
Roulés jusqu’à l’Adige, à leur base arrachés
Par manque de soutien ou tremblement de terre.
De la cime du mont au vallon solitaire
L’écroulement fut tel qu’on chercherait en vain
Un passage du faîte au fond du noir ravin.
(Dante traduit par M. Mongis).
On a soutenu que le Dante avait écrit une partie de son poème dans
ce séjour à Lizzana. Plusieurs villes italiennes prétendent au même
honneur.
Ce qui est probable c’est que Dante avait conçu le plan de son œuvre
avant son exil, et en avait déjà commencé l’exécution. 11 l’avait finie
avant 13*13, c’est-à-dire avant la mort de l’empereur Henri. Sinon on
ne le verrait pas, dans les derniers chants du Paradis, exprimer les
vives espérances que l’on avait fondées sur l’entrée de ce souverain en
Italie. La mort de l’empereur Henri mit fin aux dernières illusions du
divin poète.
Dans le Trentin, la ruine et la légende prennent le caractère italien
qui n’est plus, comme nous le verrons, celui du Tyrol.
Avio est aux derniers confins, sur la rive droite de l’Adigc. A côté,
on est en Lombardie, à Rivoli, rendu à jamais célèbre par la victoire
de Bonaparle. Le palais du comte iïArco a été bâti au dessous du
château ruiné de scs ancêtres.
Riva est à l’extrémité du Tyrol sur le lac de Garde, chanté par
Virgile et par Catulle, qui avait sa villa à la pointe de Sermione. Le
vieux château de Rocca est plein des souvenirs des puissants Scaliger de
Vérone.
Riva apparaît gracieusement encadrée par les escarpements les plus
pittoresques. Le Tyrol et l’Ilalie mêlent une dernière fois leur couleur
et leur poésie dans ce magnifique fond du lac de Garde, où les rochers
abruptes se sont transformés en terrasses superposées, jardins baby¬
loniens lout embaumés d’orangers et de citronniers en fleurs.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
133
XI
Un dernier mot sur les Légendes.
La première origine des sorcières, chez les Germains, semble se
raUacher aux prêtresses chargées de tracer les runes, caractères
mystérieux, sur les branches prophétiques qui révélaient l’avenir.
Elles habitaient au fond des bois sacrés sans que nul osât jamais
s’approcher de leurs retraites. On les appelait les vierges des forêts.
Quand le christianisme eut pénétré dans la Germanie, ces prêtresses
solitaires, restant étrangères au culte qui s’étendait autour d’elles,
n’apparurent plus que comme des êtres soumis aux puissances infer¬
nales. Les vierges des forêts, Hagessen, devinrent alors les sorcières,
Hexen.
On peut, sans aucun doute, attribuer une origine analogue aux
sorcières du Tyrol.
Un véritable article de foi du moyen-âge fut la croyance au diable.
C’était un personnage en chair et en os qui intervenait dans toutes
les choses de ce bas monde, plus souvent que Dieu et les saints. Cette
croyance n’est autre que la solution populaire du grand problème de
l’origine du mal.
Au xv« siècle, c’est encore l’esprit malin qui entre dans le corps
des pécheurs pour les posséder; de là tous les drames de la possession
jusqu’aux malheureuses Ursulines de Loudun. Le diable vint s’installer
sur la terre, parla toutes les langues, prit toutes les formes, se multi¬
pliant à l’infini pour satisfaire à toutes les exigences des superstitions
locales. Son approche s’annonçait par des exhalaisons sulfureuses
qu’il apportait du sombre empire. C’est ce qu’on retrouve dans
l’odeur suffocante attribuée à l’ogre tyrolien.
Parmi les êtres plus ou moins démoniaques, plusieurs conservaient
le caractère grossier des primitives ébauches de la création. Les
Pantegans, les Bregostans se rapprochent du Caliban de Shakespeare ;
ils n’ont rien de commun avec l'astucieux et doctoral Mephistophélès
de Weimar.
Les sorcières se trouvent, pour ainsi dire, légalement reconnues à
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134
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
l’origine de tous les peuples. Les textes les plus anciens de la loi
salique condamnaient à une amende quiconque appelait un homme
sorcier on l’accusait d’avoir porté la chaudière magique. Du xni® au
XVe siècle, la sorcellerie fut en grand honneur. L’esprit ne savait
point encore se maintenir libre de tout joug; il fallait se donner à
Dieu ou au diable. Les moyens de faire fortune étaient très rares.
Comme on trouvait aisément le diable à sa portée, on se livrait à lui
pour acquérir de l’or ou pour être investi de pouvoirs surnaturels.
Toute croyance populaire est utile à exploiter : aussi plus grandit
la peur du démon, plus s’accrut le nombre des sorciers.
Chaque année, ils tenaient leurs Etats généraux : ceux des pays de
race latine sur le Vésuve, ceux des pays germaniques sur le Blocksberg,
la plus haute des montagnes de l’Allemagne du Nord. C est là que
plusieurs pics granitiques aux formes étranges, comme les Dolomites,
portent encore les noms de chaire du diable , autel des sorcières ,
chaudron des sorciers , etc. Une tradition populaire qui remonte, sans
doute, aux temps du paganisme où l’on sacrifiait, sur les plus hauts
sommets, des victimes humaines au Dieu Wodan, fait rassembler les
sorcières sur le Blocksberg, dans la fameuse nuit de Walpurgies, du
30 avril au 1er mai.
Les personnes les plus raisonnables affirmaient avoir vu, à minuit,
des chauves-souris d’une grandeur monstrueuse passer dans l’air; de
vieilles femmes assises sur un bouc ou chevauchant sur un manche à
balai. Quelques unes, suspectes d’ètre allées au Blocksberg, avaient été
traînées devant les juges, mises à la torture et avouaient leurs
réunions nocturnes. C’était à ces assises infernales qu’on maudissait
Dieu, tramant de nouvelles conjurations contre le monde, cherchant
de plus odieux maléfices et de plus subtils poisons. Toutes les
sorcières baisaient avec vénération le pied fourchu de Satan et sc
livraient, toute la nuit, aux danses et aux débauches les plus diabo¬
liques.
Si la démonologie a joué un aussi grand rôle dans le monde, il
paraît certain, comme nous l’avons expliqué, par des exemples précis
tirés des légendes du Tyrol, qu'elle a été surtout le résultat d’halluci¬
nations, une sorte de folie plus ou moins épidémique.
L’imagination du moyen-âge, à la fois barbare, héroïque et clieva-
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135
RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
leresque, a créé- mtHe variétés de contes, d’histoires, de légendes
surtout. Tandis que les croyances démoniaques dominaient dans le
Tyrol, les légendes pieuses se sont développées dans la liante Italie et
y ont formé la véritable poésie populaire ; elles sont, le plus souvent,
comme le peuple lui-mcme, à la fois triviales et sublimes. C’est
Jacques de Voragine près de Savonc qui, en écrivant son Historia
lombardina seu legenda sanctorum, fut le premier auteur de la fameuse
légende dorée.
Les récits tyroliens sont, presque toujours, terribles, sinistres. Les
chevaliers précipités dans les gouffres, les villages maudits, engloutis
dans les lacs ou écrasés sous des éboulements, se rattachent aux
convulsions d’une terre essentiellement volcanique. Dès qu’on quitte
la région des montagnes dolomitiques pour entrer dans les plaines de
Lombardie, les légendes prennent un caractère plus calme, plus doux.
On trouve disséminés, sur les divers points de la haute Italie, les
souvenirs devenus légendaires des saints les plus vénérés : Saint
Ambroise et Sainte Véronique de Milan, Saint Antoine de Padoue,
Saint Marc de Venise.
Le col de Bernardino où l’on admire les ruines grandioses de
Mesocco rappelle un miracle de Saint Bernardin de Sienne.
Les madones aux légendes variées sont les buts de pèlerinages les
plus nombreux et les plus populaires : une Madonna del Monte près
d’ivrée ; une autre près de Varese ; la Madonna d’Oropa près de
Bielle ; la Madonna di Caravaggio près du berceau de Michel-Ange ;
la Madonna del sasso sur le lac Majeur ; le promontoire de Saint
Vigile et l’ile de San Biaggio sur le lac de Garde ; Pile de Saint Jules
sur le lac d’Orta.
C’est surtout la Madonna qui règne dans la poésie mystique. Ce
culte chevaleresque voué à Marie comme, à la dame par excellence, se
transforma bientôt en une adoration sans pareille. Les vierges noires
si fréquentes en Italie, comme les Christ noirs, sont évidemment des
traditions de l’orient importées par les Vénitiens. Dans plusieurs
tableatix la Madone noire est entourée d’étoiles avec la lune sous ses
pieds, elle représente le phare qui éclaire la nuit. Klle est aussi, par
une idée analogue, l’aurore qui précède le soleil mystique, la rose
qui annonce le printemps, la résurrection à la vie.
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RUINES ET LÉGENDES DU TYROL.
Ainsi les légendes se modifient et se transforment avec la nature du
pays. Si d’un côté la ruine tyrolienne reste le plus souvent nue,
escarpée dans un isolement triste et farouche, nous voyons au contraire
la ruine italienne se couvrir d’une riche végétation, cacher son
squelette de pierre sous la verdure et se faire un cadre riant de soleil
et de fleurs. Ici la légende n’est plus sinistre, cruelle, sanglante, elle
est, en général, douce, gracieuse, bienfaisante. Mais par leur caractère
même, plus rude et plus sévère, les ruines et les légendes du Tyrol
laissent dans l’esprit une impression profonde et inoubliable, sortes
de fantômes d’un passé mystérieux qui expliquent la croyance persis¬
tante des tyroliens au fantastique et au surnaturel.
CAMOIN de VENCE.
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 137
RAPPORTS
SUR DES
OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
I. — Rapports sur les Mémoires de 1’ncadémle de Ulodène
(Memorle délia régla Accademla dl Rclenze, Lettere ed
Artl In Mojena) .
Les volumes des Mémoires de l’Académie de Modène sont, vous le
savez, divisés en deux parties bien distinctes. La première comprenant
les mémoire^ de la section des Sciences ; la seconde consacrée aux
Lettres. Dans le tome III de la deuxième série que j’ai sous les
yeux, je remarque un important travail qui m’a frappé par l’intérêt
qu'il peut offrir aux curieux, tant au point de vue de l’histoire que
sous le rapport littéraire. A ce double titre, je crois devoir le signaler
à mes confrères de la Société des Eludes historiques.
C’est une interprétation ou plutôt un commentaire de YEnfer du
Dante par Lodovico Caslelvelro, récemment tiré de l’oubli et publié
pour la première fois par M. Giovanni Franciosi.
Les commentateurs italiens du Dante sont assez nombreux, et l’on
peut citer Benvenuto da Imola, Christoval Berardi, Nideoberli, Guido
da Tcrrazzo et Christoforo Landini, dont les publications parurent dés
la fin du xv° siècle ; puis, Alessandro Vellulello et Bernardo-Daniele
da Lucca, qui écrivaient au siècle suivant ; enfin, Anlonio-Maria Bis-
cioni et Pompco Vetturi qui firent paraître leurs commentaires bien
longtemps après, au milieu du xvnie siècle.
Jamais on n’avait pu supposer que Caslelvelro se fut occupé du
Dante. On connaissait son beau commentaire de Pétrarque 1 ; on savait
que son talent de critique était la cause des longues persécutions qu’il
avait souffertes, mais nul n’avait songé que, pour se consoler de ses
peines, il eût entrepris d’expliquer les œuvres du poète florentin. On
a dit, il est vrai, qu’il existait des notes marginales de Castclvetro sur
(1) Le Rime del Pelrarca brevemenle sposle per Lodovico Caslelvelro • Basile®,
Pictro de Sedabonis, 1582.
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138 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
un exemplaire d’une édition de Landino, portant la date de 1497,
qu’il avait eu en sa possession. Giralamo Tiraboschi qui publia les-
œuvres critiques de Castelvetro 1 l’affirme, mais sans le prouver. Dans
tous les cas, si le fait était vrai, on ne pourrait voir là qu’une tenta¬
tive, qu’un projet d’étude dont la réalisation devait se faire plus lard.
Le commentaire que M. Giovanni Franciosi vient do publier est tiré
d’un manuscrit d’une écriture fort nette, quoique fine et mignonne,
toute de la main de Castelvetro. Ce manuscrit avait appartenu à Lodo-
vico Vedriani qui s’occupa toute sa vie de recueillir une foule de do¬
cuments relatifs à l’histoire de Modène, sa ville natale. Lorsqu’il prit
l’habit de Saint-Charles, l’historien déposa ses manuscrits dans les
archives du couvent. Ce fut là qu’en 1881, M. Francipsi retrouva par
hasard le précieux ouvrage de Castelvetro, dont il reconnut tout de
suite l’importance et la grande valeur. 11 obtint gracieusement aussitôt
la liberté d’en prendre copie, et on lui accorda, en outre, l’autorisation
de le publier dans les Mémoires de l’Académie de Modène.
Au sommet de la première page, dont M. Franciosi nous donne un
fac-similé, on lit, en caractères assez gros, le nom de Messer Lodovico
Castelvetro da Modena. Mais, quand bien même le nom du savant
commentateur n’y serait pas, dit l’éditeur, quiconque connaît un peu
le genre d’esprit, la doctrine, le caractère et la forme littéraire de
Lodovico Castelvetro n’hésitera pas un seul instant à lui attribuer
l’ouvrage.
Permellez-moi de vous présenter ici l’auteur de ce commentaire.
Lodovico Castelvetro, critique et littérateur italien, descendant d’une
noble et ancienne famille, était né à Modène, en 1505. Il fit ses études
à Bologne, à Ferrare, à Padoue et à Sienne ; puis, il alla à Rome
auprès d’un oncle qui tenta vainement de lui faire embrasser la carrière
ecclésiastique. Rentré dans sa patrie, avec le titre de docteur en droit,
il ne tarda pas à se faire remarquer par son savoir, et fut bientôt admis
à l’Académie des Inlronali, célèbre par la réputation de ses membres.
Absolument opposé aux idées de l’Académie des Roizi, qui n’esti¬
mait et n’appréciait que le langage populaire, l’Académie des Inlronali
(t) Opéré varie criliehe ai Lodovico Castelvetro, gcntiluomo Modenese, colla DM
del 'autore scrilla dal Sign. Lod. Antonio Muralori. Milano, 1727.
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 139
s'appliquait surtout à n’employer que le style noble et choisi, aussi
bien dans les œuvres dramatiques que dans les œuvres littéraires.
Caslelvetro y prit une grande place et sut se faire écouter. Savant et
érudit, autant que lettré, il se plaisait à analyser les travaux des anciens
aussi bien que les œuvres de ses contemporains. Malheureusement, la
sévérité de ses critiques lui attira bon nombre d’ennemis. Parmi ces
derniers, Annibal Caro fut l’un des plus ardents ; non content de l’in¬
jurier, il le calomnia. Voici à quel sujet se déclara celle lutte entre
Caslelvetro et Annibal Caro. Ce dernier ayant composé, à la prière du
cardinal Farnèze, une canzonc à la louange de la maison de France,
commençant ainsi :
Yenile ail' ombra de gran gigli d'oro...
Venez à l’ombre des grands lys d’or...
Caslelvetro la critiqua ; il en dit même son sentiment avec tant de
passion que les membres de l’académie de Banchi de Rome, dont Caro
faisait partie, se crurent obligés de défendre l’auteur et publièrent une
apologie du poème. Alors s’engagea une querelle littéraire dont le
bruit remplit Cllalie. Castclvelro maintenait ses critiques, et Caro
furieux, quoique soutenu par Hercule d’Este, duc de Ferrare, ne pou¬
vant les réfuter comme il le voulait, poussa le ressentiment jusqu’à
dénoncer Caslelvetro au Saint-Office. Il l’accusait d’assassinat sur la
personne d’Alberto Longo, son ami et son partisan.
En vérité, on hésite à admettre une imputation aussi odieuse, malgré
le témoignage affirmatif de Muratori. Toutefois, il est certain que
Caslelvetro dut comparaître devant le terrible tribunal, mais il fut
renvoyé absous.
Ces faits se passaient en 1555. Deux ans plus tard, de nouvelles dé¬
nonciations furent lancées ; mais, celte fois, elles ne portaient pas
seulement contre Caslelvetro, elles atteignaient encore tous ses amis
et confrères. Ils étaient signalés comme suspects, et on leur imputait
en particulier d’avoir signé, en 1542, le formulaire de foi auquel le
cardinal Contarini 1 avait cru devoir soumettre tous les académiciens
soupçonnés de pactiser avec les opinions nouvelles.
(1) Gaspard Contarini, cardinal-évôque de Bellune et de Bologne, avait été nommé
légat du Saint-Siège à la diète de Ratisbonne (1540) afin de tenter une réconciliation
entre les catholiques et les protestants.
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1*0 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
Plusieurs des prévenus furent arrêtés alors et jetés dans les prisons
du Saint-Office à Rome. Quant à Castelvetro, comme il était particu¬
lièrement accusé d’avoir traduit un des ouvrages de Melanchlon, il
avait cru agir prudemment en se cachant ; mais on lui persuada qu’il
ferait mieux d’aller se justifier à Rome, et il partit. Le couvent de
Sainte-Marie lui fut assigné pour prison dans celle ville, et les infor¬
mations commencèrent aussitôt. Cependant, il ne tarda pas à s’aperce¬
voir que les premières procédures prenaient une tournure peu favo¬
rable pour lui, et il jugea qu’il était temps de s’évader. Il fit bien,
car le tribunal le déclara coupable d’hérésie et le condamna comme tel,
le 25 novembre 1560.
Retiré à Chiavenna, dans le pays des Grisons, où il était parvenu à
travers mille peines et dangers, Castelvetro adressa à Pie IV une sup¬
plique afin d’obtenir la permission de se présenter devant le Concile
de Trente, où il avait, disait-il, l’espoir de se justifier. Le pape répondit
en lui ordonnant de comparaître à Rome pour y purger sa contumace.
Castelvetro, qui redoutait avec raison les rigueurs du Saint-Office, se
garda bien de se rendre aux ordres du souverain pontife. Loin de se
diriger vers Rome, il alla d’abord chercher un asile à Lyon ; puis,
errant de ville en ville, il s’arrêta quelque temps à Genève, mais par¬
tout il se vit en butte à de nouvelles persécutions. En désespoir de cause,
il se rendit à Vienne, où il reçut un accueil favorable de l’empereur
Maximilien 11. Il espérait finir tranquillement ses jours dans cette
ville ; mais la peste qui désolait Vienne le força de retourner à Chia¬
venna, et il y vécut en donnant des leçons jusqu’à l’âge de soixante
six ans. 11 mourut le 21 février 1571, dans les bras de son hôte et
ami le colonel Rodolphe Salis, et un monument en marbre lui fut
élevé dans le jardin du palais Salis, où il avait trouvé son dernier asile.
Quoique divers écrivains aient clairement démontré l’innocence de
Lodovico Castelvetro, et par conséquent, l’injustice de ses persécuteurs,
ceux-ci étaient tellement prévenus contre lui, qu’ils trouvaient des
marques d’hérésie dans tous ses ouvrages. Mais si l’on doit reconnaître
à Castelvetro toutes les qualités d’un littérateur et d'un philosophe, il
faut avouer aussi qu’il se montra souvent fort sévère dans ses critiques
et très opiniâtre dans ses discussions.
Castelvetro a beaucoup écrit. Les livres composés par lui, dit Mura-
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. Ul
tori, peuvent servir à faire connaître quelle fut sa doctrine, sa sub¬
tilité, sa pénétration d’esprit et aussi quelle fut la force et la droiture
de son jugement ; mais on peut dire que la poétique d’Aristote, qu’il fit
imprimer à Vienne un an avant sa mort, fut son ouvrage de prédilec¬
tion1. A ccttc époque, l’idole à laquelle les écoles sacrifiaient élait
Aristote. Aussi, ceux qui voulaient étudier les règles de la poésie
pensaient-ils qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de traduire la
poétique de ce philosophe. Caslelvelro fit comme les autres, il s’attacha
à cet ouvrage où l’idéal manque, où la poésie est réduite à l’imitation,
mais où l’on trouve des observations justes et profondes. Au texte
original, il ajouta une traduction et des commentaires ayant pour but
d’expliquer, quelquefois même de corriger et de rectifier, la théorie de
l’auteur, en y substituant ses propres idées. Il y parlait même avec
beaucoup de liberté des poètes et autres écrivains de son temps, à
l’occasion des préceptes qu’il donne de la poétique.
Bien que l’on connût son beau commentaire des rimes de Pétrarque,
personne ne soupçonnait que Caslelvelro eût entrepris un travail par¬
ticulier sur l’Enfer du Dante, et l’on doit attribuer cette ignorance à
ce que l’ouvrage n’est pas entièrement terminé. La mort a dû frapper
l’auteur avant qu’il eût achevé son étude qui s’arrête au 72e vers du
chapitre xxix.
Nous avons dit comment le manuscrit fut découvert par M. Giovanni
Franciosi, qui eut tout aussitôt la pensée de le faire connaître. Toute¬
fois, il hésita longtemps : il ne pouvait se décider à dévoiler Caslelvelro
comme interprète ou commentateur du Dante. Plein d’affection et de
respect pour la ville de Modène, sa seconde patrie, il se demandait si
la liberté de jugement du critique Modénias du xvie siècle serait bien
accueillie par scs compatriotes actuels. Il craignait, en outre, qu’on
lui reprochât d’avoir publié une œuvre incomplète, et par conséquent,
non revue par l’auteur lui-même.
Cependant, en relisant avec soin, en examinant attentivement le
commentaire qu’il venait de copier fidèlement, M. Franciosi resta
convaincu que Caslelvelro s’était montré aussi bien critique conscien¬
cieux que patient investigateur, tandis que son style restait toujours
(1) Poelica d'Arislolele vulgarizzata et sposla per Lodovico Caslelvelro. Stamputa
ia Vienna per Gaspar Stainhofer. 1570.
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<42 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ,
choisi et parfaitement pur. 11 ne devait donc plus craindre de nuire à
la réputation d’un écrivain célèbre en mettant au jour une œuvre
inédite, et il finit par enlever tout doute de son esprit en songeant
que le respect devait s’effacer devant l’expression de la vérité.
Je ne suis pas assez bon juge pour exprimer mon sentiment parti¬
culier sur le nouveau travail publié par l’Académie de Modène ; mais,
une personne bien au courant de la littérature italienne m'affirme que
Caslelvetro doit occuper certainement une place à part parmi les com¬
mentateurs de l’Knfer. Celui que je signale aujourd’hui est, parait-il,
le premier qui puisse véritablement mériter le nom de critique. Le
soin que l’auteur met à son travail, l’originalité de ses observations,
toujours consciencieuses, quelquefois ingénieuses, sur le sens littéral
des phrases cl des mots, ses dissertations soulevant des difficultés
souvent subtiles, en font une œuvre à part.
Peu d’hommes, surtout parmi ceux qui se sont adonnés à la critique,
ont l’esprit plus juste, le jugement plus sincère que Caslelvetro. Dans
son commentaire sur l’Enfer du Dante, il a toujours la ferme volonlé
de ne jamais dénaturer la pensée de l’auteur. 11 cherche à approfondir
le sens de chaque vers : il le sent, il l’explique. Sa pénétration d’ana¬
lyse, son observation exacte ne lui font jamais oublier l’amour de la
forme, la pureté du style. Sans faire un vain étalage d’érudition, il
rappelle le passé, il constate les imitations, les emprunts, se plaît à
confronter souvent l’auteur avec lui-même, et si on peut lui adresser
un reproche, c’est celui d’avoir l’audace de la vérité.
En résumé, il faut se féliciter de la publication du commentaire de
Caslelvetro : c’est un travail consciencieux et bien fait. Tous ceux qui
le liront admireront cette belle langue traitant un si beau sujet ; mais
ils regretteront certainement, comme nous, que l’œuvre du critique
Modcnais n’ait pu être entièrement terminée.
J’avais complètement achevé mon examen du volume dont je viens
de parler, lorsque j’ai reçu deux autres volumes : l’un d’eux forme
la troisième partie du tome xx de la 1re série, et il contient comme
supplément aux Annales académiques publiées antérieurement la liste
complète des membres ayant appartenu à l’Académie de 1684 à 1822.
D’après la division qui a été établie, nous apprenons que les pre-
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 143
miers académiciens avaient pris le titre de Membres de l’Académie des
Dissonants.
Cela dura depuis 1684 jusqu’en 1790.
De l’année 1791 à l’année 1814, ils formèrent l’Académie ducale
des sciences et belles-lettres, et celle-ci, se reconstituant en 1814,
devint enfin l’Académie royale des sciences, lettres cl arts de Modéne,
nom qu’elle porte encore aujourd’hui.
Celle nomenclature serait à peu prés inutile, si le volume n’était
terminé par une table générale divisée en quatre parties.
La première fait connaître les noms de tous les membres depuis la
fondation, avec la date de leur élection et colle de leur décès.
La deuxième partie comprend ce qu’on appelle les Actes, c’est-à-
dire les assemblées ou réunions publiques et les séances privées, les
académies et sociétés savantes qui correspondent ou qui font échange
de leurs publications avec l’Académie royale de Modéne.
Dans la troisième partie on trouve la liste des auteurs qui ont publié
des travaux, mémoires ou notices, sur les sciences, les lettres et les
arts.
Enfin, la quatrième partie nous donne la liste par ordre alphabé¬
tique des diverses matières insérées dans les vingt premiers volumes
de cet important recueil.
Après avoir constaté l’utilité de ces Indici generali, il me reste à
parler du tome IV de la seconde série, et j’y remarque tout d’abord
une belle publication qui intéressera tout particulièrement les bi¬
bliographes : c’est V Œuvre de Salerne, connue sous le nom de Circa
instans, d’après les premiers mots du prologue, et le texte primitif
du Grand Herbier de France, reproduits selon deux manuscrits du
xve siècle, conservés dans la bibliothèque d’Este, et annotés par M.
Luigi Camus.
Je me borne à signaler cette publication aux personnes qui s’attachent
à la connaissance des textes originaux ; mais les chercheurs, ceux qui
aiment à s’attacher aux détails de l’histoire préféreront certainement
le mémoire intitulé : Margherita di Valois e i preslatori fiot'enlini.
11 s’agit ici, non pas de la Marguerite des Marguerites, sœur de
François Ier, mais de la dernière des Valois, de Marguerite, fille de
Henri H et de Catherine de Médicis, celle, enfin, qui fut la première
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144 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
femme de Henri IV, et que l’on appelait vulgairement la reine Margot.
Suivant le témoignage de scs contemporains,' celte princesse était
d’une beauté ravissante, « Elle avait les cheveux noirs, un beau visage
qui ressemblait au ciel dans sa plus grande et blanche sérénité, une
très belle et riche taille, une démarche noble et gracieuse, moitié
altière et moitié douce. » En outre, elle s’entendait très bien à choisir
ses parures et donnait le ton à la cour.
Si j’ajoute qu’elle sut toujours, dans les plus pénibles circonstances,
rester fidèle à sa foi, je dirai aussi qu’elle fut bonne et généreuse
jusqu’à la prodigalité.
Je n'ai pas à rechercher ici si la licence de sa vie fut aussi grande
que le disent ses ennemis, les pamphlétaires du temps. Qu’il me soit
permis pourtant de faire remarquer que dans les Mémoires écrits par
Marguerite elle-même, on distingue surtout une réserve de plume qui
étonne, lorsqu’on compare la vie de cette princesse aux libertés de
propos que s’était permises une autre Marguerite de Navarre réputée
bien plus honnête.
I) est un point sur lequel tout le monde est d’accord, ce sont les
infortunes de la reine Marguerite, depuis le jour de son mariage jus¬
qu’à sa mort, tant à la cour de France que dans cette petite cour de
Nérac, qui, suivant d’Aubigné, « ne s'estimait pas moins que l’autre. »
Le jour où elle fut offensée, outragée publiquement par son frère
Henri III (août 1583), elle dut sortir de Paris pour retourner à Nérac;
mais après un aussi odieux éclat, le roi de Navarre ne put reprendre
sa femme.
Marguerite mena alors une vie d’aventurière. Apres avoir promené
dans plusieurs villes son faste ordinaire et scs désordres, elle fut, par
ordre de son mari, arrêtée à Carlat, en Auvergne, où elle s’était
réfugiée, dénuée de tout, même de linge, et elle fut transférée au
château d’Usson. Confiée à la garde du marquis de Canillac, elle
devint bientôt maîtresse plutôt que prisonnière de ce château-fort, où
elle devait passer dix-huit ans de sa vie (1587-1605) et qu’elle appelait
son arche de salut.
Ne sachant et ne voulant rien changer à ses goûts et à ses dissipa¬
tions dans celte demeure, la reine Marguerite en fut bientôt réduite à
des besoins d’argent. On lui assura un douaire de cent quatre vingt-
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. I4à
dix mille livres par an, mais cela ne pouvait suffire à ses prodigalités.
Alors, elle fit fondre sa vaisselle d’argent, et enfin, elle songea à
vendre ou à engager une partie de ses bijoux. Arnaud de Foissac, son
conseiller, et Pierre Chardon, son secrétaire, durent servir d’intermé¬
diaires dans cette négociation qui comprenait 44 grosses perles, 71
perles plus petites, 4 gros rubis, 5 rubis balais, et six rangs de perles
au nombre de 754.
Les intermédiaires s’adressèrent à cet effet (mars 1588) à Nicolo et
Paolo Antonio Mannelli, banquiers florentins, qui avaient leur maison
à Lyon ; mais, ceux-ci ne voulurent consentir à aucun prêt, avant
d’avoir l’avis et le consentement de 10111*5 compatriotes florentins, les
frères Riccardi, établis à Venise. Enfin, après de longues négociations,
pendant lesquelles la reine fut obligée d’écrire plusieurs lettres où elle
déployait tout son esprit, en adressant des flatteries à ses prêteurs, les
Riccardi donnèrent l’ordre aux Mannelli de payer 7,000 écus d’or aux
mandataires de la reine, s’engageant à garder les bijoux et à les res¬
tituer le jour où les Mannelli seraient rentrés dans leurs deniers.
Les choses furent ainsi arrêtées ; mais il y eut plus tard une grave
question à régler, celle des intérêts, et quand Marguerite voulut re¬
prendre ses bijoux, ce n’était plus seulement 7,000 écus d’or que les
prêteurs florentins réclamèrent : ils exigeaient le double de la somme
prêtée, et la reine dut verser 13,000 écus pour rentrer dans son bien.
Cependant, les emprunts, les ventes diverses de la reine Marguerite
ne pouvaient suffire à ses besoins incessants, et elle n’aurait trouvé là
que de faibles ressources, sans les secours qu’elle recevait de divers
princes de la chrétienté. Sa belle-sœur, Elisabeth d’Autriche, veuve
de Charles IX, lui venait tout particulièrement en aide, et elle finit
même par lui abandonner la moitié du douaire qui lui avait été assigné
sur les duchés de Rerry et do Bourbonnais, les comtés de Forez et de
la Marche.
M. Giuseppe Campori a très bien raconté, dans le mémoire que nous
venons de signaler, les tribulations de celte malheureuse reine qui,
rentrée à Paris, en 1005, dans une somptueuse résidence, fut ainsi le
dernier représentant de l’élégante cour des Valois.
Dans les derniers temps de sa vie, elle faisait force aumônes et
MARS-AVRIL 1888. 10
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<46 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
libéralités, mais elle ne payait pas ses dettes. Cependant, elle était
aimée, au moins autant qu’elle avait aimé.
A ceux qui voudraient, à l’avenir, écrire l’histoire de la reine Mar¬
guerite de Valois, je ne saurais trop recommander la lecture de la
notice publiée par M. Giuseppe Campori. Elle traite un seul point,
mais un point intéressant de la vie de celte princesse. C’est un travail
curieux, composé sur des documents inédits, qui a donc son impor¬
tance et qui tient une place fort honorable dans les Mémoires de
l’Académie de Modène.
Eugène d’AURIAC.
V. — Ouvrages de Mgr J. Bcrnnrdl et de M. Danilano Muonl*
oflVts par M. le O* Vimei cati Sozzi.
La Société des Etudes historiques a reçu de M. le Cte Vimercàti Sozzi,
de Bergame, quinze opuscules en italien, dus, les trois premiers â
Mgr Jacopo Bernardi, les douze autres à M. Damiano Muoni.
1. — Ouvrages de Mgr Jacopo Bernardi.
Solenne dislribuzione de ’ premii a* Giovani de VIslitulo Manin e del
Patrio Orfanolrofio. — Discorso del Présidente délia Congregazione
di Carità. — Venezia , 1884.
Le discours de Mgr Bernardi, Président de la Congrégation de Charité,
h la distribution des prix de l’Institut Manin, orphelinat national, contient
des renseignements intéressants sur renseignement professionnel des
deux sexes h Venise.
Dei Supremi principii dell Umano Ragionamento e delle questioniche
intorno ad essi conlinuamenle n agi la no. — Discorso di Mgr J. Ber -
nanti, rnembro del Reale Istiluli Venelo di Scienze , Letlere ed Arti.—
Venezia , 1884.
Un tel sujet, dans toute son étendue, ne serait pas moins que la
logique entière, la critique de l'esprit humain. Mgr Bernardi, dans cette
brochure de 22 pages, a, du moins, posé nettement la question que
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 147
ne se lasse pas de poser la curiosité philosophique ; il en fait pressentir
une conclusion au point de vue spiritualiste.
Commemorazione del Socio ordinario dell Ateneo di Venczia nobile
cavalière Antonio Angeloni Barbiani Lella di Mgr Cumm. J . Bar -
biani , nella Adunanza 31 maggio 1883. — Padovo , 1883.
Le chevalier Antonio Angeloni Barbiani est l’une des renommées les
plus pures de la nouvelle Italie, 1822-1873. — Mgr Bernardi a prononcé
l’éloge funèbre de l'homme privé, du poète, du littérateur et du citoyen.
Angèloni Barbiani a eu sa part de dévouement dans les efforts du patrio¬
tisme vénitien, en 1848, et sa part de triomphe dans la renaissance
nationale en 1886. Par la nature de son inspiration, il se rattachait à
l’école de Monli et Manzoni.
II. — Ouvrages de M. Damiano Muoni.
M. Damiano Muoni est président ou membre de la plupart des aca¬
démies d’Italie; Fhistoirc politique, l’archcologie d’art, l’érudition et
la poésie lui sont familières ; les ouvrages que nous indiquons se
rangent sous l’une ou l'autre de ces quatre divisions.
1° Les recherches sur l’origine ou le développement des villes ou
des institutions particulières ont de tout temps intéressé les Italiens,
dont la patrie, si longtemps divisée, semble se multiplier et croître
d’importance dans chaque localité. C’est à l’érudition locale qu’appar¬
tiennent les ouvrages suivants :
Archivi di Slalo in Milano. — Prefelti o Diretlori , 1864-1874. Noie
sulV origine , formazionc e conccnlramcnlo di quesli ed altri simili
istituti, — con un cenno sulle particolari colleziozi dcll auiore. —
Milano, 1874.
L’érudit milanais a groupé autour de cette nomenclature des indi¬
cations précieuses sur l’histoire administrative de la capitale des Sforza
et de la lieutenance autrichienne. La domination espagnole allemande
surtout est une période peu connue.
Memorie sloriche di Antignale , rifuse ed accresciute , Milano 1875.
C’est l’histoire d’une commune du Milanais, depuis 1301 , la description
des œuvres d’art qui s’y trouvent, la liste de ses magistrats. Utile mo¬
nographie.
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148 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
Prenomi, JSomi e Cognomi , appimli gencalogici sulla famiglia Colla .
Milano 1880.
On retrouve ici la complaisance que l'Italie a éprouvée de tout temps
à se rattacher aux origines romaines. La famille des Cotta, de la Répu¬
blique, se trouve ainsi menée jusqu'en 1832, à travers toutes les domi¬
nations étrangères et les bouleversements intérieurs. Souvent, dans ce
sol italien qui conserve tant de débris, les traditions des familles ou
des villes s’appuient sur des monuments.
Cenno genealogico sulla famiglia Torriani da Mendrisio , compihdo
sopra autenlici documenti dal Cav. Uf J. D. Muoni. — Bellinzona ,
1884 .
Les Mendrisio sont une branche de la grande famille des Torriani,
chefs du parti populaire de Milan, dans le moyen-âge, et qui, selon la
tendance des Guelfes, cherchaient des origines françaises. Les Torriani
prétendaient remonter à Charles Martel ; Fauteur les conduit ainsi de
G89 à 1830.
2° L’archéologie et Fart surtout sont intéressés dans les quatre bro¬
chures suivantes, qui concernent des monuments de Lombardie.
Anlichilà Romane a Fornovo e Marlinengo , ncl Basso Bergamaseo. —
Milano 1882 .
Marlinengo, sur les confins de Venise et de Milan, conserve une sépul¬
ture d’inhumation, que Fauteur fait remonter aux premiers siècles delà
République romaine. Fornoue, célèbre par la victoire de Charles VIH,
contient un pavillon du déclin de Fart gréco-romain. (Valérien 233, 259).
Anlichilà Romane del Basso Bergamaseo , e cenni slorici sopra Cakio
ed Anlignale . — Milano, 1875 .
C’est encore à Fart gréco-romain, mais d’une époque un peu plus
pure, (Vespasien 73 ap. J.-C.) que se rapportent les objets trouvés à
Antignate et Calcio : un pavillon, un sarcophage, divers objets d’art,
vases, verreriçs, patènes, monnaies.
Preziosilà Arlisliche nella Chiesa dell Incoronala presso Marlinmgo.—
Milano 1884.
L’église deir Incoronala, située au milieu d’une campagne muette du
Milanais, contient un crucifiement attribué à Francesco Prata, qui était
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 149
du village de Caravaggio, comme Polydore, comme le second Michel-
Ange. On y trouve des restes de peintures attribuées à des primitifs, tels
que Ciiolto ou Mantegna, sans parler de maîtres plus récents, comme
Luini ou Gaudenaio Ferrari.
Ristauro d'un Palio d' Allure lavoralo a Tarsia da Giambattista Ca -
niana in Romano di Lombardo ( Provincia di Dergamo). — Milano
1818 .
Curieux détails sur Fart italien des xvne et xviu® siècles.
3° Documents pour l’histoire de la musique.
Lihreiii di Mclodrammi e Balli . — Autografi di Musicisti c di allri
Artisti leatrali , presentuli ail esposizione musicale in Milano . —
Milano 1881.
C’est la nomenclature, qui paraît complète, de tous les artistes qui
ont travaillé pour la Scala, depuis 1778 : compositeurs, chorégraphes,
exécutants, chanteurs, danseurs. — Dans la série des autographes, le
premier est de Beethoven.
Gli Antignati organari insigni , e sérié dei Maestri di Capella del
Duomo di Milano . — Milano , 1883.
Le patriotisme des habitants d’Antignate, l’Antemnate romaine, trou¬
vera encore à s’exalter dans les renseignements sur les musiciens que
celte ville a donnés à la cathédrale de Milan.
4° Le Cinque Giornale di Milano. Saggio bibliografico (2* édition)
Marzo , 1878.
C’est l’histoire de lTnsurreclion de Milan dans les cinq jours 18-23
mars 1848 et du Gouvernement provisoire jusqu’au 5 août : récit des
événements, liste des morts, bibliographie, livres, journaux, gravures,
composés sur les événements.
5° Versi Giovanili , di un Anliquario. — Milano 1884.
La langue italienne est assouplie depuis tant de siècles à l’expression
de la religion, du patriotisme et de l’amour qu’on craint, en lisant des
vers modernes italiens, de prendre la facilité nationale pour le talent
personnel d’un poète. En tout cas, on ne cherche pas ici à se défendre
de l’illusion.
Jacques de B01SJ0SLIN.
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loO RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
3. — De la Propriété arabe.
Au commencement de la conquête de l'Algérie, l'Administration
française, acceptant volontiers des informations assez légèrement
prises, admit les principes ci-après :
En pays musulman, le sol appartient à l’Etat, représentant de Dieu.
La propriété individuelle ne peut comprendre, avec les olyets mobi¬
liers, que les produits créés de main d’homme : les arbres, les
maisons, etc.
L’usufruit est mis dans les mains des tribus ou des corporations
religieuses: on n’enlève pas l’usage du sol à qui le cultive de façon
continue ; mais, toute terre non cultivée redevient disponible.
D’après ces principes, on n'hésita pas à s’emparer d'une partie de
la terre, de tout ce dont on crut pouvoir tirer parti. Par une généreuse
condescendance, on laissa aux Arabes la partie de leurs terres qu’on
jugea nécessaire et suffisante pour leur subsistance. On appela celle
opération « le cantonnement ». La possession authentiquée d’une
partie remplaçait, d’après l’administration, la disposition précaire du
tout.
Ces principes n’étaient pas exacts et celte façon d’agir n’était rien
moins que légitime.
L’attribution à l’Etat de la propriété du sol a été une exception dans
le monde musulman ; elle a eu lieu pour l’Egypte et une partie de
l’Inde, mais, en général, la propriété des pays occupés par les Musul¬
mans a été laissée telle qu'elle existait avant la conquête, même quand
les Indigènes n’adoptaient pas l’Islamisme : ils durent seulement payer
un impôt de capitation.
En Algérie spécialement, il en fut ainsi : la conquête n’avait pas été
violente, et Sidi-Okba, et Naaman n’avaient eu à combattre qu’une
minorité de demi-sauvages. Les Romains des oasis, les Kabyles des
montagnes conservèrent la propriété individuelle à côté d’une large
propriété communale. Les tribus des plaines, une propriété familiale
qui n’est pas sans analogie avec celle des communes russes. — La
tribu se compose de peu de familles qui gardent indivise la propriété
commune et cultivent, en général, de grands espaces, en partie voués
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. «51
aux pâtures, en partie laissés en jachère suivant un assolement systé¬
matique.
Nous avions donc manqué, vis-à-vis des Indigènes, à nos principes
de respect de la propriété, et notre administration n’a été arrêtée dans
celte voie que parce que ses opérations de cantonnement coûtaient
cher, marchaient lentement, et n’amenaient que peu de colons réels :
des indigènes laissés sur leur terre la cultivaient mieux et formaient
des groupes plus gouvernables que les colons amenés à grands frais
et très prompts à renoncer au défrichement.
En 1863, un sénatus-consullc décida que des titres de propriété
seraient donnés aux Arabes possédant des titres de famille, et réunis en
livres de propriété. 11 en existait, en effet, dans quelques familles. Pour
la plupart, la tradition et le témoignage des voisins répondaient seuls
du bien fondé de leurs prétentions. — Une loi de 1873 a réglé de
nouveau l’établissement d'une propriété privée régulière.
Malheureusement, des difficultés multipliées ont entravé, dans l’exé¬
cution, ces dispositions équitables. La principale, c’est l’intervention
des spéculateurs et surtout des Juifs, élevés subitement à la dignité de
citoyens et n’ayant pas encore appris les scrupules et l’honnêteté qui
feraient respecter ce litre. On trouve aisément, dans chaque famille,
un mauvais sujet qui, pour quelque argent, réclame la licitation de la
propriété indivise, et celle-ci passe aux mains des détenteurs de l’argent.
La supériorité, en capital, des Juifs et des spéculateurs européens,
hâte la transmission des propriétés des indigènes, bien au delà de ce
qu’exigeraient les intérêts français. — Conquérir et garder des hommes
habitués au climat et disposés à devenir des concitoyens, c’est se
donner la plus précieuse des richesses qu’on peut tirer d’un pays
nouveau. C’est à cela que le Gouvernement tend depuis 25 ans. Espé¬
rons qu’il y parviendra : déjà, il est question de donner tous les droits
de citoyens français à tout indigène ayant porté les armes dans nos
rangs ; tandis que jusqu’ici, tous les pouvoirs politiques appartiennent
à peu près par moitié aux Juifs indigènes (35,000 électeurs environ)
et aux colons français, et que les Musulmans sont à peu près exclus
des conseils généraux et des fondions municipales. Une commission
supérieure de législation musulmane, chargée de préparer l’assimilation
des arabes, a même cessé de fonctionner à Alger depuis 1870.
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152 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
En 1886, a paru, sur cotte question de la constitution de la propriété
indigène, un très intéressant travail de M. Robe, ancien bâtonnier du
barreau d’Alger, et M. Carteron, avocat à la Cour de cassation, en a
rendu compte dans un journal judiciaire. Comme tous les hommes
soucieux du bon renom de notre probité administrative, et de l'intérêt
supérieur de notre colonie, M. Robe conclut à la constitution delà
propriété particulière indigène : peut-être différerions-nous d’opinion
avec cet excellent jurisconsulte, en ce sens que nous ne procéderions
que successivement à la solution qu’il préconise. Nous voudrions voir
fixer d’abord les limites de la propriété des tribus et consacrer celle
propriété. Nous avons indiqué, dans une brochure publiée en 1870,
le moyen d'y parvenir, à la suite d’une enquête sommaire suivie en
présence des intéressés. La division de la propriété communale entre
les familles particulières se ferait, d’accord avec la tribu ou fraction
de tribu propriétaire, avec l’aide d’une sorte d’assistance judiciaire
permanente organisée par l’administration supérieure pour prévenir
les fraudes et éclairer les indigènes sur leurs intérêts. La propriété
collective ne disparaîtrait que peu à peu : mais la faculté de vendre
ou de liciter avec rattache de l’assistance judiciaire serait ouverte im¬
médiatement.
Colonel FABRE de NAVACELLE.
4. — Conquête de l'Afrique pur Bélisaire.
Justinien a succédé, en 527, à son oncle Justin, qui l’avait associé
à l’Empire et sous le nom duquel il avait, depuis plusieurs années,
exercé le pouvoir. L’Empire représentait alors comme l’immense
squelette d’une grande nation, il conservait des cadres et n’avait pi»*
de citoyens. Mais son administration, fortement hiérarchisée, régissait
encore des contrées étendues : sa diplomatie restait active et lui
conservait toujours une certaine influence dans le monde, si soumis
naguère, mais qui, envahi de toutes parts, échappait à la domination
directe des représentants de Rome. 11 avait encore des armées, mais
l’esprit guerrier n’existait plus chez les vieux Romains : c’étaient
des barbares qui remplissaient les rangs, des barbares qui les com*
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 153
mandaient. On payait, au moyen d’un fisc habile et impitoyable, et
ces mercenaires, et le luxe de la cour. On entretenait des relations
avec les nations diverses qui avaient envahi les contrées autrefois
soumises par Rome; on les opposait l’une à l’autre; on leur empruntait
des soldats; on savait, quand l’une d’elles, gouvernée par un grand
homme, devenait trop redoutable, courber la tète et attendre des
temps meilleurs. Ainsi on avait, à l’aide des Francs et des Goths,
combattu Attila, sans renoncer jamais à traiter avec lui; on avait subi
Alaric et Genseric; après eux, on avait noué avec leurs successeurs
des relations plus égales, à mesure que s’affaissait la puissance des
Goths ou des Vandales. Ainsi, sous le règne de Justin, Justinien était
devenu un allié, presque un protecteur pour lldéric; et quand celui-ci
fut chassé du trône par Gélimer, l’Empereur put se servir de celte
amitié comme l’ancienne République avait agi autrefois avec les rois
auxquels elle accordait le titre « d’amis du peuple romain. » Celte
amitié préparait des conquêtes : il y avait toujours lieu ou de venger
un ami, ou de punir son ingratitude.
On rappela Bélisaire qui venait de combattre les Perses, les constants
adversaires de l’Empire en Asie, depuis qu’ils avaient détruit l'empire
des Parthes cl jusqu’au moment où, dans sa rapide expansion,
la conquête arabe les effaça de la liste des nations. On réunit environ
15,000 fantassins et 5,000 cavaliers, dont une importante fraction
était formée de Huns ou Massagètes, mécontents d’ailleurs de quitter,
malgré les promesses qu’on leur avait faites, la garnison de Constan¬
tinople. Une flotte considérable dut transporter celle armée sur les
rivages d’Afrique; Jean de Cappadoce fut chargée de la nourrir et
s’acquitta assez mal de ce soin difficile.
On est parti en juin 533; on s’arrête en Sicile où l’historien Procope,
attaché à l’état-major général, peut mettre la main sur un esclave
appartenant à un marchand en relation avec les Vandales. Cet esclave
peut donner d’utiles indications sur l’état du pays. On apprend par lui
que Tzazon, frère de Gélimer et son meilleur général, vient d’être
envoyé avec 5,000 hommes et la flotte vandale pour reconquérir
la Sardaigne soulevée. Bélisaire hâte son départ pour profiter de cet
affaiblissement de son adversaire. Il emmène d’ailleurs l’esclave, qui
servira de guide et d’interprète.
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loi RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
Le venl pousse la flotte dans le golfe d’Hammamet, et le conseil de
guerre agite la question du*débarquemenl. Contre l’avis de ses lieute¬
nants, Bélisaire décide que le débarquement aura lieu sur le champ.
Il redoute, pour sa flotte chargée de troupes, la rencontre des vaisseaux
Vandales auxquels un délai de quelques jours laisserait le temps de
revenir de Sardaigne. Par terre, il aura 45 lieues à parcourir: il y
mettra dix jours, et la solidité de ses troupes le laisse sans inquiétude
dans le cas d’une rencontre. Quant aux vivres, le pays y pourvoira ; à
une condition : c’est que l'armée observe la plus exacte discipline et
ne risque pas d'aliéner la population, autrefois romaine, et qui doit
conserver quelque affection à l’Empire.
On prit terre à Capulvada (probablement dans le voisinage du Môle
actuel, à 15 kil au sud de Sous.) On était au commencement de sep¬
tembre.
Grâce à la résolution prise par Bélisaire, on surprenait l’ennemi.
Gélimer était, de sa personne, à Germionc, dans le sud de la Byzacène,
(vers Gafça), avec des troupes trop peu nombreuses pour s’attaquera
l’armée romaine : il donna immédiatement les ordres nécessaires pour
combiner les eflorls de tout ce que l’Afrique cl la Numidie pouvaient
lui donner de soldats vandales. Lui-même remonterait vers le nord,
à la suite des Romains : 2,000 hommes venus de l’est sous les ordres
de son neveu Gizamond, le joindraient au voisinage de Carthage, après
avoir inquiété la gauche de Bélisaire pendant sa marche. La capitale
fournirait à Aminatas, frère du roi, un autre corps d’armée qui arrê¬
terait en tète l’armée romaine : le rendez-vous de ces trois détache¬
ments fut fixé à Decimum, à 10 kil. environ de Carthage.
L’année romaine, cependant, remontait au nord en suivant le rivage
de la mer, en vue de la flotte, qui appuyait sa droite : elle ne parcou¬
rait guère que des étapes de 15 ou 20 kilomètres. Arrivé de bonne
heure, on traçait le camp, tandis que des troupes légères allaient de¬
mander des vivres à la population, assez nombreuse dans ces parages,
qui descendait d’anciens colons romains. Quant aux indigènes africains,
Bélisaire n’avait rien à craindre de leur part: ils avaient été, autrefois,
pour Rome, des sujets peu dociles : mais les Vandales ne les avaient
pas trouvés plus soumis. Récemment, ils étaient entrés en lutte, devant
Tripoli, avec les soldats de Thrasimond, le prédécesseur d’Ildéric, cl
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIETE. to5
les avaient repoussés avec grande perte. En ce moment même, le
romain Pudence secourait Tatimuth dans la Tripolitaine. L’Aurès était
indépendant, et les montagnards, en général, repoussaient, avec un
soin jaloux, toute domination étrangère. Toutefois, l’Empire romain
avait, à leurs yeux, conservé assez de prestige pour que leurs chefs
attachassent encore du prix à l’investiture solennelle qu'ils recevaient
de ses représentants avant la conquête Vandale ; et Bélisaire ne man¬
quera pas de renouveler, pour quelques uns d'entre eux, les cérémonies
traditionnelles : recevoir de ses mains le sceptre d’argent doré, le
bonnet en couronne avec pendants d’argent, le manteau bleu à agrafe
d’épaule en or, c’est se reconnaître vassal de l’Empire. Neutres, tandis
que l’issue de la lutte est douteuse, ils ne marchanderont pas au vain¬
queur cette demi-soumission, que paie un accroissement d’autorité vis
à vis de leur tribu.
Aussi, en arrivant à Grassi (350 stades de Carthage), aujourd’hui
Hammamet, où commence une presqu’île allongée en triangle vers
l’est, Bélisaire n’hésite pas à se séparer de sa flotte et à couper droit
vers le nord en suivant la base de ce triangle : il arrive en Afrique,
et cette province est plus romaine encore que la Byzacène ; d'ailleurs,
il est, à grand peine, parvenu à imposer une discipline sévère à ses
mercenaires, et l’armée trouve, dans la réputation qu’elle a acquise,
des moyens plus assurés de vivre sur le pays et d’être bien éclairée sur
les mouvements de l’ennemi. Une avant-garde de 300 chevaux, com¬
mandée par Jean l’Arménien, forme l’avant-garde de l’armée : les
Massagètes marchent en flanqueurs de gauche. Le premier aura affaire
à Ammalas : les Huns, à Gizamont. La flotte va doubler le cap Mercure.
Enfin, on est arrivé au voisinage de Dccimum : c’est là que les trois
détachements de l’armée Vandale doivent réunir leurs efforts pour
arrêter les Romains en avant du défilé qu’occupe ce village. — Ammalas
a mis en marche tous les contingents de Carthage. Lui-même les de¬
vance avec son avant-garde, dépasse le défilé, et arrive en présence de
Jean l’Arménien. Celui-ci, malgré l’infériorité du nombre, s’élance à
l’attaque dès qu’il aperçoit l'ennemi, culbute l’avant-garde d’Ammatas,
qui est tué dans l’action, pousse les fuyards dans le défilé qu’il traverse
sans s’arrêter, et court avec ses cavaliers, sur la route de Becimum à
Carthage. H trouve celle roule couverte d’une troupe qui, se croyant
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to6 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
en loule sécurité, marchait sans ensemble et sans ordre. Tout s’enfuit,
et l’intrépide Jean arrive jusque dans la ville sans trouver de résistance
sérieuse. A l’ouest du défilé, Giramond n'est pas plus heureux contre
les Massagètes. Chargé brusquement dans le « champ de sel » à 8 kil.
de Decimum, il est mis en pleine déroute ; et quand Gélimer arrive,
à son lour, avec le gros de l’armée, il trouve anéantis les auxiliaires
sur lesquels il comptait. Ainsi, douze siècles plus tard, Souvarof se trouvait
seul au rendez-vous qu’il avait assigné il Hotze et J ellachich au Saint-
Gotha rd.
Gélimer s’arrête à quelque distance de Decimum. Tandis que Jean
l’Arménien et les Massagètes remplissaient si bien leur lâche, l’liane,
marchant entre eux à la tête de 800 cavaliers, ordonne à son avant-garde
d’occuper une colline, au sommet de laquelle les Vandales arrivent de
l’autre côté. Les Romains s’enfuient devant celle force très supérieure
et entraînent Liliane dans leur déroute. Si Gélimer, profilant de ce
succès, eût marché sur Carthage, il reprenait certainement la ville sur
les cavaliers de Jean, et pouvait changer la fortune : mais il se contenta
de suivre à petits pas les fuyards, que Bélisaire put ainsi rallier et
ramener au combat, en les soutenant avec le reste de sa cavalerie. La
rencontre eut lieu au Champ de Sel, et les Vandales reculèrent vaincus
jusqu'au champ de Bulle, encore assez près de Carthage.
Un seul espoir leur restait encore. Tzazon, rappelé de la Sardaigne,
venait de débarquer à La Calle, et amenait à son frère une troupe
d’élite dont l’adjonction rendait le courage à l’armée Vandale. Celle-ci,
en effet, se rapprocha de Carthage, et détruisit l’aqueduc qui alimen¬
tait d’eau pure cette capitale. — Bélisaire était aux prises avec toutes
les difficultés de la conquête : les Huns, mécontents, menaçaient de
changer de parti, et Gélimer, resté en relations constantes avec la po¬
pulation de Carthage, connaissait ces dispositions et s’eflorçait d’en
tirer parti. Les Romains avaient pris la ville à la fin de septembre:
deux mois se passèrent à y organiser une police efficace et à ramener
les Massagètes. Bélisaire leur promit solennellement de les renvoyer à
Constantinople après la première rencontre qui déciderait de l’issue
de la guerre, il sévit contre les habitants qui intriguaient avec Gélimer.
Laurus, l’un d’eux, fut pendu.
Ce fut seulement en décembre que Bélisaire se jugea assez rassuré
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 157
sur ses derrières pour conduire son armée contre Gélimer. Sa cava¬
lerie, orgueilleuse de scs succès passés, marcha en avant, laissant
seulement 500 chevaux avec l’infanterie. Les Massagèles marchaient à
part, de façon à entretenir jusqu’au moment décisif l’incertitude des
Vandales sur leurs intentions. C’est ainsi qu’en 1839, le lieutenant
d’Abdel Kader ne connut que sur le champ de bataille la défection
qui donna la victoire à lien Gannah et préserva la province de Constan-
line de la domination du fils de Mahi Fddin.
La cavalerie arriva en vue du camp de Tricamare, à 28 kil. de
Carthage, et trouva l’armée Vandale occupant la rive d’un ruisseau en
avant de ce camp. Tzazon était au centre de l’armée avec la brave
troupe qui l’avait suivi en Sardaigne. En face de lui arrivait l’intrépide
Jean l'Arménien, le héros de Decimum. Comme à Decimum, Jean
chargea impétueusement dès son arrivée, sans tenir compte de la su¬
périorité du nombre. Deux fois, il fut repoussé : mais, dans une troi¬
sième rencontre, Tzazon fut tué ; sa troupe faiblit et s’enfuit poursuivie
à outrance par son impétueux adversaire. A cette vue, les deux ailes
des Vandales plièrent à leur tour devant les cavaliers de l’armée
romaine, les Massagèles chargeant comme les autres, et regagnèrent
leur camp en désordre.
La cavalerie avait seule donné du côté des Romains : mais l’infan¬
terie arrivait derrière elle, franchissait le ruisseau à son tour et abordait
le camp des Vandales. — Ceux-ci étaient complètement démoralisés
et se dispersèrent sans résistance : Gélimer s’enfuit vers la Numidie et
les Romains n’eurent qu’à massacrer des traînards et à piller ce camp
encore enrichi des conquêtes de Gcnseric. Bélisaire essayait en vain
de réprimer leur désordre : un retour offensif de l’ennemi eût tout
perdu.
Le général parvint enfin à rétablir quelque ordre parmi ses troupes
et lança, à la poursuite du roi, deux cents cavaliers commandés par
Jean l'Arménien. Celui-ci poursuivit Gélimer avec son activité habi¬
tuelle. Malheureusement, au moment où il allait l’atteindre, Dlianc,
un de ses cavaliers, ivre et chassant sur les flancs de sa troupe, attei¬
gnit Jean d’une flèche égarée et lui fit une blessure mortelle. Le héros,
avant d'expirer, ordonna à ses soldats désespérés d’épargner son
involontaire assassin.
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m RAPPORTS SUR DUS OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ.
Gélimer put ainsi gagner Ilippone et se réfugier chez les sauvages
montagnards de FEdough. Quand Bélisaire arriva au pied de la mon¬
tagne, il la jugea inaccessible à une attaque armée, et, d'ailleurs, il
hésitait à engager la lutte avec les Cerbères disposés à défendre leur
hôte. Il laissa Pharos en observation et rentra à Carthage, où le rap¬
pelait la nécessité d’achever et d’organiser sa conquête. U put recueillir
à Bône, les trésors de Gélimer que Conifacc, secrétaire du roi vandale,
avait embarqués pour les emporter en Espagne, et que la tempête
retint en Afrique.
11 ordonna d’épargner les Vandales réfugiés dans les églises et de se
contenter de les désarmer. 11 évitait ainsi de pousser les vaincus au
désespoir. Il envoya la flotte, avec Cyrille, un de ses lieutenants,
montrer à la Sardaigne et à la Corse la tête de Tzazon, dont la vue fil
tomber toute résistance : les deux îles furent ramenées sans peine à
la domination romaine. — Un autre Jean fut envoyé à Cherchel (Jubia
Cœsarea). — Un autre encore, du même nom, au fort de Septe (Ceula;
pour reprendre possession des Mauritanies. Apolliciaire, un Africain,
qui avait suivi naguère lldéric à Constantinople, alla réoccuper les
Baléares, Ebusc (Iviça), Majorité et Minorité. Un autre corps allait
aider Pudence à s’assurer la Tripolitaine. Ainsi l’Afrique entière reve¬
nait à l’obéissance de Constantinople après 95 ans de domination
Vandale.
Cependant, Gélimer restait dans FEdough, (Ml Pappua), défendu par
ses hôtes, qui repoussèrent avec perte une attaque tentée par Pharos:
celui-ci était un hérule, et Fon remarquait que, contrairement h l’habi¬
tude de ses compatriotes, il n’était ni perfide, ni ivrogne, et qu’il avait
su même communiquer ses vertus aux compatriotes qu’il commandait.
Repoussé par les berbères, il revint au blocus qui avait lassé sa
patience.
Celle de Gélimer ne fut pas à l’épreuve des mille privations qu’il
endurait au foyer de scs défenseurs. Il ne trouvait, dans FEdough, ni
pain, ni vin, ni lit, ni les mille douceurs dont les conquérants de
l’Afrique ne savaient plus se passer. 11 entra en pourparlers avec
Pharos et commença par accepter de lui une lyre, un pain, et une
éponge. — En avril, il ne demandait plus que la vie, et consentait a
se rendre. Bélisaire lui fit promettre, par Cyprien, qu’il serait bien
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RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A LA SOCIÉTÉ. 1 50
traité, lui et les siens : les Berbères ne s'opposaient pas au départ
d'un hôte gênant et au rétablissement des relations entre eux et les
Romains. — Pharos amena Gélimcr à Carthage. Bélisaire le recul au
faubourg d’Aclas et l’envoya à Constantinople. On sait que le roi déchu
traduisait les impressions de sa captivité par le mot : « Vanité des
vanités ! tout n'est que vanité ! »
La suite de cette guerre met bien en relief la nature de celte armée
de condottièrc qui sert l’Empire romain, comme scs successeurs ser¬
viront les républiques italiennes, avec une fidélité relative et toujours
précaire, avec une déférence personnelle pour le chef qui la conduit
à la victoire. Bélisaire a quitté l’Afrique et laisse le commandement à
son lieutenant Salomon, eunuque par un accident d’enfance. Celui-ci
aura pour mission de réorganiser en Afrique la colonie romaine. Nous
avons vu, entre la Tunisie et la Numidie, les traces de plusieurs essais
tentés par lui pour faire revivre les villes de l’ancienne province. A
Theveste, par exemple, un temple a été rebâti avec les ruines de la
ville détruite par les Vandales. Des troncs de colonnes, des pierres
funéraires, entrent dans la composition des murailles restaurées : une
inscription mi-partie grecque et latine se lit au dessus de la porte
principale : elle raconte que, sous Justinien et Théodora (on ne voit
pas sans surprise le nom de l’Impératrice accolé à celui du Souverain)
un détachement envoyé par Salomon a rebâti un édifice ; il ne semble
pas que la population soit revenue, malgré cet appel, se grouper sur
ce point.
Mais un autre soin incombait â Salomon. Les colons romains de la
Byzacènc, de l’Afrique, de la Numidie, réclamaient sa protection contre
les Berbères que rien ne contenait plus depuis la disparition du gou¬
vernement Vandale, et qui multipliaient les ravages chez leurs voisins.
Salomon avait à reprendre l’œuvre qui occupait Gélimer à Ilermione,
lors du débarquement de Bélisaire.
Une expédition commandée par le Thrace Rulïin et Aigan le Massa-
gèlc rencontra les Berbères emmenant de la Byzacène du butin et des
prisonniers. Les pillards furent tués ou mis en fuite et les prisonniers
délivrés. Mais, avant d’avoir quitté la province, le détachement fut
assailli par des masses berbères : Aigan fut tué dans le combat; Ruflin,
prisonnier, fut massacré après l’action.
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*60 RAPPORTS SUR DES OUVRAGES OFFERTS A* LA SOCIÉTÉ.
A celte nouvelle, Salomon se porle vers le sud de la Tunisie, en
laissant garnison à Carthage ; dans les pourparlers qui ont précédé
Faction, les deux adversaires se sont fait des reproches mutuels: les
Berbères prétendent que les Romains ont manqué, envers eux, aux
promesses faites, à Torigine, par Bélisaire ; ils attendent, d’ailleurs,
les Romains, dans une forte position couverte par une ligne de cha¬
meaux qui effraie les chevaux et annule la cavalerie romaine ; cela leur
a réussi jadis, à Tripoli, contre Thrasimond. Mais Salomon met pied
à terre et mène à l’attaque ses fantassins couverts de leurs boucliers.
Un bataillon de 50U hommes d’élile ouvre une brèche dans l’armée
ennemie : tout s'y précipite, et les Berbères en déroute s’enfuient,
poursuivis jusqu’à la montagne; il en périt, dit-on, 10,000. Leurs
femmes, leurs enfants, leurs chameaux, furent la proie du vainqueur.
— Celte défaite provoqua l’appel de tous les contingents des contrées
voisines, et l’armée romaine retrouva les Berbères réunis en grand
nombre, sur le mont Burgaon, escarpé du côté de l’est, en pente plus
douce vers l’ouest. Une nuit, Théodore escalade la pente abrupte que
les Berbères gardent mal, et, au malin, apparaît au dessus de leurs
têtes, tandis que Salomon attaque du côté de l’occident, l.cs Maures
fuient de toutes parts, et ceux qui échappent au carnage se réfugient
dans l’Aurès, la citadelle de l’indépendance berbère; ils s'y sont main¬
tenus contre les Vandales, entre le Sahara, Lambœsis et Tamugadis,
alors très importante cité.
Colonel FABRE de NAVACELLE.
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CORRESPONDANCE.
18!
CORRESPONDANCE.
Congrès des Sociétés savantes la Sorbonne en 1888.
lettre ministérielle du 12 août 1887 adressée aux Sociétés savantes
de France .
Monsieur le Président,
J’ai l’honneur de vous envoyer le programme des questions soumises
à MM. les délégués des Sociétés savantes en vue du Congrès de 1888. Ce
programme, dont les éléments ont été fournis par les Sociétés savantes
elles-mêmes, a été dressé, comme les précédents, par le Comité des
travaux historiques et scientifiques. 11 aurait dû vous être transmis
quelques jours après la clôture du Congrès de 1887 ; mais des circon¬
stances diverses m’ont contraint à retarder une communication qui
vous parviendra cependant beaucoup plus tôt que les dernières années.
11 résultera, je l’espère, du temps mis à la disposition des Sociétés
savantes pour traiter les questions indiquées, un plus grand nombre de
travaux et des mémoires plus mûrement étudiés.
Désormais, si vous voulez bien vous y prêter en me faisant parvenir,
trois mois avant l’ouverture de vos séances, les questions que vous pen¬
serez utile d’insérer au programme du Congrès suivant, MM. les délégués
auront pour s’y préparer une année tout entière. J’insiste donc auprès
de vous, Monsieur le Président, afin que vos décisions au sujet des
questions du programme de 1889 me soient communiquées le plus tôt
possible dans les limites extrêmes que je viens de vous indiquer. Je
souhaite vivement que vous partagiez mon sentiment à cet égard, et
que vous donniez à mes intentions, auprès de vos collaborateurs et des
savants indépendants qu'elles peuvent intéresser, toute la publicité
désirable.
J’appelle également votre attention sur une innovation que vous re¬
marquerez dans le programme des questions spéciales à l’archéologie.
L’objet que le Comité s’est proposé, jusqu’à présent, en dressant un
programme général, était, vous ne l’ignorez pas, de fournir chaque
année un certain nombre de thèmes de discussions que les personnes
MARS-AVRIL 1888. 11
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462
CORRESPONDANCE.
compétentes pourraient étudier d’avance, et sur lesquels elles vien¬
draient, dans les réunions de la Sorbonne, exposer leurs idées, commu¬
niquer les résultats de leurs recherches et provoquer les observations
de leurs confrères de Paris et des départements.
La section d’archéologie a pensé qu’il était nécessaire, en ce qui la
concernait, d’expliquer l’esprit dans lequel le programme est rédigé et
le genre de réponses qu’il doit susciter. Je n’ai vu aucun inconvénient
à celte manière de procéder et je me fais très volontiers l'interprète des
idées de la section. Il importe en premier lieu, Monsieur le Président,
de remarquer que ce questionnaire ne saurait, en aucune façon, entra¬
ver l’initiative individuelle des savants qui assistent au Congrès et qui
pourront toujours présenter d’autres communications. Le programme a
pour but essentiel de signaler aux membres des Sociétés savantes un
certain nombre de questions sur lesquelles il reste encore bien des
observations à faire, des obscurités à dissiper, des documents nouveaux
à rechercher.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de mes sentiments
les plus distingués.
Le Ministre de £ Instruction publique , des Cultes
et des Beaux- Arts,
Signé : SPULLER.
Pour copie conforme :
Le Directeur du Secrétariat et de la Comptabilité ,
CHARMES.
PROGRAMME
SECTION D’HISTOIRE ET DE PHILOLOGIE.
t° Mode d’élection et étendue des pouvoirs des députés aux Etats provinciaux.
— 2° Transformations successives et disparition du servage dans les différentes
provinces. — 3° Origine et organisation des anciennes corporations d’arts et mé¬
tiers. — 4° Origine, importance et durée des anciennes foires. — 5° Anciens livres
de raison et de comptes et journaux de famille. — 6° Liturgies locales antérieures
au xvii« siècle. — 7° Etudes des anciens calendriers. — 8° Origine et règlements
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CORRESPONDANCE. <63
des confréries et établissements charitables antérieurs au xvue siècle. — 9° Indiquer
les modifications que les recherches les plus récentes permettent d’introduire dans
le tableau des constitutions communales tracé par M. Augustin Thierry. — <0°
L’histoire des mines en Frances avant le xvn° siècle. — 11° Objet, division et plan
d’une bibliographie départementale. — 12° Du rôle des milices et des gardes bour¬
geoises avant la Révolution. — 13° De la piraterie entre les populations chré¬
tiennes. — 14° Etudier l’origine, la composition territoriale et les démembrements
successifs des fiefs épiscopaux au moyen-âge. — <5° Rechercher à quelle époque,
selon les lieux, les idiomes vulgaires se sont substitués au latin dans la rédaction
des documents administratifs. Distinguer entre l’emploi de l’idiome local et celui du
français. — 16° Étudier les cadastres ou compoids antérieurs au xvi° siècle, leur
composition et leur utilité pour la répartition de l'impôt. — 17° Jeux et divertisse¬
ments publics ayant un caractère de périodicité régulière et se rattachant à des
coutumes anciennes, religieuses ou profanes, tels que la fête des fous ou des inno¬
cents, la fête de l’abbé de la Jeunesse, le jeu de Soûle, le jeu de la Tarasque, les
feux de la Saint-Jean, la fêle de Gayant, etc. — 18° Établissements ayant pour
objet le traitement des maladies contagieuses, et mesures d’ordre public prises pour
prévenir leur propagation. — 19° Étudier quels ont été les noms de baptême, usités
suivant les époques dans une localité ou dans une région ; en donner autant que
possible la forme exacte et rechercher quelle peut avoir été la cause de leur vogue
plus ou moins longue. — 20° Étude sur le culte des saints, la fréquentation des
pèlerinages et l’observation de diverses pratiques religieuses au point de vue de la
guérison de certaines maladies. — 21° Faire connaître les travaux imprimés ou
manuscrits qui ont été faits sur l’histoire des diocèses de la France, antérieurement
à la seconde édition de la Gallia christiana , et qui ont pu servir à la rédaction de
cet ouvrage.
SECTION D’ARCHÉOLOGIE.
1° Signaler les inventaires des collections particulières d’objets antiques, statues,
Das-reliefs, monnaies, ayant existé dans les provinces.
Nos musées, tant ceux de Paris que ceux de la province, sont remplis d’objets
dont la provenance est inconnue ou tout au moins incertaine ; or, tout le monde
sait de quelle importance il peut être de connaître l’origine des objets que l’on
veut étudier ; tous les archéologues se rappellent les étranges bévues dans lesquelles
des erreurs de provenance ont fait tomber certains savants. Les anciens inventaires
sont d’une grande utilité pour dissiper ces erreurs, ils nous apprennent en quelles
mains certains monuments ont passé avant d’être recueillis dans les collections où
ils sont aujourd’hui, ils nous permettent parfois, en remontant de proche en proche,
de retrouver l’origine exacte de ces monuments, ou tout au moins ils servent à
détruire ces légendes qui dans bien des musées entourent les monuments et qui
sont la source des attributions les plus fantaisistes. On ne saurait donc trop engager
les membres des Sociétés savantes à rechercher dans les archives de leur région,
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464
CORRESPONDANCE.
en particulier dans celles des notaires, les inventaires de ces nombreux cabinets
d’amateurs formés depuis le xvi° siècle, et dont on peut retrouver des épaves dans
nos musées provinciaux. On ne demande pas, bien entendu, d’a^portei au Congrès
le texte même de ces inventaires, mais de signaler les documents de ce genre qui
peuvent offrir quelque intérêt, en en dégageant les renseignements qui paraîtraient
utiles à recueillir.
2° Indiquer, pour chaque région de la Gaule, les sarcophages ou fragments de
sarcophages païens non encore signalés. En étudier les sujets, rechercher les
données historiques et les légendes qui s’y rattachent.
Il ne s’agit point de faire un travail d’ensemble sur les sarcophages antiques
conservés en Gaule, ce qui offrirait à coup sûr un grand intérêt. Mais ce serait une
entreprise difficile et de longue haleine. Le Comité invite simplement ses corres¬
pondants à rechercher les monuments encore inconnus qui pourraient plus tard
prendre place dans un corpus analogue à celui que M. Le Blant a consacré aux
sarcophages chrétiens. Il souhaite surtout qu’on recherche la provenance des mo¬
numents ou fragments de monuments de ce genre qui se sont conservés dans divers
musées ou églises de province, et qu’on étudie les légendes qui fort souvent se
sont attachées à ces monuments et dont il est si difficile aux savants étrangers à
la région de retracer les détails et de découvrir l’origine.
3° Étudier les caractères qui distinguent les diverses écoles d’architecture reli¬
gieuse à l’époque romane en s’attachant à mettre en relief les éléments constitutifs
des monuments (plans, voûtes, etc.).
Cette question, pour la traiter dans son ensemble, suppose une connaissance
générale des monuments de la France qui ne peut s’acquérir que par de longues
études et de nombreux voyages. Aussi n’est-ce point ainsi que le Comité la com¬
prend. Ce qu’il désire, c’est provoquer des monographies embrassant une cir¬
conscription donnée, par exemple, un département, un diocèse, un arrondissement,
et dans lesquelles on passerait en revue les principaux monuments compris dans
cette circonscription, non pas en donnant une description détaillée de chacun d’eux,
mais en cherchant à dégager les éléments caractéristiques qui les distinguent et
qui leur donnent entre eux un air de famille. Ainsi, on s’attacherait à reconnaître
quel est le plan le plus fréquemment adopté dans la région ; de quelle façon la nef
est habituellement couverte (charpente apparente, voûte en berceau plein cintre ou
brisé, croisées d’ogives, coupoles) ; comment les bas côtés sont construits, s’ils
sont ou non surmontés de tribunes, s’il y a des fenêtres éclairant directement la
nef, ou si le jour n’entre dans l’église que par les fenêtres des bas côtés ; quelle
est la forme et la position des clochers ; quelle est la nature des matériaux em¬
ployés ; enfin s’il y a un style d’ornementation particulier, si certains détails d’or¬
nement sont employés d’une façon caractéristique et constante, etc.
4° Rechercher dans chaque département ou arrondissement les monumeéts de
l’architecture militaire en France aux diverses époques du moyen-âge. Signaler les
documents historiques qui peuvent servir à en déterminer la date.
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CORRESPONDANCE.
165
La France est encore couverte de ruines féodales dont l'importance étonne les
voyageurs en même temps que leur pittoresque les séduit. Or, bien souvent de ces
ruines on ne sait presque rien. C’est au* savants qui habitent nos provinces à dé¬
crire ces ruines, à restituer le plan de ces anciens châteaux, à découvrir les docu¬
ments historiques qui permettent d’en connaître la date et d’en reconstituer
l’histoire. Les monographies de ce genre, surtout si elles sont accompagnées des
dessins si nécessaires pour leur intelligence, seront toujours accueillies avec faveur
à la Sorbonne.
5° Signaler les constructions rurales élevées par les abbayes ou les particuliers,
telles que granges, moulins, étables, colombiers. En donner autant que possible
les coupes et plans.
Cet article du programme ne réclame aucune explication. Le Comité croit seule¬
ment devoir insister sur la nécessité de joindre aux communications dé cet ordre
des dessins en plan et en élévation.
6° Indiquer les tissus anciens, les tapisseries et les broderies qui existent dans
les trésors des églises, dans les anciens hôpitaux et dans les musées.
On peut répondre de deux façons à cette question : soit en faisant un catalogue
raisonné de tous les tissus anciens existant dans une ville ou dans une région dé¬
terminée ; soit en donnant la description critique de tapisseries ou de tissus inédits.
Dans ce dernier cas, on ne saurait trop insister pour que les communications soient
accompagnées de dessins ou de photographies.
7° Signaler dans chaque région de la France les centres de fabrication de l’or¬
fèvrerie pendant le moyen-âge. Indiquer les caractères qui permettent de distinguer
leurs produits.
Il existe encore dans un grand nombre d’églises, principalement dans nos petites
églises du Centre* et du Midi, des reliquaires, des croix et autres objets d’orfèvrerie
qui n’ont pas encore été étudiés convenablement, qui bien souvent même n’ont
jamais été signalés à l’attention des archéologues. C’est aux savants de province
qu’il appartient de rechercher ces objets, et d’en dresser des listes raisonnées.
C’est à eux surtout qu’il appartient de rechercher l’histoire de ces objets, de savoir
où ils ont été fabriqués, et, en les rapprochant les uns des autres, de reconnaître
les caractères propres aux différents centres de production artistique au moyen-
âge.
8° Indiquer des pavages ou des carreaux à inscriptions inédits.
Voici longtemps qu’aucune communication de ce genre n’a été faite à la Sor¬
bonne. Il ne manque point cependant dans nos collections provinciales de spécimens
inédits de ces curieux et élégants carrelages qui garnissaient jadis le soi de nos
chapelles et l’intérieur de nos châteaux. En les signalant à l’attention des archéo¬
logues on devra s’efforcer toujours de rechercher les centres de fabrication d’où
ces carrelages proviennent.
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106
CORRESPONDANCE.
SECTION DES SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES.
1° De la propriété en pays musulman. — 2° Analyse des dispositions prises,
depuis le xvi® siècle jusqu’à nos jours, pour créer et développer la vicinalité. Avan¬
tages et inconvénients de la corvée et de la prestation en nature ; appréciation des
conditions actuelles de la législation sur les chemins vicinaux. — 3° Historique de
la législation ayant eu pour but de conserver les forêts sous l’ancien régime et de
nos jours. Indication de quelques mesures à prendre pour prévenir les défriche¬
ments et les exploitations abusives de bois et forêts des particuliers. — 4° Recher¬
cher s’il y aurait lieu de modifier la législation relative à la juridiction consulaire.
— o° Etudier la législation relative aux portions ménagères et communales, en
France et à l’étranger. — C° Examiner s’il n’y aurait pas lieu d’assurer, en France,
par voie législative, une indemnité aux personnes poursuivies ou condamnées à
tort, en matière criminelle, correctionnelle ou de police. Rechercher ce qui a été
fait ou tenté dans cette voie à l’étranger. — 7° Rechercher les traces des corpora¬
tions de métier s’étendant à une région ou à une province, ou bien les unions ayant
pu exister entre les corporations similaires de plusieurs villes. — Étudier dans une
province ou une circonscription plus restreinte la succession des différents modes
d’amodiation des terres. A quelle époque et dans quelle mesure le bail à ferme ou
le métayage a-t-il remplacé les anciennes tenures. — Recueillir tous renseigne¬
ments sur les redevances, prix, services accessoires et durée des baux, aux diffé¬
rentes époques. Indiquer, selon les localités, la substitution, au xvm® siècle ou au
xix® siècle, du fermage à rente fixe au métayage, ou inversement. — 9° Faire l’his¬
toire, dans une province ou une circonscription plus restreinte, des contrats inté¬
ressant l’ouvrier agricole au faire-valoir du propriétaire, tels que le glanage dans
l’Artois, l’engagement des maîtres-valets dans les pays toulousains. — 10° La
diminution de la population rurale. — 11° Étudier la valeur vénale de la propriété
non bâtie au xvm° siècle dans une province, et comparer celte valeur avec la valeur
vénale actuelle. — 12° Du crédit agricole et des moyens de l’organiser efficacement,
son fonctionnement en Allemagne et en Italie. Syndicats d’agriculteurs pour l’achat
des instruments et des engrais, et pour la vente des produits. — 13° Étude des
résultats statistiques de la participation aux bénéfices dans l’industrie. — 14e Des
conditions d’exécution qui peuvent justifier le rang que la transportation et la relé¬
gation occupent dans l’échelle des peines d’après la législation en vigueur. — 15°
De l’élude des langues étrangères vivantes. — Quelle place doit-elle tenir aux
divers degrés d'enseignement et particulièrement dans l’enseignement secondaire
sous toutes ses formes ? Quelle part doit y être faite, soit à une culture toute pra¬
tique, en vue de l’usage même des langues, soit à une culture proprement littéraire?
En ce qui concerne cette dernière culture, jusqu’à quel point les langues et les
littératures étrangères pourraient-elles remplacer les langues et les littératures
classiques ?
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CORRESPONDANCE.
167
SECTION DES SCIENCES.
1° Élude du mistral. — 2° Méthode d’observation des tremblements de terre.—
3° Électricité atmosphérique. — 4° Recherches sur la présence de la vapeur d’eau
dans l’air par les observations astronomiques et spectroscopiques. — 5° Compa¬
raison des climats du midi et du sud-ouest de la France. — 6° Des causes qui
semblent présider à la diminution générale des eaux dans le nord de l’Afrique et à
un changement de climat. — 7° Études relatives à l’aérostation. — 8° Étude du
mode de distribution topographique des espèces qui habitent notre littoral. — 9°
Étude détaillée de la faune fluviatile de la France. Indiquer les espèces sédentaires
ou voyageuses et, dans ce dernier cas, les dates de leur arrivée et de leur départ.
Noter aussi l’époque de la ponte. Influence de la composition de l’eau. — 10° Étu¬
dier, au point de vue de la pisciculture, la faune des animaux invertébrés et des
plantes qui se trouvent dans les eaux. — 11° Études des migrations des oiseaux.
Indiquer l’itinéraire, les dates d’arrivée et de départ des espèces de la faune fran¬
çaise. Signaler les espèces sédentaires et celles dont la présence est accidentelle.
— 12° Étude du vol des oiseaux. — 13° Élude des insectes qui attaquent les
substances alimentaires, biscuit, etc. — 14° Étude des phénomènes périodiques de
la végétation ; date du bourgeonnement, de la floraison et de la maturité. Coïnci¬
dence de ces époques avec celle de l’apparition des principales espèces d’insectes
nuisibles à l’agriculture. — 15° Étudier au point de vue de l’anthropologie les
différentes populations qui, depuis les temps les plus reculés, ont occupé, en
totalité ou en partie, une région déterminée de la France. — 16° Époque, marche
et durée des grandes épidémies au moyen âge et dans les temps modernes. — 17°
Comparer entre eux les vertébrés tertiaires des divers gisements de la France, au
point de vue des modifications successives que les types ont subies. — 18° Compa¬
raison des espèces de vertébrés de l’époque quaternaire avec les espèces similaires
de l’époque actuelle. — 19° Étude des gisements de phosphate de chaux au point
de vue minéralogique, chimique, géologique et paléontologique. — 20° Comparai¬
son de la flore de nos départements méridionaux avec la flore algérienne. — 21°
Élude des arbres à quinquina, à caoutchouc et à gutta-percha, et de leurs succé¬
danés. Quelles sont les conditions propres à leur culture ? De leur introduction dans
nos colonies. — 22° L’âge du creusement des vallées dans les diverses régions de
la France.
SECTION DE GÉOGRAPHIE HISTORIQUE ET DESCRIPTIVE.
f° Anciennes démarcations des diocèses et des cités de la Gaule conservées jus¬
qu’aux temps modernes. — 2° Exposér les découvertes archéologiques qui ont
servi à déterminer le site de villes de l’antiquité ou du moyen-âge, soit en Europe,
soit en Asie, soit dans le nord de l’Afrique, soit en Amérique. — 3° Signaler les
documents géographiques curieux (textes et cartes manuscrits) qui peuvent exister
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168
CORRESPONDANCE.
dans les bibliothèques publiques et les archives des départements et des communes.
— Inventorier les cartes locales manuscrites et imprimées. 4 — 4° Biographie des
anciens voyageurs et géographes français. — 5° De l’habitat en France, c’est-à-
dire du mode de répartition dans chaque contrée des habitations formant les bourgs,
les villages et les hameaux. — Dispositions particulières des locaux d’habitation,
des fermes, des granges, etc. Origine et raison d’être de ces dispositions. — Alti¬
tude maximum des centres habités. — 6° Tracer sur une carte les limites des diffé¬
rents pays ( Brie, Beauce, Morvan, Sologne, etc.), d’après les coutumes, le langage
et l’opinion traditionnelle des habitants. — Indiquer les causes de ces divisions
(nature du sol, ligne de partage des eaux, etc.) — 7° Compléter la nomenclature
des noms de lieux, en relevant les noms donnés par les habitants d’une contrée
aux divers accidents du sol (montagnes, cols, vallées, etc. ) et qui ne figurent pas
sur nos cartes. — 8° Chercher le sens et l’origine de certaines appellations com¬
munes à des accidents du sol de même nature (cours d’eau, pics, sommets, cols,
etc.) — 9° Étudier les modifications anciennes et actuelles du littoral de la France.
— 10° Chercher les preuves du mouvement du sol, à l’intérieur du continent,
depuis l’époque historique ; traditions locales ou observations directes. — U° Si¬
gnaler les changements survenus dans la topographie d’une contrée depuis une
époque relativement récente ou ne remontant pas au delà de la période historique,
tels que : déplacement des cours d’eau, brusques ou lents ; apports ou creusement
dus aux cours d’eau ; modifications des versants, recul des crêtes, abaissement
des sommets sous l’influence des agents atmosphériques ; changements dans le
régime des sources, elc. — 12° Forêts, marais, cultures et faunes disparus.
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
169
EXTRAITS DES PROCÈS-VERBAUX
DES
SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
SÉANCES DES 10 MARS, 25 MARS ET 10 AVRIL 1888.
SÉANCE DU 10 MARS 1888. — Présidence de M. Marbeau.
Le procès-verbal de la dernière séance est lu et approuvé.
Dépouillement de la Correspondance imprimée et manuscrite . — Lettres
de MM. de Bricqueville, adressant un ouvrage, remis par M. le Secré¬
taire général à M. Coquard, pour qu’il veuille bien faire un rapport à
ce sujet et envoyant un manuscrit; Welschinger, proposant pour la séance
publique une lecture intitulée : Adam Lux et Charlotte Corday ; Jouin,
annonçant le prochain envoi de son rapport à propos d’un ouvrage de
M. Léon Palustre sur l’église Saint Clément de Tours ; Borsaris (de
Naples), demandant les statuts de la Société; de M. le Ministre de l’Ins¬
truction publique annonçant l’ouverture du Congrès des Sociétés savantes,
le 22 mai au Ministère de l’Instruction publique, et rappelant dans l’ordre
du jour du Congrès deux questions déjà proposées par M. Desclosièrbs,
en 1886.
M. Desclosières est désigné pour répondre au Congrès sur ces deux
questions concernant la vicinalité et l’historique de la protection des forêts.
M. Camoin de Vence est également désigné pour soutenir la discussion au
Congrès sur la question n° 6 de la section des sciences économiques et
sociales.
Lettres de M. Armand de Behault, remerciant la Société de l’avoir
admis parmi ses membres ; du Ministère de l’Instruction publique accusant
réception des volumes que la Société des Etudes historiques lui envoie
chaque année ; de M. Duvert s’excusant de ne pouvoir assister à la séance
pour cause de santé ; de M. Janmart de Brouilland envoyant une histoire
de Pierre du Marteau. M. d’Auriac est nommé rapporteur.
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170 SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ETUDES HISTORIQUES.
M. le Secrétaire général dépose sur le bureau : 3 volumes allemands ,
envoyés par le Ministère de l’Instruction publique. M. Jacques Flach se
charge d’en faire le rapport.
Un ouvrage sur Rienzi par M. Rodocanachi. M. d’Auriac est désigné
comme rapporteur.
Le Livret d’Opéra français de Lully à Glück par M. de Bricqueville :
Rapporteur M. Coquard.
Un opuscule de M. Ph. Godet intitulé: Scripta marient, et concernant
des autographes recueillis par M. Alfred Bovet.
Revue de la Poésie : Rapporteur M. Dufour.
L’ Académie d'Hippone, bulletin. M. le colonel Fabre de Navacelle veut
bien se charger du rapport sur cette publication.
Revue française des Sourds-Muets.
Un ouvrage de M. Bovet contenant des fac-similé d’autographes.
Rapporteur M. Desclosiéres.
L’ordre du jour appelle l’examen de la proposition de M. Flach concer¬
nant les questions à mettre au Concours.
M. Flach est frappé depuis longtemps de l’insuffisance des résultats
obtenus par le Concours institué pour le prix Raymond et cherche s’il n’y
aurait pas moyen d’y remédier. II constate d’abord que l’ardeur du travail,
le désir de la recherche se répandent de plus en plus en France, et il
éprouve une orgueilleuse surprise à voir la quantité de travailleurs
désintéressés que ne sollicite pas l’espoir quelconque d’une rémunération.
La plupart des Revues sont alimentées par une collaboration gratuite, et
cependant la somme de travail non rémunéré est plus considérable dans
notre pays qu’ailleurs. Comment se fait-il alors que la Société des Etudes
historiques , offrant une rémunération aux concurrents du prix Raymond,
donnant à la fois honneur et profit aux lauréats, ne récolte point de résultats
en raison même des avantages qu’elle concède dans ses concours ?
M. Flach croit trouver la raison de cette insuffisance relative dans une
trop grande fidélité aux anciennes traditions de la Société. On ne tient pas
assez compte de la marche que suit la science autour de nous. Quand on
débute dans une science, il est bon de faire des synthèses, des travaux
d’ensemble pour déblayer le terrain en quelque sorte. C’est ainsi qu’on a
dû procéder en 1830, lors du réveil des Etudes historiques.
Mais depuis 30 ou 40 ans, les travaux d’ensemble ont été remplacés par
des études de détail. Le champ historique actuel est aux monographies.
La Société ne donnant, d’ailleurs, qu’une année aux concurrents du prix
Raymond, comment pourrait-on espérer avoir des candidats sérieux pour
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES. 171
les sujets d’ensemble qu’elle met au Concours ? Les sujets étant, en effet,
beaucoup trop vastes pour la plupart, comment espérer de bons travaux.
Un travailleur sérieux p’osera jamais concourir dans de semblables condi¬
tions.
Alors on ne reçoit plus dans les différents concours que des mémoires
nécessairement imparfaits. La conclusion qui semble s’imposer, c’est qu’il
faut entrer dans la voie que suit actuellement la science dans toutes ses
branches ; il faut provoquer des travaux qui puissent rentrer comme
exécution dans le temps donné pour le Concours.
M. Flach, proposant alors des exemples, indique comme sujet de
concours pour la classe de l’Histoire de France : les Etats généraux de
1614. (C’est là une étude intéressante à faire avec des documents absolu¬
ment inédits). Quel était le rôle des Francs-Fiefs à une époque déterminée
de notre histoire ? Pour la classe des Beaux-Arts : Une biographie de Guy
d'Arezzo ; une étude sur la Vie des Frères Lenain.
En proposant de semblables sujets de concours, on adapterait les
traditions, les principes de la Société aux besoins nouveaux de la science.
On pourrait encore ouvrir un champ plus vaste aux travailleurs en
limitant le sujet. Par exemple dans les différentes parties de la France il
y a des élèves de l’Ecole des hautes études, des professeurs de faculté, des
élèves de l’Ecole de Chartes. C’est là une pépinière de travailleurs toute
prèle à prendre part à nos concours, si tout en délimitant le sujet, nous
ne le restreignons pas trop. Ainsi à propos du rôle des Francs-fiefs dans
notre histoire, ne pourrait-on laisser au choix des candidats la province
où cette étude serait faite. Le meilleur moyen de trouver des travailleurs
n’est-il pas, en effet, de les prendre chez eux ?
Telles sont les idées succinctes que M. Flach soumet aux réflexions de
ses collègues et qui obtiennent des marques nombreuses d’assentiment.
M. Welsciunger se rallie entièrement aux observations présentées par
M. Flach et il indique au point de vue de l’Histoire de la Révolution et de
l’Empire des sujets rentrant dans le cadre des Monographies qui sont
aujourd’hui à l’ordre du jour dans la science : Histoire de la Confiscation
et de la Vente des Biens nationaux , étude intéressante dont toutes les
sources se trouvent aux archives. Histoire des Assignats . Histoire du Comité
de sûreté générale sous la Convention.
M. Wjesener, tout en s’associant aux vues de M. Flach, exprime la
crainte que Je choix de sujets trop spéciaux à telle ou telle contrée, trop
locaux en un mot, ne tienne éloignés du concours beaucoup de travailleurs
des départements qui ne trouveraient pas chez eux les documents néces-
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
saires. C'est eo tous cas une question de mesure dans le choix des sujets.
M. Marbeàu pense que la conclusion des observations présentées par
M. Flach est d’inviter la Société à apporter plus de souci dans la recherche
des questions à mettre'au concours.
M. Flach ne demande pas un vote de principe sur sa proposition; il
exprime seulement le désir qu’une Commission, dont les membres seront
pris dans chaque classe, soit nommée pour l'examiner et apporter à la
Société ses conclusions dans un rapport.
Sont nommés membres de la Commission, chargée d’examiner la
proposition de M. Flach, l'auteur de la proposition lui-même, M. Flacij,
ainsi que MM. Welschinger, Camoin de Vence et d’Auriac.
La Société se préoccupe ensuite du règlement des lectures en vue delà
Séance publique.
M. le Secrétaire général émet à ce propos un vœu concernant la
classe des Membres associés-libres. Il fait observer que la situation finan¬
cière ne permet pas de donner à notre publication tout le développement
que comporterait cependant le nombre croissant des travaux et des lectures
et il pense qu’il faut chercher l’amélioration de nos finances dans une
augmentation de la classe des Associés libres, qui s’intéressant aux
travaux historiques voudraient acquérir le droit d’assister à nos séances
publiques, à nos conférences, aux auditions musicales organisées pendant
les soirées d’hiver. L’expérience montre qu’il importe de faciliter leur
adhésion, par exemple en leur faisant bien comprendre qu’ils n’auront
aucune contribution à fournir comme travail et seront dispensés du droit
de diplôme. Leur adhésion à la Société ne leur imposera qu’une cotisation
de 12 francs.
Après plusieurs observations présentées par MM. Camoin de Vence,
Marbeau, Desclosières, une Commission est nommée pour examiner la
proposition de M. Desclosières. Elle se compose de MM. Camoin de
Vence, Colonel Fabre, Racine.
A l’occasion des lectures à régler pour la Séance publique, M. Desclo¬
sières demande à M. Welschinger d’indiquer s’il est prêt pour sa lecture
sur la Mort d'Adam Lux et en quoi consiste cette lecture.
M. Welschinger rappelle qu’Adam Lux était un Allemand, envoyé à la
Convention nationale par la Convention de Mayence pour la réunion de
Mayence à la République française, et dont le rôle fut si curieux à l’époque
de la Révolution française.
M. le Colonel Fabre de Navacelle fait part à ce propos d’un détail
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
également curieux : Adam Lux donnait le bras à la grand’mère de notre
Collègue pour assister au supplice de Charlotte Corday.
La Société entend ensuite la lecture de l’étude de M. de Bricqüeville
intitulée : Deux abbés d'opéra au siècle dernier , 1663-1745.
M. de Bricqüeville ne lit que la première partie de son travail concer¬
nant l’abbé Pellegrin . La seconde partie qui traite de l’abbé Arnaud est
renvoyée à la prochaine séance.
M. Flach, à propos de l’abbé Joseph Pellegrin, dit que si l’on ne lui a
jamais reproché de faire des pièces de théâtre, on lui a reproché en
revanche et non sans raison, sa tenue, son existence dans le monde des
cabotins, son absence complète de dignité.
M. de Bricqüeville répond que même dans les libelles les plus vénimeux
de l’époque, il n’a rien trouvé contre la tenue de l’abbé Pellegrin qui
justifie les critiques de la postérité.
M. Camoin de Vence achève la lecture de son étude si intéressante sur
les Ruines et Légendes du TyroL
M. Dbsclosières donne ensuite communication du rapport de M. Coc-
quard sur l’ouvrage de M. de Bricqüeville: Le Livret d'Opéra français
de Lulli à Gluck . Le rapporteur résume son appréciation en disant que
l’auteur de cet ouvrage a fait une œuvre d’histoire et non de polémique.
Il est procédé à la fixation des lectures pour la prochaine séance et en
vue de la séance publique.
SÉANCE DU 25 MARS 1888. — Présidence de M. Marbeaü. — La
lecture du procès-verbal de la dernière séance est ajournée par suite de
l’absence de M. Georges Düfour, Secrétaire général adjoint, chargé de sa
rédaction.
Correspondance : Sont communiquées des lettres de MM. Welschinger,
de Boisjoslin, Bigot, Vaudin, Racine, Ravel secrétaire de la rédaction
du Livre édité par la maison Quantin, Ernest Moulin, Du vert relatives à
des communications intéressant l’administration de la Société ou la
rédaction de la Revue.
Candidature . — La présentation de M. Alfred Bovet admise en principe
sera régularisée à la séance du 10 avril, l’ajournement est rendu nécessaire
pour l’obtention de renseignements utiles à la rédaction du rapport.
Concours Raymond . — M. Camoin de Vence, en l’absence de M. de Bois-
Joslin résume les conclusions proposées par la Commission du prix
Hàymond : Histoire de la Compagnie des Indes Orientales. Il explique
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m SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
comment, en présence de trois mémoires présentant de Tintérét à des litres
divers, la Commission a cru devoir proposer le fractionnement du prix en
une première médaille de 500 francs et deux médailles ex-œquo de 250 francs
chacune. Cette proposition est adoptée.
M. le Président en conséquence procède à l’ouverture des plis cachetés.
Le mémoire n° 2 qui obtient la médaille de 500 francs a pour auteur
M. Abel Clarin de la Rive, les mémoires noi 1 et 3 qui obtiennent
ex-œquo une médaille de 250 francs ont pour auteurs MM. Doneaid
du Plan de Brest, de Fortoul Louis de Saint Laurent par Quinson (Basses
Alpes).
M. le Secrétaire général avertira les lauréats et les invitera à venir
recevoir leur prix en séance publique.
Lectures. — Sont entendues les lectures suivantes: M. Wiesner,
rapport sur le Dictionnaire biographique de V ancien département de la
Moselle par M. René Quépat ; — M. le colonel Fabre de Navacelle,
Scripta marient, compte-rendu d’une causerie de M. Ph. Godet sur un
recueil d’autographes composé par M. Bovet; — M. Marbeau, Bellegarde
en Gâtinais par M. le Dr Tartarin ; — Henri Jouin, Monographie de
l'Eglise de Saint Clément de Tours par M. Palustre. Ces diverses lectures
sont renvoyées au Comité de la Revue.
La médaille Paul Odent est attribuée à M. Delattre-Lenoel et lui sera
décernée en séance publique.
Livres offerts. — Bulletins de V Académie d'Aix , Revue de la Saintonge et
de VAunis, Revue de la poésie , un ouvrage de M. Baschet, M. Bougeault,
rapporteur. M. Préau offre de la part des auteurs, MM. Arthur EngelcI
Raymond Serrure, le répertoire des sources imprimées de la numisma¬
tique française. Rapporteur M. Préau.
M. Wiesener termine la séance en donnant la suite de ses études sur
les Pays-Bas au xvi® siècle (à continuer).
SÉANCE DU 10 AVRIL 1888. — Présidence successive du Colonel
Fabre de Navacelle ancien Président et de M. Marbeau Vice-Président.
Le procès-verbal de la séance du 10 mars lu par M. Dufour et le
procès-verbal de la séance du 25 mars lu par M. Desclosières sont
approuvés,
M. Desclosières fait part à la Société de la nomination, comme chef de
cabinet du Ministre de l’Instruction publique, de M. Victor d’Auriac, fils
de notre cher confrère M. Eugène d’Auriac. La Société adresse toutes ses
félicitations à son ancien Président.
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SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES. *73
Dépouillement de la Correspondance imprimée et manuscrite . — Lettres
du Ministère de l'Instruction publique et de la Société des lettres, sciences
et arts des Alpes maritimes, accusant réception du dernier volume de
notre Revue.
L’ordre du jour appelle l’examen de la candidature de M. Bovet.
A la suite du rapport favorable de M. Desclosières, la Société vote
l'admission de M. Bovet en qualité de Membre correspondant de la
4° classe.
M. le Secrétaire général fournit ensuite des indications nouvelles à
l'appui de sa proposition concernant l’admission d’une classe nouvelle de
Membres Associés libres et se propose d’y faire allusion en séance publique
dans son compte-rendu des travaux de la Société.
M. le Président estime qu’il y aurait lieu de décider, dès à présent et
avant la Séance publique, la question des Membres Associés libres.
Après plusieurs observations présentées par M. Desclosières, la Société
admet le principe de l’admission de Membres Associés libres, sans diplôme.
Il est ensuite procédé à la préparation de la Séance publique.
M. le Secrétaire général informe ses collègues qu’il a adressé, à l’occa¬
sion de la Séance publique et du Banquet, soixante-cinq lettres manuscrites
aux Membres de la Société. Il a déjà reçu 28 adhésions certaines pour le
banquet, et 4 probables.
Il dépose en même temps sur le bureau les médailles à décerner aux
lauréats: MM. Clarin de la Rive, Fortoul, Donneau du Plan,
Delattre- Lenoel.
M. de Boisjoslin lit son rapport sur le Concours pour le prix Raymond,
et est vivement félicité par ses collègues à celte occasion.
Le rapport de M. de Boisjoslin conclut à ce qu’il soit décerné un prix
de 500 francs avec médaille d’argent et deux médailles d’argent avec
250 francs, chacune.
Ces conclusions sont adoptées.
On entend ensuite la lecture de l’étude de M. Welsciiinger, intitulée :
Adam Lux et Charlotte Corday. Cette lecture est réservée pour la séance
publique.
M. Marbeau continue la lecture de son travail sur les Mémoires de
Dufort , comte de Chevemy . La suite est renvoyée à la prochaine séance.
La séance est levée à 10 h. 1/4.
G. DUFOUR.
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«76
ACADÉMIES ET SOCIÉTÉS SAVANTES,
ACADÉMIES, SOCIÉTÉS SAVANTES, LIVRES.
Académie Française. — Dans sa séance du 28 février l'Académie française a
décerné le prix d’éloquence à M. Augustin Cabat, Substitut du Procureur de la
République près le tribunal de la Seine pour son étude sur Honoré de Balzac. Le
manuscrit, inscrit sous le n° 2, avait pour épigraphe : La volonté peut et doit être
un sujet d'orgueil bien plus que le talent .
Académie des Sciences morales et politiques. — Au nombre des prix mis au
concours par cette section de l’Institut nous voyons figurer la question suivante:
Exposer les institutions politiques , judiciaires et financières du règne de Philippe
Auguste , prix 2,000 fr. , terme 30 décembre 1888. — Politique étrangère de l'abbé
Dubois , 2000 fr., terme 31 décembre 1801. — Prix Odilon Barrot: Histoire de
l'enseignement du droit en France avant 1789, prorogé jusqu’au 31 décembre 1888.
— Prix Rossi : Histoire économique de la valeur et du revenu de la terre au xvue
et au xviu0 siècle en France , 4,000 fr., terme 31 décembre 1889. — Prix Bordi.y,
section de morale : La morale dans l' histoire, 2,500 fr., terme 31 décembre 1790.
Section d’histoire générale : Etudier l'histoire de la constitution de la propriété
foncière chez- les Grecs , en s'arrêtant à la conquête romaine , 2,500 fr., terme 31
décembre 1889.
— Prix Jean Raynaud (10,000 fr.). L’Académie dans sa séance de mars a
décerné le prix Jean Raynaud à M. Fustel de Coulanges, le savant historien des
constitutions et des mœurs de l'antiquité hellénique.
— Au nombre des publications les plus récentes qui nous sont parvenues et dont
on trouvera le compte rendu au chapitre des ouvrages offerts, dans un de nos
prochains numéros, nous devons rappeler : le livre de M. Emmanuel de Broglie
édité par la librairie Plon, Paris, 8, rue Garancière, sous le titre Mabülon et la
Société de l'abbaye de Saint Germain des Prés à la fin du xvu® siècle (1664-1707).
C’est l'histoire d’un des côtés les plus intéressants de notre époque classique. Ce
tableau du monde savant et érudit du grand siècle met en relief d’une façon des
plus intéressantes pour l’historien le véritable caractère de Mabillon et de la Société
de l’abbaye de Saint Germain des Prés.
— Les numéros mars et avril de l’importante publication le Livre éditée par la
Maison Quantin, Paris, 7, rue Saint Benoit. Cette publication est indispensable
aux lecteurs qui veulent se tenir au courant du mouvement intellectuel en France
et à l’Etranger : livres, publications périodiques, journaux, travaux des Académies
et corps savants, toutes ces manifestations de l’esprit contemporain se trouvent
notées dans le Livre, jour par jour, et forment des éléments d’information d’un
intérêt et d’une actualité incontestables.
— Nous pouvons, dès maintenant, annoncer à nos confrères : MM. Rodocanachi,
Ernest Ameline, Bovet, Alcius Ledieu, Abbé Gabriel, Welschinger, J. Flach, que
les rapports sur les livres ou ouvrages par eux offerts sont portés à l’ordre du jour
de nos dernières séances, première session de 1888, et que le compte rendu sera
inséré dans le numéro juillet-août.
Nous éprouvons la vive satisfaction d’apprendre au moment môme de tirer ce
numéro, que notre confrère M. Vaudin a’Auxerre est compris au nombre des
lauréats de la Société d’encouragement au bien, nous donnerons le compte rendu
de la mention qui le concerne.
Amiens. — lmp. Delattre-Lenoel, rue de la République, 32.
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54° Année.
Mai- Juin.
N# 3.
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
Présidence de M. Jacques FLACH,
AVOCAT A LA COUR D’APPEL DE PARIS, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE.
Le Dimanche 22 Avril, à 2 heures, dans la salle de l’hôtel de
la Société d’Encouragement, place Saint-Germain-des-Prés, la Société
des Études historiques a tenu sa Séance publique annuelle sous
la présidence de M. Jacques Flach, vice-président, remplaçant
M. le général Favé, président, empêché par l’état de sa santé de
se réunir à ses confrères. Siégeaient au bureau : MM. J.-C. Barbier,
premier président de la Cour de Cassation, président honoraire ;
Marbeau, vice-président; Vavasseur, ancien président ; de Boisjoslin,
secrétaire général adjoint ; Racine, administrateur.
On remarquait notamment dans l’hémicycle, derrière le bureau:
MM. Gossot, Wiesener, Delattre-Lenoel, Rodocanachi, Abel Clarin
de la Rive, Loiseau, d’Auriac, Le Paulmier, Daussy, Préau, Lefèvre,
Ameline, Bellanger, Théobald, Pinset, Veyret, Welsciiinger,
Jules Fabre.
Nous donnons ci-après, dans l’ordre où elles ont été entendues,
les lectures qui figuraient à l’ordre du jour et qui ont été accueillies
par de fréquents applaudissements.
mai-juin <888. <2
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178 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE.
Les noms des lauréats du Prix Raymond: MM. Clarin de la Rive,
Doneaud du Plan el Fortoul, ont été salués par des marques de
vive adhésion, et le public, comme tous les membres de la Société,
ont trouvé que l’attribution de la médaille Paul Odent, décernée
à M. Delattiie-Lenoel, ne pouvait être mieux appliquée. Membre
associé libre de la Société, M. Delattre- Lenoel n’a cessé, depuis
douze ans, par son zèle et son exactitude à publier les travaux
de ses confrères, de mériter leur sympathie et d’acquérir droit
à leur estime.
Nous donnerons à la suite des Lectures leCompte rendu du Banquet
et de l’audition musicale organisée par les soins obligeants de
M. Arthur Coquard.
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DISCOURS DU M. LE VICE-PRÉSIDENT FLACH.
1*9
DISCOURS
De M. le Vice-Président FLACH.
Mesdames, Messieurs,
Vous éprouvez, en ce moment, un double regret, auquel je m’as¬
socie plus vivement que je ne saurais dire : ne pas voir à celte place
le vénérable savant qui unit en un si rare alliage les qualités émi¬
nentes du soldat et de l’historien ; ne pas goûter le charme de sa
parole, tout ensemble si délicate et si ferme. Si quelque autre sen¬
timent pouvait mitiger ces regrets, ce serait l’espoir que noire cher
Président, M. le général Favé, triomphera bientôt du mal qui le
tient aujourd’hui éloigné de nous, éloigné de cette assemblée
élégante à laquelle il eût tant aimé présider. Et puis, vous l’avoue-
rai-je ! j’ai le secret espoir que vous ne comparerez pas trop
dans vos esprits ce qu’il aurait su vous dire avec ce que je vous
dirai. Je m’efforcerai, je vous le promets, d’être aussi bref que
vous le souhaitez, et le moins ennuyeux qu’il me sera possible de
l'être.
Je n’ai qu’un but et je vous l’indique sans plus. Je voudrais vous
faire saisir l’infinie mobilité de la science de l’Histoire.
Dans un livre charmant, le Crime (le Sylvestre Bonnard , membre
de l’Institut, M. Anatole France fait dire à l’un des personnages de
son roman : « Dans tous les arts, l’artiste ne peint que son âme ;
son œuvre, quel qu’en soit le costume, est sa contemporaine par
l’esprit. Qu’admirons-nous dans la divine comédie, sinon la grande
âme de Dante ? et les marbres de Michel-Ange, que nous repré¬
sentent-ils d’extraordinaire, sinon Michel-Ange lui-même? Artiste,
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180 DISCOURS DE M. LE VICE-PRÉSIDENT FLACH.
on donne sa propre vie à ses créations, ou bien l’on taille des raa-
rionettes et l’on habille des poupées. »
Eh bien, l’historien ne ressemble-t-il pas, par certains côtés,
qu’il s’en doute ou non, à l’artiste ? Voilà ce que je voudrais me
demander avec vous.
Regardez-y de près, vous verrez qu’un mouvement incessant
entraîne l’Histoire comme toutes les branches de l’activité intellec¬
tuelle des peuples, comme la société humaine tout entière. La poésie
et l’art, les mœurs et les lois, les sentiments et les idées changent
et se transforment sans répit : l’histoire change avec eux. Fait
surprenant, à première vue ! Quand elle retrace les événements,
quand elle constate sans juger, l’Histoire n’est donc pas immuable?
Elle n’est donc pas un miroir fixe où se reflète le passé ? Non, elle
ne l’est pas. Le miroir tourne, tourne, et chaque fois il fait appa¬
raître, sous un angle nouveau, une nouvelle physionomie des
hommes, un côté nouveau des faits. Comment ne pas songer à l’art,
et spécialement à la peinture de paysage ? Là aussi le champ semble
d’abord limité. Reproduire dans ses beautés la nature visible,
n’est-ce pas le but essentiel du peintre, et devrait-on s’attendre
à d’autres différences dans les résultats que celles qui naissent
de l’inégalité des talents ? Pourtant, vous le savez, la peinture
compte autant d’écoles de paysagistes, je ne dis pas que de pays,
mais que de siècles ou d’époques. C’est que chacune de ces écoles
n’a vu la nature qu’à travers les préjugés, les goûts, les sentiments,
les idées de son temps ; c’est que chacune d’elles a saisi dans la
nature, retenu et grossi, les traits qui correspondaient le mieux aux
aspirations contemporaines. Ainsi en est-il de l’Histoire.
Montrons-le par un parallèle rapide.
Quand, sous l’influence de la renaissance italienne, les esprits
étaient tout imprégnés des souvenirs classiques, Poussin et Claude
le Lorrain fixaient sur la toile les grandes lignes solennelles et har¬
monieuses de la nature, ils faisaient du paysage à l’antique. Les
historiographes, Du Haillan, Mezeray, s’attachaient dans le même
temps au côté épique, déclamatoire, de l’Histoire. La noblesse des
caractères, les attitudes, les belles harangues, les grandes pensées,
ils ne voyaient rien au delà.
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DISCOURS DE M. LE VICE-PRÉSIDENT FLACII. 181
Sous la régence, et après elle, la nature n’est plus qu’un gracieux
décor, où grands seigneurs et petites maîtresses folâtrent en minau¬
dant, où s’ébattent l’insouciant badinage et le luxe frivole ; un
cadre élégant pour les fêtes galantes de Watteau, plus tard pour les
bergeries de Boucher. Comme on voit la nature, on voit le passé, à
travers des nuages de poudre de riz et des flots de satin. Nul ne
comprend plus Mezeray ni ne l’estime : l’historien que chacun aime
et admire, et qui dans sa présomption naïve se donne lui-même
comme le premier historien national de la France, c’est... non, vous
ne le croirez pas; c’est l’abbé Velly ; l’abbé Velly, que ses contem¬
porains louent d’avoir su rendre a fort agréable le chaos de nos
premières dynasties, » qui décrit, ce sont les termes dont il se sert,
les galanteries, la politesse, le goût, des compagnons de Charle¬
magne, et leur oppose la grandeur, la richesse, la majesté
des rois mérovingiens, dont l’un des amusements consistait à tenir
un parlement ambulatoire. Qui reconnaîtrait aujourd’hui dans ce
tableau les barbares qui ont conquis la Gaule ?
Mais, au xvin' siècle, la frivolité galante partage l’empire avec la
philosophie et la politique. La peinture se rapproche volontiers de
l’homme et de la réalité journalière. Claude Vernet peint les grandes
scènes de la mer et les ports qui forment la ceinture de la France.
Greuze, suivant l’heureuse expression de Diderot, donne des mœurs
à l'art, fait de la morale en peinture. David veut, par un pinceau
archaïque, républicaniser la France. L'IIistoire suit la même pente.
Elle est philosophique avec Voltaire et Montesquieu, elle est poli¬
tique avec Boulainvilliers et l'abbé Dubos, avec Mably et M"* de la
Lézardière.
Nous arrivons à notre siècle. Après l’écroulement du premier
empire, plus encore après la chute de Charles X, une grande fer¬
mentation travaille la société française. Les imaginations s’échauf¬
fent, s’exaltent, au souffle de la liberté. Elles cherchent avidement
dans le passé ce qu’il a de plus séduisant, de plus coloré, de plus
vivant, et aussi ce qui répond le mieux à leur besoin d’indépen¬
dance. C’est l’époque du romantisme. Les peintres voient la nature
dans l’éclat merveilleux d’une résurrection : ils s’appellent Dela¬
croix, ils s’appellent Decamps, ils s’appellent Dupré. Les historiens
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182 DISCOURS DE M. LE VICE-PRÉSIDENT FLACH.
avec une imagination non moins brûlante, veulent évoquer à nos
yeux l’àme des générations disparues. Vous connaissez leurs noms:
c’est Michelet, c’est Quinet, c’est Chateaubriand, c’est Augustin
Thierry.
Depuis lors, nous sommes entrés dans une phase nouvelle.
La peinture est devenue réaliste : l’Histoire l’est devenue comme
elle. Le sentiment a fait place au document. L’historien veut dissé¬
quer froidement la société ancienne, comme le romancier prétend
disséquer la société contemporaine, et il se méfie, parfois, à ce
point, des illusions de la forme, de la couleur, de l’imagination
qu’une certaine école irait volontiers jusqu’à creuser un abîme entre
la science et l’art, que pour elle bien écrire et bien composer
rendent suspecte la science du savant.
Reconnaissons-le sans arrière pensée. Notre époque est favorable,
entre toutes, à la critique historique. Elle a vu tant de changements,
tant de bouleversements, tant d’éclosions d’idées et d’institutions
nouvelles, que la mobilité des impressions ne lui coûte guère et que,
si elle a un préjugé, c'est de croire qu’elle n’en a plus.
Jusqu’à la fin du siècle dernier on était habitué à tout rapporter,
en France, à une autorité suprême, à la royauté. Rien ne semblait
donc plus naturel que d’expliquer toutes les phases de l’Histoire
par l’intervention magique de ce pouvoir dont le sceptre ressemblait
à la baguette des fées de notre enfance. Rencontrait-on, par exemple,
au sortir d’une période obscure et troublée, telle que le x' et le xf
siècles, un épanouissement subit d’institutions neuves, une renais¬
sance dans les idées, une rénovation dans les conditions sociales,
quoi de plus simple que d’en faire honneur à la royauté ? Le roi
n’esl-il pas tout-puissant ? n’est-il pas le représentant de Dieu sur
la terre ? Et remarquez que cette conception de la royauté est fort
ancienne. On a tort de ne la dater d’ordinaire que du règne de
Louis XIV. Dès le xvp siècle, la maxime « Qui veut le roi, si veut
la loi » était un proverbe courant et, au commencement du xvn*
un jurisconsulte pouvait dire : « Le prince des Romains lenoil sa
puissance et authorité du peuple, qui retenoit à luy la souveraineté;
le roy de France ne tient sa puissance et authorité d’autres que
de Dieu. » Témoin, ajoutait-il, cette anecdote : « 11 arriva à un
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DISCOURS DE M. LE VICE-PRÉSIDENT FLACH. 183
advocat du Parlement de Paris de dire en plaidant que le peuple
de France avoit donné la puissance aux roys. Lors, Messieurs les
Gens du Roy se levèrent et demandèrent en plaine audience que
ces mots fussent rayez du plaidoyé de l’advocat, remonstrant que
jamais les Rois de France n’ont prins leur puissance du peuple.
Sur quoy la Cour fist défence à l’advocat d’user plus de tels discours
et propos: et de regret l’advocat ne plaida oncques cause. »
Vous le voyez, dans de pareilles dispositions d’esprit, les grandes
révolutions de l’Histoire ne pouvaient être rapportées qu’au roi.
Prenons comme exemple la révolution communale, à laquelle
je faisais allusion tout à l’heure. On n’hésita pas à l’attribuer à
Louis VI. C’était lui qui avait créé, institué, soutenu les communes,
et puis, s’appuyant sur elles, avait préparé la ruine de la féodalité
et l’unité de la France.
Mais, à la fin du siècle dernier, voici que l’autorité royale s’écroule,
que le droit populaire prend la place du droit divin. Et puis une
poussée nouvelle du peuple insurgé fonde, quarante ans plus lard,
une monarchie constitutionnelle.
Au milieu de ces luttes ardentes, de ces conquêtes les armes
à la main, l’historien croit voir subitement le passé s’éclairer à la
lueur du temps présent. Si les habitants des villes parvinrent jadis
à conquérir leur indépendance communale, c’est qu’une foule de
petites révolutions locales avaient éclaté sur toute l’étendue du
territoire, c’est que les bourgeois du xn* siècle avaient eu en détail
leurs révolutions de 1789 et de 1830. Tel est, en effet, dans ses
traits essentiels, le système historique auquel Augustin Thierry
a attaché son nom. Comme les historiens de l’ancienne école,
Augustin Thierry croyait donc à une transformation subite de la
société. Seulement, au lieu d’en faire honneur au roi, il en faisait
honneur au peuple révolté.
Je vous l’ai dit, Mesdames et Messieurs, nous pouvons aujourd’hui
étudier l’Histoire avec moins de parti pris. Nous n’avons plus en
général, ni la foi en l’autorité toute puissante d’un roi, ni l’enthou¬
siasme démocratique des générations qui nous ont précédés. Nous
sommes volontiers sceptiques. Nous ne croyons pas à des soubresauts,
h des transformations instantanées dans les conditions sociales.
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184 DISCOURS DE M. LE VICE-PRÉSIDENT FLACH.
La science d’aujourd’hui est évolutionniste ; elle veut remonter
aussi haut que possible aux origines cachées des choses; elle n’admet
qu’un progrès successif, qui sans doute se manifeste parfois avec
éclat, mais après avoir été longuement préparé. C’est cette incubation
mystérieuse qu’elle s'efforce de pénétrer et d’analyser. Ce qu’il lui
faut, c’est suivre à la trace la marche des événements historiques,
le développement des idées et des mœurs. De là ces monographies
qui se renferment dans des espaces étroits, ces recherches de
l’infiniment petit, aussi bien dans les sciences historiques que dans
les sciences physiques et naturelles, cette analyse subtile pour
mettre à nu les ressorts les plus secrets, les fibres les plus déli¬
cates de l’organisme social.
Sommes -nous dans le vrai en procédant ainsi? Qui oserait
l’affirmer sans réserve ? La marche de l’esprit humain ne s’arrête
pas : chaque jour apparaissent des horizons nouveaux, et à chaque
fois l’homme s’imagine que, plus heureux que ses devanciers, il peut
embrasser l’univers d’un seul regard. Ne tombons pas dans ces
exagérations de vanité facile. Reconnaissons que chacune des
méthodes qui se sont succédé a eu sa part de vérité, que chacune
d’elles a constitué un progrès, a mis en lumière des points de vue
jusque là laissés dans l’ombre. Ainsi en sera-t-il de la direction
imprimée de nos jours aux études historiques. Cette direction sera
féconde; à une condition pourtant : c’est qu’elle ne dégénère point
en un système exclusif et tyrannique, c’est qu’on ne prétende pas,
si vous me permettez l’expression, matérialiser l’Histoire. Croire
qu’en étudiant les organes sociaux jusque dans leur profondeur ou
leur ténuité, le savant trouvera leur principe de vie, c’est commettre
une erreur semblable à celle du naturaliste qui nie l’àme, sous
prétexte qu’il ne la rencontre pas sous le scalpel.
Ce qui importe donc c’est que l’Histoire et l’art soient fondus
en une étroite et intime union.
Les lettrés ont cru longtemps que l’art de l’écrivain, l’intuition
personnelle, la logique de la pensée dispensaient de toute recherche
minutieuse et suffisaient pour passer historien.
De leur côté, les érudits ont, de parti pris, rogné les ailes à leur
esprit et banni de l’Histoire ce qui en est l’âme, la pensée générale
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DISCOURS DE M. LE VICE-PRÉSIDENT FLACH. 185
qui se dégage des faits particuliers, les condense et les domine,
et qui trouve ensuite son expression heureuse dans l’art de l’écrivain.
Une telle opposition, un tel antagonisme doivent cesser à jamais. Au
moment même où il se livre à ses études de détail, l’érudit doit avoir
les jeux fixés sur l’ensemble. Non moins que par l’investigation et
la critique des sources, il doit par le travail de la pensée et la re¬
cherche de la forme, préparer ces grandes synthèses historiques qui
seront, je l’espère, l’œuvre du xx' siècle.
Faire marcher de front la littérature et l’érudition, les unir, les
féconder l’une par l’autre, tel est précisément, Mesdames et Messieurs,
la tâche principale que la Société des Études historiques s’est toujours
assignée et à laquelle elle s’efforcera d’être de plus en plus fidèle.
Tâche ardue autant que belle et que notre Société ne se sent capable
de remplir que soutenue comme elle l’est par la sympathie des
esprits d’élite.
Cette sympathie, votre présence ici lui en donne un très précieux
témoignage. Elle en est heureuse etfière : elle y puisera une confiance
nouvelle, elle y trouvera, j’en suis certain, l’occasion de nouveaux
succès. Vous viendrez, ce jour là, y applaudir avec nous et en
recueillir votre part. Ce sera notre commune récompense; ce sera
pour la Société des Études historiques la façon la plus douce de
s’acquitter envers- vous, et de vous témoigner bien mieux qu’elle
n’a pu le faire aujourd’hui par mon organe sâ profonde gratitude.
Jacques FLACH.
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186
COMPTE RENDU DES TRAVAUX DE L’ANNÉE 1887.
COMPTE RENDU DES TRAVAUX
DE L’ANNÉE 1887.
Mesdames et Messieurs,
Vous connaissez, bien probablement, le grande salle des pas perdu?
du Palais de justice, cet immense et vaste vestibule plein de bruit,
de mouvement, rempli par la foule des plaideurs agités, livrés à la
recherche de leurs avoués et de leurs avocats ?
Eh bien ! à la veille des dernières vacances de P:\ques, ma journée
judiciaire terminée, je me disposais à quitter ce milieu si curieux
pour l’observateur philosophe, lorsque je fus abordé par un Monsieur
aux allures dégagées, aux façons polies, qui me salua en me disant :
— Vous ne me connaissez sans doute pas, Monsieur, je suis un
des auditeurs habituels des séances de la Société des Etudes historiques.
Ne devez-vous pas avoir bientôt votre séance publique annuelle ?
— Le dimanche 2 2 avril, Monsieur.
— Ah! dans trois semaines, alors j’y serai; intéressantes vos
séances, mais un peu longues.
— Nous avons, Monsieur, prévu et diminué cet inconvénient en
limitant le nombre des lectures et leur durée. '
— Vous avez bien fait, parce que, voyez-vous, le public du Dimanche
ne peut pas se résigner à s’immobiliser plus de deux heures. Il a
d’autres devoirs, d’autres plaisirs. Votre séance de l’année dernière,
bien qu’un peu trop prolongée, m’avait plu. Vos lectures étaient au
nombre de neuf, si j’ai bon souvenir.
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187
COMPTE RENDU DES TRAVAUX DE L’ANNÉE 1887.
— Nous en avions huit. Cette année la première partie, celle que
nous pouvons appeler la partie administrative, sera très réduite
comme durée, les lectures seront ramenées à quatre limitées entre
15 ou 20 minutes.
— Je vous en félicite. Car, voyez-vous, l’audition en séance publique,
c’est tout autre chose qu’une lecture à tète reposée dans le silence du
cabinet. L’auteur lu peut prendre toute licence, il peut être austère,
savant, profond, j’allais presque dire ennuyeux ! mais l’auteur écouté,
en séance publique, Monsieur, c’est tout autre, il lui faut de l’action,
du mouvement, de la vie, il doit échauffer son auditoire, lui plaire,
établir avec lui un courant sympathique. Je ne veux pas dire, grand
Dieu, que vos lectures de l’année dernière aient été froides, je serais
mal compris si vous compreniez cela. Certes, on ne peut entendre
M. Wiesener parler de Marie Stuart sans être ému. — M. Georges
Dufour, à propos du Concours sur l’histoire de la musique dramatique,
vous a bercés, au son de sa prose élégante, au milieu des symphonies
qui ont réjoui les oreilles françaises depuis 270 ans.
M. Marbeau vous a consolés, en vous montrant par d’ingénieuses
allusions tirées des Maximes de Larochefoucauld comparées aux
pensées de la comtesse Diane, que les mœurs de notre temps, si
décrié, pourraient encore venir en bon rang dans un concours ouvert
entre Sociétés comparées. Cornutus, lui-même, l’ami de Perse, que
M. le Premier-Président Barbier a fait parler en beaux vers français,
ne se récuserait pas pour donner son avis et pour dire que nous ne
sommes : ni plus violents, ni plus cupides, ni plus perfides, ni plus
injustes que les hommes des générations précédentes, la moyenne du
bien et du mal restant à peu près la même, toutes choses égales
d’ailleurs, comme disent les mathématiciens.
Par exemple, continua mon interlocuteur, dont j’admirais la
mémoire, croyez-vous qu’en 1886-1887 la Société française soit
infiniment moins troublée qu’en 1814 et sous la Restauration ; époque
rappelée par M. Jules Fabre dans son itinéraire de Fontainebleau à
file d’Elbe, récit des plus intéressants et par M. Welsciiinger dans
ses notes intimes sur Benjamin Constant, notes empreintes du
sentiment de la bonne critique.
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188 COMPTE RENDU DES TRAVAUX DE L’ANNÉE 1887.
— Je pense, Monsieur, que vous avez raison ; mais comme Secré¬
taire de la Société des Etudes historiques, je dois m’abstenir de toute
allusion à la politique contemporaine ; nos statuts le défendent. Quittons
ce terrain, si vous le voulez bien, pour suivre M. Ernest Ameune
dans son excursion à travers les Alpes qui termina fort agréablement
notre séance publique l’année dernière.
— Oui certes, Monsieur, ce n’est pas trop dire, audition agréable;
car toute celle série de compositions formait un ensemble adroitement
conçu et bien lu. En continuant ainsi, avec encore quelques progrès,
votre Société deviendra un salon de lecture très utile au développe¬
ment de talents en voie d’heureuse formation.
— C’est notre désir et notre intention. Le 22 avril, vous assisterez
aux débuts, en séance publique, de deux de nos confrères : MM. de
Boisjoslin et de Buicqueville.
Nous nous proposons, très prochainement, d’organiser des confé¬
rences et des auditions musicales qui sont du ressort de notre
quatrième classe. Pour y parvenir, nous désirons augmenter le
nombre de nos Associés libres, auditeurs des séances, lecteurs de
notre revue qui, pour une très modeste cotisation annuelle, pourront
nous aider à satisfaire aux exigences de cette nouvelle organisation.
— Vous continuerez cependant vos séances mensuelles, elles sont
copieusement remplies, si j’en juge par les procès-verbaux de ccs
réunions publiés dans le volume de 1887 et que rédige avec autant
de soin que d’exactitude M. Georges Dufour. — Par exemple,
l’Empire des Francs de M. le général Favé, est une composition
développée renfermant, d’après l’étude de la législation des barbares,
des notions précieuses sur leurs mœurs. — L’histoire des Pays-Bas
au xvie siècle de M. Wiesener rappelle les secrets de la politique de
Charles-Quint et de Philippe II. Etudier l’esprit politique, le caractère
politique des maîtres du monde, c’est vraiment très captivant. Vous
avez eu, dans ce genre là, un beau portrait de Rossi par M. Tolra de
Bordas, il y faudra revenir quand on voudra parler un peu complè¬
tement de cet homme d’Etat du xtxe siècle.
Quant aux prolégomènes de M. Mignard sur les divers États de la
Bourgogne, c’est une solide page d’histoire des Ve et vie siècles qui
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COMPTE RENDU DES TRAVAUX DE L’ANNÉE 1887. 189
fait bonne figure dans votre Revue à côté des études de M. d’Auriac
sur l’administration française de l’ancienne monarchie, de l’agréable
notice: Odette de Cliampdivers de M. Abel Clarin de la Rive, qui me
paraît être un de vos jeunes correspondants des plus laborieux, à côté
aussi des souvenirs personnels de M. Jules David sur Berlioz et enfin
du chant des Albigeois de M. Doneaud du Plan. Les heures de vos
séances mensuelles doivent être, je le vois, vraiment bien remplies.
— C’est d’autant plus exact, Monsieur, que ces lectures forment à
peine la moitié de nos travaux. L’autre part est réservée à l’étude
bibliographique, aux analyses des bulletins et annuaires publiés par
des sociétés savantes de province et de l’étranger ainsi qu’aux rapports
sur des ouvrages offerts. Une sorte de lutte s’engage entre les éditeurs
et nos rapporteurs, et pour rendre hommage à la vérité historique, je
dois dire que MM. d’Auriac, Camoin de Vence, Dufour, Gustave
Duvert, Colonel Fabre de Navacelle, Montaudon, Bouceault,
Général Favé, Loiseau, Welsciiinger, Préau, Wiesener parviennent,
grâce à leur zèle toujours prêt, à dominer le débordement de tant de
publications diverses. Mais un tour de force est accompli, eu ce genre,
par M. de Boisjoslin qui, en 29 pages d’impression, nous a rendu
compte de 75 articles d’histoire publiés par des revues périodiques
contemporaines.
Nous nous ferions un cas de conscience de réclamer un pareil labeur
si, dès maintenant, nous n’éprouvions l’intime confiance de penser
que nous rendons service à M. de Boisjoslin lui-même. Notre confrère
deviendra, dans ce genre de compte rendu, l’un des hommes les plus
compétents de la Presse contemporaine.
— Je le crois bien, ce travail d’analyse de M. de Boisjoslin m’a
déjà beaucoup servi comme source précieuse d’information et je l’ai
indiqué à plusieurs de mes amis que je me propose de conduire à
votre séance publique du 22 avril.
A ces mots, mon interlocuteur prit congé de moi et je pensai
aussitôt Mesdames et Messieurs que le compte rendu de nos travaux,
pièce plus obligée qu’agréable de notre programme, se trouvait déjà
très avancé.
Ne peut-il pas être remplacé par cette conversation ?
Que vous dirai-je de plus ?
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190
COMPTE RENDU DES TRAVAUX DE L’ANNÉE 1887.
Il me reste pour finir à vous parler des distinctions obtenues par
quelques uns de nos confrères et des admissions nouvelles.
Nous avons éprouvé le vif plaisir de saluer dans M. Gossoîun
lauréat de l’Académie française. M. Gossot, professeur au Lycée Louis
le Grand, a été compris, pour son roman de mœurs Madeleine, au
nombre des favorisés du prix Monlvon.
La collaboration de M. de Boisjoslin aux travaux du Ministère de
la Marine, augmentée de ses litres littéraires, lui a mérité la décoration
de la légion d’honneur.
Je commettrais un acte d’ingratitude si j’omettais de dire : qu’en
séance de rentrée du 10 novembre, mes confrères m’ont comblé, en
venant, avec une touchante unanimité applaudir l’affectueuse allocution
que M. le Premier Président Barbier adressa dans cette séance au
Secrétaire général de la Société des Eludes histoi'iques en lui remettant,
au nom et comme délégué de M. le Grand Chancelier de la Légion
d’honneur, les insignes de Chevalier de cet Ordre.
« Comme le drapeau du régiment est décoré dans l’armée, dit
M. Barbier, notre Compagnie, fiére de 53 années d’existence, est
récompensée dans la personne de notre Secrétaire général qui, depuis
plus de vingt ans, est resté constamment sur la brèche. »
Il appartenait à notre éminent Président honoraire, réorganisateur
de notre Société en 1872, qui rédigea ses nouveaux statuts, obtint sa
reconnaissance comme œuvre d’utilité publique, et resta, au milieu
de ses hautes occupations, un collaborateur constant et si particulière¬
ment apprécié de ses travaux, il appartenait, dis-je, à M. Barbier de
couronner son œuvre en nous donnant un nouveau gage de son
efficace et active sollicitude.
A ces légitimes satisfactions, sont venus s’ajouter le plaisir et
l’avantage d’adhésions nouvelles recrutées parmi des hommes de
travail, sérieux et distingués.
Nos usages comportent la proclamation en séance publique du
nom des nouveaux élus.
Nous donnons cette année le salut de bienvenue à Messieurs :
— Ernest Moulin, ancien avocat du barreau de Paris, auteur de
monographies sur diverses questions de droit international.
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COMPTE RENDU DES TRAVAUX DE L'ANNÉE 1887. lôl
— de Bricqueville, que vous allez apprécier aujourd’hui même,
son nom figure à notre programme.
— Julienne Montini, littérateur, compositeur dramatique, que
plusieurs d’entre vous ont eu la satisfaction d’applaudir aux brillantes
séances de la Société philotechnique.
— L’abbé Espagnolle, du diocèse de Paris, bien connu par l’im¬
portance de sa publication : « Les origines du Français. »
— Arthur Coquard, compositeur de musique des plus distingués,
lauréat du prix Raymond : Histoire de la musique dramatique en
France, confrère des plus obligeants qui veut bien nous rendre le
service d’organiser nos soirées musicales.
\
— Léonce Gibert, lui aussi lauréat de notre prix Raymond, fécond
en bonnes recrues.
— Janmart de Brouillant et Armand de Béiiaut, associés de
Belgique, archéologues, bibliophiles érudits et ce qui, à nos yeux, est
infiniment supérieur, de bons amis de la France.
— Charles Préau, numismate, en possession d’une notoriété aussi
répandue en Province qu’à Paris et qui déjà nous a communiqué de
savantes publications.
— Léon Bigot, principal du collège de Séez (Orne), qui compte à
son actif de nombreuses publications littéraires et historiques.
— Rodocanaciii, auteur, pour ses débuts, d’un beau livre sur le
célèbre tribun Rienzi, publication mentionnée, ces jours derniers, à
l’Institut en des termes très flatteurs.
— Emile Espérandieu, professeur à l’école de Saint-Maixent, un
des- premiers collaborateurs de la savante et si utile Académie
•J’IIippone dont les recherches archéologiques préparent au monde
savant de précieuses découvertes.
— Henri Jouin, plusieurs fois lauréat de l’Académie française et
dont le livre : « Maîtres contemporains » compte autant d’amis que
de lecteurs.
— Alcius Ledieu, bibliothécaire d’Abbeville, publiciste, auteur de
nombreux écrits ; le plus récent : Deux années d’invasion en Picardie,
1635-1636, réveille de patriotiques angoisses.
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192 COMPTE RENDU DES TRAVAUX DE L’ANNÉE 1887.
— Alfred Bovet, président de la Société d’Emulation de Montbé¬
liard, collectionneur et éditeur d’un volumineux recueil d’autographes
séduisant pour les moralistes enthousiastes des mérites de la grapho¬
logie, amateurs persuadés que le caractère des grands hommes perce
dans leur écriture.
Enfin, MM. IIénissart, abhé Dauchin, Picard, Associés libres
qui paraissent prendre intérêt à nos travaux.
Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, nous ne sommes pas
menacés de périr d’anémie. Un sang rajeuni ne cesse de couler dans
les veines du vieil Institut historique régénéré en 1872. Il dépend de
vous d’activer celte circulation, en venant, au titre si facilement
accessible d’auditeurs associés libres, apporter une force nouvelle à
notre institution de travailleurs.
Gabriel JORET-DESCLOSIÈRES.
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RAPPORT SUR LE CONCOURS POUR LE PRIX RAYMOND. 193
RAPPORT SUR LE CONCOURS
POUR LE
PRIX RAYMOND
HISTOIRE DE LA COMPAGNIE FRANÇAISE DES INDES
L'Histoire de la Compagnie française des Indes offre de l’unité
d’intérêt dans un temps assez court pour qu’on puisse suivre l’action
sans expliquer des changements de mœurs et d’état social. Le
raisonnement et l’imagination y sont ensemble attirés. Les lois
du travail et de la dépense se vérifient dans l’organisation et les
traverses de la Compagnie qui dirigea, aux deux derniers siècles,
le commerce extérieur de la France. La curiosité artiste est frappée
des spectacles singuliers que cette entreprise a donnés dans des
climats divers.
Tant de compagnies de commerce, spontanées, libres, qui rayon¬
naient de la France aux terres nouvelles, peu à peu saisies et
disciplinées par l’Etal ; Louis XIV qui préside une assemblée
d’actionnaires ; la banque de Law qui un moment absorbe tout ;
ces deux puissances, le monopole et le crédit, associées; et dans
les mêmes mains ce que nous appelons aujourd’hui Ministère du
Commerce, Service des Colonies, Divisions générales annexes du
Ministère des Finances; une expansion coloniale qui étend la navi¬
gation et les découvertes ; des navires marchands qui sont des
vaisseaux de guerre; un trafic que protègent des exploits fabuleux;
des caractères aujourd’hui incompréhensibles, ces esprits audacieux
mai-juin 1888. 13
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194
RAPPORT SUR LE CONCOURS
et violents de l’ancienne France: Dupleix, Labourdonnais, Bussy,
Lally-Tollendal; tant d’efforts devenus stériles, mais alors rémunérés
par d’immenses richesses, par la gloire et même par l’ingratitude
publique; cette suite de tableaux rendait visible les ressorts qui
font varier la fortune des nations. Tel est le sujet que la Société
des Etudes historiques avait mis au concours.
Trois mémoires ont répondu à son appel.
Le mémoire n° I est un cahier petit in-i°, de 107 pages, divisé
en un avant-propos et quatre chapitres, selon l’ordre chronologique.
Il porte pour épigraphe la devise latine du port de Lorient, que
Louis XIV a fondé pour être la tête de ligne de la Compagnie
des Indes : Ab oriente refulget, « la lumière lui vient de l’Orient. »
Ce mémoire, en forme de récit continu, rapporte les faits avec
quelques détails proportionnés à leur importance. Tous sont soigneu¬
sement datés. La date est le scrupule, mais aussi l’un des plus vrais
plaisirs de l’historien. Dans ce mémoire, l’appréciation est sobre
et contenue. Les fautes commerciales et militaires sont relevées
sans parti pris. L’auteur indique clairement que le principe qui fil
d’abord la force de la Compagnie des Indes, c’est-à-dire le monopole,
finit par la ruiner. Il fait comprendre que des comptoirs ne sont pas
des possessions; trop rapide en sa description de l’Ilindoustan el
en son récit de l’épopée de Dupleix, il montre qu’après la paix même,
la Compagnie des Indes fit faire des progrès à l’hydrographie et à
l’architecture navale.
Un jugement sain, la notion partout présente de l’enchainement
des faits, recommandent ce mémoire, celui des trois qui pourrait
le mieux enseigner l’histoire de la Compagnie des Indes à ceux-là
mêmes qui en seraient déjà informés. Cette puissance est due à la
méthode plutôt qu’aux recherches, car les sources sont des histoires
générales ou particulières dont plusieurs sont contemporaines des
événements, mais ce ne sont pas des documents originaux. Les
qualités de son art sont toutes dans la composition ; c’est une idée
heureuse que de terminer par la réplique de Lauraguais à l’abbé
Morellet, éloquent article de deux pages qui résume l’histoire de
la Compagnie des Indes.
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POUR LE PRIX RAYMOND.
m
Le mémoire n° 2, grand in-f '• de 61 pages d’avant-propos et
de 453 pages de corps d’ouvrage, d’une menue écriture, avec
un atlas de 14 cartes et un plan, a pour épigraphe deux vers
d’Horace qui veulent dire que « l’infatigable marchand ,
» pour fuir la pauvreté, court au fond des Indes à travers la mer,
» les rochers et les feux. » 1 — Cet ouvrage frappe infaillible¬
ment par la masse et la variété des renseignements ; il s’en
dégage comme une atmosphère de compétence. L’auteur semble
un pionnier qui, sous le couvert touffu des événements, défriche
un domaine inexploré. Il ne permet pas que nous ignorions. Il est
remonté aux sources; il a lu les procès-verbaux des séances de la
Compagnie; il a copié les Édits, les arrêts du Conseil, les Règle¬
ments; il a refusé d’en extraire l’essentiel, jugeant que c’est l’accident
extérieur qui est ici caractéristique. Il présente à la jalousie du
xix' siècle le tableau des dividendes du siècle de Law. Il raconte
la colonisation et la guerre dans le plus étonnant détail; il fait
ressortir le caractère des grands acteurs par leurs correspondances.
Il rassemble tous les documents, depuis les plus graves jusqu’aux
articles du Mercure, aux anecdotes, aux petits vers, aux chansons
éphémères.
C’est ainsi que le sujet devait être aimé, avec l’esprit de son âge.
L’atlas nous rend les cartes géographiques du xvm' siècle; on y
contemple le temps lui-même, la couleur de son rêve, l’image qu’il
se faisait des pays inconnus. Un frontispice encadre le titre de figures
coloriées, symboles de la colonisation des deux Indes : le belliqueux
sauvage du Canada, la bayadère cuivrée des mers du Sud, et deux
dieux fantastiques du Panthéon de l’étrange presqu’ile où la France
un moment régna. Des vignettes, des fleurons, de petits dessins
rudes, naifs et incorrects, tels qne les livrait la gravure sur bois
primitive, attendent le lecteur au coin des chapitres. On voit déjà
l’aspect qu’aura l’ouvrage, quand il sera imprimé dans le grand
goût de 1760.
(1) Impiger exlremos currü mercalor ad Indos
Per mare pavperiem fugiem , per saxa , per ignés.
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196
RAPPORT SUR LË CONCOURS
Le mémoire n° 3 se compose de 23 cahiers, chacun de 12 pages
non numérotées, dans le format album de petite dimension. Il a
pour épigraphe cet aphorisme : « Tout est utile, même le mal. »
Ce qui prouve qu’il est bon de définir, même l’utile.
L’auteur est un esprit philosophique. 11 raconte peu de faits,
mais il les ordonne bien ; il en démêle les raisons et il en lire
la moralité. 11 ne remonte pas aux sources, il se sert de l’érudition
courante. On est- d’abord inquiet de l’absence de toute division;
mais on voit bientôt avec quelle rare méthode la matière est distri¬
buée. 11 commence un peu tard, non sans un inutile exorde sur
la Révocation de l’Edit de Nantes; il commence à la réunion delà
Compagnie d’Occident avec la Banque de Law, et après un exposé
trop long, à l’égard du reste, de ce grand agiotage, il suit distincte¬
ment l’histoire des colonies, de leur commerce et de leurs guerres,
dans toutes les parties du monde. 11 ramasse en sa marche tous
les faits relatifs à un établissement, tant que l’importance en est
prépondérante dans l’histoire entière de la colonisation, d’abord
le Canada, puis l’Afrique, puis la Louisiane et enfin l’Inde, où
se dénoue la tragédie. 11 s’oppose à l’opinion commune qui voit
dans Duplcix et ses lieutenants des génies méconnus dont les victoires
auraient assis la puissance française aux bords du Gange. 11 juge
comme jugeaient les administrateurs de la Compagnie, ennemis
de Dupleix, qu’une société de marchands doit principalement faire
le commerce, et il montre que les victoires de la France ont été
payées de ses colonies. On peut dire qu’il se trompe en voyant
trop juste de trop près. Dupleix et les siens ont vu plus juste encore,
mais de si loin qu’il aurait fallu un gouvernement des plus sérieux
et un peuple exceptionnellement tenace pour les soutenir et s'assurer
en leurs imprudences. Les Anglais ont réussi en s'appropriant
le plan de Dupleix ; mais leurs armées furent l’avant-gardc de
marchands téméraires, et, comme dit Corneille :
Quelquefois t’un sc brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un péril un autre est conservé.
En contemporain de ces événements, l’économiste Dupont, disait
qu’il fallait distinguer la Compagnie rentière et la Compagnie
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POUR LE PRIX RAYMOND.
197
commerciale, dont Jes intérêts étaient si opposés que h première
a commencé par dissiper les fonds donnés comme encouragement
à la seconde, et que la seconde a fini par aliéner la plus grande
partie du capital de la première. On peut ajouter que les rentiers
et les marchands ne seraient pas arrivés à se ruiner tout à fait
les uns les autres, s’ils n’y avaient été aidés par les héros.
La valeur de ce mémoire est dans ce qu’on appelle des vues.
C’en est une assez ingénieuse que de retrouver dans la suite de trois
ministres, Sully,. Colbert et Law, la série nécessaire du triple
mouvement économique : la protection appliquée à l’agriculture,
à l’industrie et au commerce, puis, après la dissolution de la Com¬
pagnie des Indes, la liberté qui s’étend, dans l’ordre inverse, à
l’argent, au travail et à la terre, par l’abolition du monopole, des
corporations et du servage. C’est encore un aperçu curieux que
de distinguer dans la vie des nations une première période de
concentration et une seconde, d’expansion, mais il n’est pas assez
démontré que celle-ci soit la plus récente ; c’est peut-être le contraire.
Enfin une théorie du rayonnement de la France, comparée à une
Compagnie des Indes qui a son privilège, les idées, et qui, {tour
les exporter, reçoit de la gloire; cela est vague, mais intéressant.
De ces trois ouvrages de mérite, aucun ne remplit tout à fait
l’idée du sujet. Aucun n’est l’œuvre de science et d’art qui donnerait,
en proportion exacte, les événements, leur vie extérieure et leur
philosophie cachée. 11 est remarquable aussi qu’aucun n’ait tiré
du passé des exemples pour notre temps. L’omission est trop
évidente pour n’être pas volontaire. Il faut donc admettre que les
auteurs n’ont pas voulu altérer, par des intérêts de l’heure présente,
le jugement des faits anciens. Ce scrupule, sauvegarde ordinaire
de la sagacité des historiens, n’était pas trop d’application ici,
où il s’agissait, non de restituer des mœurs ou des idées évanouies,
mais d’apprécier des moyens dont la valeur est permanente, dans
des situations qui renaissent.
Le mémoire n° 1 est un excellent précis qui serait utile dans
toute école et non pas seulement dans l’enseignement spécial. Le
mémoire n° 3 est une attachante lecture pour une Académie de
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198 RAPPORT SUR LE CONCOURS POUR LE PRIX RAYMOND.
sciences sociales ; il a surtout pour objet l’économie publique.
Le mémoire n° 2 n’est pas sans doute l’histoire de la Compagnie
des Indes, mais il en constitue pour la première fois les Archives.
La Société des Éludes historiques, comme son nom l’indique,
doit surtout provoquer les recherches, la découverte. D’autres parties
de l’histoire, sans lui être interdites, sont moins spéciales à son
objet. De ce point de vue, elle apprécie la valeur didactique du
mémoire n° I et la portée philosophique du mémoire n” 3; mais
elle considère le mémoire n° 2 comme le travail d’exploration
qu’exigeait l’état de la science. La matière était nouvelle, c’est encore
un cahos; mais l’érudition, comme un Hercule minutieux, l’a traversé.
Ce déploiement de curiosité, de travail et de patience, n’efface pas
assez le mérite des autres concurrents pour qu’il soit équitable de
lui attribuer le prix en entier. La Société des Études historiques
décerne à l’auteur de ce mémoire la moitié du prix, c’est-à-dire
une médaille de 500 francs et à chacun des deux autres auteurs,
une médaille de 250 francs.
Le premier lauréat, auteur du mémoire n° 2, est M. Claris
de la Rive, de Dijon.
L’auteur du mémoire n° 1 est M. Doneaud du Plan, bibliothécaire
de la ville de Brest.
L’auteur du mémoire n° 3 est M. Louis Fortoul, de Saint-Laurent
(Basses-Alpes).
J. de BOISJOSLIN.
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
m
UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
1685.
Il y a bien près de deux siècles, le 14 mai 1688, s’éteignait à
Paris, dans sa soixante-huitième année, un homme autour duquel
s'était fait beaucoup de bruit pendant sa vie et que la postérité a
bien oublié, Antoine Furetière. Peut-être y a-t-il quelque injustice
dans cet oubli. Sans être un écrivain de premier ordre, Furetière
avait une véritable valeur littéraire. Il possédait surtout beaucoup
d’esprit et il en fit une prodigieuse dépense dans la série trop
longue de ses démêlés avec l’Académie. Par ce côté, il tient à
l’histoire des Lettres, et j’ai voulu reproduire en quelques pages le
récit de ces fameuses querelles.
Furetière était né à Paris en 1620 d’une bonne famille bourgeoise.
Les inimitiés qui le poursuivirent d’une façon implacable ont
essayé d’incriminer même ses modestes origines, en le traitant de
lils de laquais. Voici ce qu’on a pu recueillir de plus certain à ce
sujet. La mère de Furetière avait été d’abord mariée à un apothi¬
caire de Paris. Devenue veuve, elle épousa en secondes noces un
clerc de conseiller, et Furetière naquit de cette union. Il appartenait
donc à cette petite bourgeoisie au sein de laquelle il n’était pas
rare de rencontrer des sujets s’élevant, grâce aux dons naturels et
surtout grâce à leur travail, jusqu’au rang des savants ou des
hommes de lettres les plus distingués. Il en fut ainsi de Furetière.
Sa jeunesse s’écoula dans des travaux de diverse nature. Il
s’adonna d’abord à l’étude de la jurisprudence. 11 se fit recevoir
avocat et ne travailla pas moins le droit canon que le droit civil,
bientôt, il fut procureur fiscal à l’abbaye de Saint Germain des Prés.
On sait que le procureur fiscal était un officier exerçant son minis-
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200
UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
tère auprès des justices seigneuriales, et dont les fonctions consis¬
taient surtout à veiller aux droits du seigneur et à tous les objets
d'intérêt commun. C’est une fonction analogue que le fiscal (comme
on l’appelait par abréviation) avait à remplir à l’abbaye de Saint
Germain des Prés. Furetière obtint quelque temps après, à titre
de bénéfice, l’abbaye de Chalivoy, située dans le diocèse de Bourges
et du prieuré de Chuines.
Furetière fut reçu à l’âge de 42 ans, en 1662, à l’Académie
française. Quels étaient ses titres alors, et comment y fut-il accueilli?
Il est intéressant de le rechercher.
Toute sa vie avait été laborieuse. Indépendamment de quelques
productions poétiques, dont nous parlerons tout à l’heure, il avait
consacré beaucoup de temps à l’étude de la linguistique. Furetière
était lexicographe par vocation. Dès sa première jeunesse, il avait
conçu le plan d’un Dictionnaire universel, et les matériaux qu’il
avait amassés pour la confection de cette œuvre colossale étaient
des plus considérables. Il a raconté, sans avoir été jamais démenti
sur ce point, que les notes et papiers destinés à la composition de
son dictionnaire remplissaient quinze caisses d’une dimension et
d’un poids énorme, qui avaient été vues par .un très grand nombre
de personnes. Il est certain que sa jeunesse et son âge mûr avaient
été voués à un travail opiniâtre. Vers 1660, il entretenait des
relations suivies avec la plupart des hommes de lettres de celte
époque. Il fréquentait alors la société de Chapelle, de Molière, de
Boileau et de La Fontaine. Ce dernier est le seul qui ne lui soit pas
resté fidèle. Dans le conflit de Furetière avec l’Académie, La Fon¬
taine se rangea du côté de ses principaux adversaires, Charpentier
et Regnier-Desmarais. Furetière, blessé au cœur de ce qu'il
appelait une trahison, ne pardonna jamais à La Fontaine et le
poursuivit avec une regrettable passion dans les factums qu’il
publia pour sa défense. C’est vers 1660, c’est-à-dire avant son
entrée à l’Académie, que Furetière donna au public les Troubles
du Royaume d’Eloquence, ouvrage allégorique où se révélait
l’homme versé dans la linguistique, ce qui a permis de dire que
l’Académie avait fait en sa personne une excellente acquisition.
Quant à ses poésies, le Recueil qu’il en publia, postérieurement
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201
UN EXILÉ DE L'ACADEMIE.
à son entrée à l’Académie, montra qu’avant d’appartenir à ce corps
illustre, il s’était essayé dans plus d’un genre. J’ai dit les amitiés
que ses travaux lui avaient values : à celles que j’ai déjà indiquées
il en faut ajouter une, et des plus précieuses, celle de Racine, qui
survécut à toutes les disgrâces de Furetière et aux attaques dont il
fut l’objet. Au reste, leur liaison fut particulièrement intime, et
personne n’ignora que Furetière avait eu sa part dans la compo¬
sition de l’amusante comédie les Plaideurs.
Un volume de poésies de M. Furetier, advocat (c’est ainsi que le
désigne le Privilège), parut en 1664 à Paris, chez Thomas Joly, au
Palais, en la salle des Merciers, à la Palme et aux armes d’Hollande
(sic).
Ce volume contient des satires, des stances, des épigrammes, des
madrigaux, des épitaphes... etc. Les satires sont au nombre de
cinq et composent certainement la partie la plus importante du
volume. Furetière possédait la verve satirique. On a dit quelquefois
que Regnier, Linière et Furetière, comme poètes satiriques, avaient
été des précurseurs de Boileau. Le mot peut paraître exact en ce
qui concerne Regnier, qui écrivait ses principales pièces vers 1603.
Mais Linière était le contemporain de Boileau : il est vrai que ses
satires parurent bien avant celles de Despréaux, dont les premières
ne furent publiées qu’en 1660. A cette date, celles de Furetière
étaient déjà connues depuis longtemps et elles avaient reçu du
public un tort bon accueil. Bien que Furetière et Boileau soient
restés étroitement liés toute leur vie, il y avait entre eux une
ditférence d’âge considérable : Furetière avait seize ans de plps
que l’auteur de l’art poétique.
Les titres des cinq satires de Furetière sont les suivants : Les
Marchands, — Le déjeuner d’un Procureur (à M. Pelisson, secré¬
taire du Roy), — Le jeu de boule des Procureurs, — Le Médecin
pédant, — Les Poètes.
Comme spécimen des poésies de Furetière, nous nous contente¬
rons de rappeler le début de sa 2* satire, et l’une de ses stances.
La 2* satire est adressée, avons-nous dit, à Pélisson. Elle débute
ainsi :
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202
UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
Qu’un procez, Pélisson, est une eslrangc beste !
Qu’il donne de chagrin et de martel en teste I
Je croy que désormais j’aymeray beaucoup mieux
Perdre, que de poursuivre un droict litigieux.
. Jusqu’ici j’ai vécu sans femme et sans affaire,
Sans soucy que de rire, aymer, faire grand’chère,
Et sans avoir jamais plaidé d’autre façon
Qu’en comptant un écot contre un maistre garçon.
Mais las ! J’ay bien connu qu’on plaidait d’autre sorte .
Et que mon Procureur (le grand diable l’emporte !)
S’est trouvé moins facile encore à contenler
Lorsque sur son mémoire il m’a fallu compter.
J’ai payé, grâce à Dieu, je suis hors de sa patte
Sans me voir en danger, ayant la bourse platte,
D’avoir encore affaire aux supposts de Thémis :
Nous voilà quitte à quitte et non pas bons amis.
Parmi les stances, il est un morceau qui porte cette suscription :
A Mn* Ch *, sur son dessein d9 aller demeurer en Suède.
Allez, belle insensible, allez
Habiter des climats gelés.
Le froid du Nord qui vous menace
Ne doit pas rompre ce dessein :
Vous y trouverez moins de glace
Que vous n’en portez dans le sein.
Si le bagage de Furetière pour entrer à l'Académie était léger, il
faut reconnaître qu'il en fut de même pour bien d’autres que lui,
et que la docte Compagnie, à cette époque, ne comptait pas que
des grands hommes parmi ses recrues.
Elle avait alors, en 1662, à peine une trentaine d’années d’exis¬
tence. Dès 1630, Conrart (l’homme au silence prudent) réunissait
chez lui quelques lettrés, parmi lesquels, Gombault, Godeau,
Chapelain. On peut dire que cette réunion fut le noyau de l’Aca¬
démie. Richelieu la fonda en 1635, pour fixer et polir la langue.
Son organisation, dont les principaux éléments subsistent encore,
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203
UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
lomporta trois offices de dignitaires : le Directeur, le Chancelier
;hargé des sceaux, l’un et l’autre souvent renouvelés, et le
secrétaire perpétuel, comme aujourd’hui. Le Parlement enregistra,
ion sans quelque humeur, les Lettres du Roi par lesquelles le
Cardinal constituait l’Académie ; il mit à l’enregistrement cette
îondition : « que ceux de la dite Compagnie ne connaîtront que
* de l’ornement, l’embellissement et augmentation de la langue »
xnnme si le Parlement eût craint de voir se dresser à côté de lui
une juridiction pouvant être appelée à statuer sur ce qui touche à
toutes les choses de l’esprit.
Fixer, polir la langue, telle était donc, telle est encore, semble-t-il,
la mission de l’Académie française. Elle constitue bien le grand
Conseil
Quem penès arbitrium est et jus et norma loquendi.
(Horace, art. poét.).
Faire un Dictionnaire de la langue française était donc l’une de
ses premières attributions. Elle le comprit et se mit à l’œuvre. Ce
monument que l’Académie élève à notre langue, il y a bien long¬
temps qu’elle en a commencé l’édification et elle doit la poursuivre
longtemps encore, si nous en croyons les supputations piquantes
de l’un de nos plus célèbres immortels, M. Renan. Festina lente,
telle a été la devise de la Commission du dictionnaire. La première
édition, vivement attendue, ne parut qu'en 1794, en 2 volumes
in-f\ auxquels Vaugelas eut la plus grande part. Dans le premier
tiers de ce siècle, je me le rappelle, car ce fut presque un événe¬
ment, en 1835 parut une 6' édition*.
S’il pouvait y avoir un Dictionnaire définitif de l’Académie, et
s’il était vrai que le public le désirât impatiemment, cette impatience
s’accommoderait mal de la perspective qu’on nous présente, une
attente de bon nombre de siècles, nécessaires, affirme-t-on, pour
arriver au couronnement de l’édifice.
Furetière prétendit marcher plus vite. Avait-il tort? Dans tous
les cas, a-t-il marché sur les brisées de l’Académie ? Comment
enfin le débat s’éleva-t-il pour aboutir à l’expulsion de Furetière,
23 ans après la prise de possession de son fauteuil ?
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204 UN EXILÉ DE L'ACADÉMIE.
Nous examinerons ces questions en peu de mots.
Un point certain, c’est que, depuis bien des années, Fi'RETitRE
travaillait à son Dictionnaire universel. La première révélation
qu’il en fit au monde savant eut lieu en 1684 par la publication
d’un volume in-8° intitulé : Essai de Dictionnaire universel. Le
Dictionnaire lui-même ne devait paraître que six ans plus tan!,
après la mort de Furetière en 1690. Deux éditions virent le jours
Rotterdam. Ajoutons, pour épuiser l’histoire de l’œuvre, qu’en
172o, à Amsterdam, parut une nouvelle édition en 4 volumes in-l\
C’est encore l’ouvrage de Furetière, mais agrandi, développé par
les travaux de quelques savants, parmi lesquels Basnage de Beauvai.
qu’il ne faut pas confondre avec son frère, le jurisconsulte normand.
Mais, dès 1704, à Trévoux (Ain) avait paru, sorti de la célèbre
imprimerie des Jésuites fondée en 1701, ce même Dictionnaire
universel d’où le nom de Furetièue a disparu et qui, sous le titre
de Dictionnaire de Trévoux, conserva, jusqu’à nos jours et jusqu’au';
remarquables travaux de nos modernes lexicographes, une véritable
célébrité.
En 1684, l’apparition de l’Essai de Dictionnaire universel fut
le signal d’une véritable croisade, menée par quelques membre?
impétueux de l’Académie, contre le malencontreux confrère qui
venait ainsi les troubler dans leur œuvre de sage et lento
codification.
On peut sourire aujourd’hui de l’ardeur belliqueuse qui fut
déployée dans le combat entre le corps et l’un de ses membres:
mais celui-ci eut à subir une véritable persécution ; et les dernières
années de sa vie furent empoisonnées par les amertumes de cette
lutte.
Il ne serait pas juste de croire que l’Académie entière prit parti
contre le publicateur de YEssai. Mais plusieurs, notamment
Charpentier, alors Directeur, et Regnicr-Desmarais qui le fut
depuis, prétendaient exiger de Furetière le sacrifice de son travail
personnel et le poursuivirent avec le plus implacable acharnement.
Ils soutinrent qu’il n’avait obtenu son privilège, pour l’impression
de son Essai, que sur un faux exposé ; qu’il s’attribuait privalive-
ment des travaux faits en commun par l’Académie ; que c’était là
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE. 203
un plagiat, un vol littéraire, et ils lui intentèrent un procès devant
le Conseil privé du Roi.
Ici nous entrons dans une brève analyse des pièces et des docu¬
ments authentiques de ce singulier procès.
Singulier, en efTet ! — car si quelque chose semble devoir
appartenir au domaine public, n’est-ce pas l’ensemble des mots qui
composent la langue ? Pourquoi un auteur isolé ne pourrait-il
concevoir et réaliser le plan d’un Dictionnaire, c’est-à-dire, d’après
la définition généralement reçue, d’un Recueil de tous les mots
(Fune langue, accompagnés de leur explication et rangés dans un
certain ordre (alphabétique ou méthodique), le plus souvent dans
l’ordre alphabétique ? Ce champ n’est-il pas ouvert à tout le
monde ? Au surplus, précisons bien ce que fut l’attaque et ce que
fut la défense.
Vingt-deux ou vingt-trois ans s’étaient écoulés depuis que
Furetière était entré à l’Académie, sans dissimuler, au moment où
il y entra, quelle était sa principale occupation. Son objectif était
une sorte d’Encyclopédie où tous les mots de la langue devaient
être recueillis, définis et expliqués, non seulement au point de vue
de leur valeur et de leur emploi dans le langage ordinaire, mais
encore dans leurs rapports avec les Sciences, les Arts et l’Industrie.
Le cadre était bien vaste, trop vaste peut-être ; mais par son
ampleur même, il devait, semble-t-il, échapper au soupçon d’une
concurrence avec le Dictionnaire de l’Académie.
Il n’en fut pas ainsi cependant. Un groupe considérable, excité
surtout par Charpentier, nous venons de le dire, prétendit que
FuRETifcRE dépouillait le Corps, à son profit personnel, du résultat
des travaux faits en commun et, dès l’année 1684, entama contre
lui la procédure. Des tentatives d’accommodement n’aboutirent
pas. Furetière a expliqué comment l’Académie entendait transiger.
« Tout l’accommodement, dit-il, que m’ont proposé ces Messieurs
a été que j’allasse leur demander pardon ventre à terre et leur
sacrifier mon Dictionnaire pour en faire ce qu’il leur plairait ; que
j’offrisse de retrancher tous les mots communs de la langue, les
définitions, les figures et les proverbes suivant le jugement de
leurs Commissaires, voulant bien m’en laisser par aumône quelques
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206 UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE,
uns qui seraient douteux... n — et ailleurs : « Ils souliennent que
je ne suis partie capable d’avoir une contestation avec eux, parce
que, disent-ils, un Corps ne doit pas plaider contre un de se?
Membres, mais être son juge ; comme si un Chanoine ne plaidait pa?
contre son Chapitre, un Moine contre son Abbé, un Marchand
contre sa Communauté, un Habitant contre toute une Ville. Pas
un de ces Corps a-t-il droit de juger aucun de sa compagnie? V
faut-il pas qu’un Chapitre s’adresse à son Official, que les Commu- ,
nautés s’adressent aux juges ordinaires pour leur faire plainte de?
actions de ceux dont ils blâment la conduite ? Ces Messieurs
veulent, tout au contraire, être Juges souverains tant de la personne
que des ouvrages de tous les Académiciens. »
L’Académie n’avait pas voulu seulement interdire, exiler FuRETitia:
elle allait jusqu’à prétendre pourvoir à son remplacement, de son
vivant ; mais le roi Louis XIV ne se prêta pas à cette dernière
exigence. En principe, un siège à l’Académie ne devient vacant
que par le décès du titulaire. Ce principe parut inspirer la décision
royale.
11 fallut donc attendre la mort de Furetière, événement qui ne
tarda guère à se produire. 11 meurt, le 16 mai 1688. Le 12 juillet,
on procède à l’installation de son successeur.
Quel est ce nouvel élu ? C’est un sieur de la Chappelle, Conseiller
du Roi, Receveur général des Finances de la Rochelle, qui dut
surtout sa nomination au crédit du Prince de Conty dont il était le
Secrétaire. De la Chapelle, auteur dramatique, avait fait représenter
quelques tragédies dont on ne se rappelle plus que les noms
Zaïde — Cléopâtre — Ajax — Téléphonie. On lui doit en outre de?
imitations de Catulle et de Tibulle.
Son discours de réception était, il faut en convenir, embarrassant.
Il s’en tira avec assez d’habileté. Après avoir constaté, pour flatter
son auditoire, ce qu’il appelait l’état florissant de la Compagnie, il
continua en ces termes :
« Après tout, quelque esclatant que soit l’estât où se voit
aujourd’huy l’Académie, souffrez que je vous rappelle avec quelque
plaisir celuy où elle estait en naissant ; souffrez que je vous fasse
souvenir de ces premiers temps, dont vostre histoire a fait une si
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20?
UN EXILÉ DÉ L'ACADÉMIE,
agréable peinture. Temps heureux où l’estime réciproque, l’amitié
désintéressée, l’estroite union des cœurs faisaient le principal
ornement de l’Académie !
« Alors, continue de la Chapelle, nulle infidélité n’avait encore
obligé l’Académie à retrancher aucun de ses membres , et nul autre
avant moy, en prenant sa place parmi vous, n’avait esté réduit
à déplorer les égarements de son prédécesseur, au, lieu de donner
des louanges à son mérite et des pleurs à sa mémoire. Alors un
niesine esprit animait tous les membres de ce grand Corps, un mesme
cœur les faisait mouvoir ; nulle intrigue secrette, nulle crainte,
nulle défiance, nulle jalousie ne les divisait. Chacun regardait
les intérêts des autres comme les siens propres, et les affaires
de chaque particulier devenaient celles de tout le Corps. » C’était
l’âge d’or de l’Académie.
Après le discours du récipiendaire, vint le tour de Charpentier
de parler, en qualité de directeur, chargé de lui répondre. Vous
allez juger comment il le fit, avec quelle morgue, avec quelle âpreté.
La mort de Furetière n’avait pu le désarmer, et, contre la mémoire
de cet ancien confrère, il fulmina un violent réquisitoire.
Vous connaissez déjà, par leur simple énoncé, les travaux de
Furetière. Quant au gros Charpentier, comme l’appelait Boileau,
qui ne lui a pas épargné les coups de férule, il n’a pas laissé un
grand nom dans l’histoire littéraire. Cependant, il écrivit la vie
de Socrate et donna une traduction de la Cyropédie de Xénophon.
11 fut directeur, puis doyen de l’Académie et mourut, dans un âge
assez avancé, en 1702.
Voici les principaux passages, relatifs à Furetière, dont il affecla
de ne jamais prononcer le nom, tirés de la harangue que fit Char¬
pentier en réponse au discours de réception de de la Chapelle.
« Cette affaire a trop esclaté pour n’en rien dire aujourdhuy.
N’attendez pas toutefois, Monsieur, que je vous fasse un long récit
de la conduite odieuse de cet Académicien, qui, succombant à la
violence d’une ambition déréglée et à la tentation d’un intérêt
sordide, avait projeté de s’attribuer à luy seul le travail de toule
la Compagnie. Les circonstances de son action sont trop publiques
pour avoir besoin que je vous en entretienne ; mais je dois vous
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208
UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE,
informer pourquoy, ayant esté interdit il y a plus de trois ans,
il arrive néanmoins que ce n’est qu’en ce jour que l’Académie pour¬
voit à sa place, et que celles de deux Académiciens décédez depuis
son exclusion ayent été remplies, la sienne demeurant toujours
vacante. Et je crois eslre d’autant plus obligé de vous en informer,
que de là vous pourrez tirer un nouveau sujet d’admirer la prudence
de Louis-le-Grand et le bonheur de l’Académie.
» Je ne vous dirai donc point que, s’estant préparé depuis long¬
temps à ce dessein, il fut assez malheureux pour trouver quelque
ouverture à l’exécuter, et qu’il obtint par surprise une permission
d’imprimer ce qui n’estait pas à luy. Mais ayant bien prévu que feu
M. le Chancelier 1 ne souffrirait pas qu’il eût abusé de la religion du
sceau, il précipita la publication de certains Essais d'un Dictionnaire
universel, pour faire regretter, du moins aux esprits crédules,
l'inexécution de son dessein chimérique, à qui il donna le titre
fastueux d’Encyclopédie. Les ignorances grossières et les inepties
qui se rencontrent dans le peu qu’il en a fait imprimer de son vivant,
ne l’ont que trop convaincu de son incapacité, et ont donné lieu
de dire que cet ouvrage ne vaudrait rien ou qu’il ne serait pas de luy;
et c’est ce qui se vérifiera quand l’édition qui s’en fait hors du
royaume, à ce qu’on dit, sera devenue publique... — D’autres, plus
habiles, y mettront la main. Le libraire n’y laissera son nom que pour
profiter du bruit qu’il a fait dans le monde par son infidélité envers
l’Académie française... — Il a mis à la tête de ces Essais une épitre
dédicatoire au Roy et un advertissement au lecteur qui ne peuvent
passer que pour de sanglantes satyres contre l’Académie... — Elle
y a mis pourtant beaucoup de longanimité et de patience, prêle
à lui pardonner s’il montrait quelque repentir. M. le Premier Pré¬
sident du parlement (c’était ISicolas Potier de Novion) qui devint
directeur de l’Académie à la manière ordinaire, voulut aussi tenter
de le réduire par la douceur, mais inutilement. Que pouvait donc
faire l’Académie contre un aggresseur si dangereux et qui refusait
toute sorte d’accommodement, sinon de ne vouloir plus avoir de
commerce avec luy ? C’est ce qui servit de fondement à la délibéra-
(1) Michel Le Tcllier, mort le 30 octobre 1G83.
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE. 209
lion du 22e janvier 1685, où cette Compagnie, assemblée dans toute
la rigueur de ses formes, prit enfin la résolution de l’interdire de
tous ses exercices, selon le pouvoir qui lui est attribué par ses Statuts,
quand un des Académiciens fait un acte indigne d'un homme
d'honneur. (Art. 27. Si un Académicien fait un acte indigne d’un
homme d’honneur, il sera interdit ou destitué selon l’importance
de la faute). — La Compagnie ne manqua pas de rendre compte
au Roy, son auguste protecteur, de ce qu’elle avait fait et de demander
permission à S. M. de nommer un nouvel Académicien à la place
de celuy qui s’en estait rendu si indigne... — Mais le Roy ne fit pas
de réponse à l’Académie sur sa dernière demande.
» Au lieu de profiter d’une si heureuse circonstance, il a soutenu
son action avec des satyres et des factums infâmes... et montré
que l’Académie avait nourri, 22 ans durant dans son sein, un serpent
qu’elle ne connaissait pas et dont elle ne s’est deffaite que trop tard.
» Quant aux réflexions différentes que cet événement a fait naître
dans le public, sans en excepter mesme cette maligne joye qui
s’est répandue de tous costés à la lecture de tant de médisances,
l’Académie n’en a conçu ny chagrin ny inquiétude... — Le moyen
qu’une Compagnie établie sur le mérite de l’esprit soit sans ennemis
ou du moins sans jaloux!... — Après cela, il ne faut pas s’étonner
si notre adversaire a trouvé tant de gens qui ont applaudi à ses
satyres et à ses factums scandaleux. C’est le mérite de l’Académie
qui luv a donné du nom. On l’a regardé comme un homme extra¬
ordinaire parce qu’il a eu la hardiesse de s'élever contre une Com¬
pagnie si illustre. Ainsi tous les grands coupables se sont rendus
célèbres par leurs propres crimes; et l’antiquité aurait laissé périr
les noms d’Anytus et de Mélitus parmi la vile populace d’Athènes,
s’ils n’avaient été les accusateurs de Socrate. *
En formulant cette accusation posthume et si véhémente, Char¬
pentier ne faisait que rééditer les griefs qu’il avait accumulés contre
Furetière en 1685 et 1686, dans les procès dirigés contre lui, soit
devant le Conseil privé du Roi, soit devant le Châtelet de Paris.
II est temps de prêter l’oreille à quelques uns des moyens de défense
invoqués par l’accusé, dans des factums ou placets que Charpentier
quajiflait de libelles diffamatoires. Ils ont été recueillis après la mort
mai-juin 1888. 14
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
de Furetière el ont fait l’objet d’une publication en 2 volumes in-12,
parue seulement en 1694. C’est ce recueil que M. Asselineau a
réédité en 1859, en revendiquant pour Furetière l’équitable jugement
de la postérité. J’ai trouvé dans la publication de M. Asselineau
des renseignements précieux.
Le système de défense de Furetière peut se résumer à peu près
ainsi. On l’accusait de plagiat, de vol littéraire, de concurrence
faite au Dictionnaire de l’Académie, de ce qu’on pourrait appeler,
suivant le langage judiciaire de nos jours, une concurrence déloyale.
Or, disait-il à ses adversaires, toute ma justification est dans le
parallèle à faire entre l’œuvre l’académique et mon oeuvre per¬
sonnelle.
* Tant s’en faut que mon Dictionnaire universel fasse tort à celui
de l’Académie, qu’au contraire il lui fera honneur. Elle donnera
deux dictionnaires au lieu d’un; celui-ci ne sera que le précurseur
de l’autre qu’elle n'est pas en état de donner si tôt. Elle y insérera
sans doute, avant que de l’achever, la meilleure partie de celui-ci,
sans que j’en aye la même jalousie qu’elle a maintenant contre moy.
Le public jouira de la réalité de celui-ci et de l’espérance de l’autre.
* Cependant, de la manière que ces Messieurs crient contre mon
ouvrage, il semble que je sois un sacrilège qui a volé le trésor
de Saint-Denis, quoy qu’il ne s’agisse que de quelques phrases
communes et proverbiales.
» Mais pour détromper le public une bonne fois, je déclare que
je n’ay rien emprunté d’eux : s’il se trouve quelque chose de semblable,
je leur montrerai que je l’ay pris dans le Calepin , Nicot, Mon et
et autres dictionnaires précédents, où ils l’ont puisé eux-mêmes.
Aussi est-il vraysemblable que celui qui leur apprend ce que c’est
que : l’eau forte, l’eau ardente, l’eau stygienne, l’eau seconde, l’eau
régale ou de départ, l’eau impériale, l’eau des deux champions,
l’eau de la reine d’Hongrie, l’eau styptique, etc..., n’a pas été réduit
à la misère de leur aller voler l’eau de rivière, l’eau de puits, l’eau
de mer, l’eau chaude, l’eau froide, etc., qui sont pourtant les phrases
qu’ils revendiquent avec tant de bruit. Il n’est pas non plus vray¬
semblable qu’après leur avoir appris ce que c’est que : bois enétaut,
bois gisant, bois d’entrée, bois vif, bois mort, mort bois, bois
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
en grume, bois pelard, bois chablis, bois encroûé, bois roulé, bois
tranché, bois mouliné, bois charmé, bois de touche, bois marmen¬
teaux (et plus de vingt autres sortes d’acceptions du mot bois
qu’il énumère) je leur aye volé : jambe de bois, meubles de bois,
vove de bois, mots communs qu’ils prétendent leur appartenir.
Je pourrais citer une infinité d'exemples semblables. »
. « Je défie ces Messiesrs de me montrer en tout leur diction¬
naire deux douzaines de phrases qu’ils puissent dire leur appartenir
en propre, et ne se point trouver dans les autres dictionnaires.
Je les défie de montrer douze décisions qu’ils ayent faites et qui
ne soient point dans Vaugelas, Ménage et autres auteurs qui ont
écrit sur la langue. Ils n’ont rien à eux, que cette prétendue autorité
dont ils se vantent, de déclarer le bon usage des mots dont ils font
le catalogue. Que peut-on donc leur avoir volé ? »
C’était là de la bonne discussion. Malheureusement, de part et
d’autre, la querelle s’envenima et l’on ne disputa pas toujours
sur ce ton.
Charpentier répondit aux factums de Furetièrc par les plus
grossières injures. Avec une crudité d’image et de style que ne sauve
pas même l’emploi du latin, il imprima que le Corps académique
s’était soulagé en se débarrassant de Furetière : ab expulso corporis
sanitas. Cette devise accompagnait un dessin emblématique que
le Directeur de l’Académie ne rougit pas d’exposer aux yeux du public.
Furetière répliqua par de sanglantes ironies, mais sans aller
jusqu’à souiller sa plume. L’une des plus mordantes épigrammes
qu’il décocha contre son adversaire est celle-ci :
Charpentier se vante d’avoir
Et bonne gueule et bonne plume
Qui me meltront au désespoir
Par quelque injurieux volume.
J’appréhende et non sans raison
Cette gueule de harangère ;
Sa plume ne m’étonne guère :
Ce n’est qu’une plume d’oyson.
11 invoqua des moyens de défense plus sérieux. Nous en avons
déjà fait connaître quelques uns, notamment son principal argument
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
qui consistait dans le parallèle à faire entre le dictionnaire de
l’Académie et le sien.
Les trois dernières années de sa vie furent remplies par les amer¬
tumes de ce procès et par les soins de sa défense.
Dans sa requête, adressée au Roy en son Conseil, il s’exprimait
ainsi :
Sire,
« Antoine Furetière, abbé de Chalivoy, remontre très humblement
à V. M. qu’il a composé un Dictionnaire universel de tous les arts
et sciences. C’est un ouvrage d’un prodigieux travail compris en
quatre gros volumes in-f° qui a esté ardemment souhaité de toutes
les personnes de lettres et que personne n’a osé entreprendre en
quelque langue que ce soit. Mais lorsqu’il a esté sur le point de
recueillir le fruit de son travail, il a esté traversé dans son dessein
par l’envie et la jalousie d’un petit nombre de personnes qui forment
la partie la moins considérable de l’Académie française, qui, sous
son nom collectif qu’ils ont emprunté, ont donné Requête au Conseil
le 30 janvier 1685 afin de faire rapporter le privilège obtenu par
le suppliant le 24 août précédent, dans les formes ordinaires, pour
le faire imprimer... »
En même temps qu’il s’adressait au roi, Furetière essayait d'in¬
téresser à sa cause le Chancelier Louis Boucherat, qui avait reçu
les sceaux le 1er novembre 1685, à la mort de Michel Letellier.
Au cours des années 1686 et 1687 Furetière écrivit au Chancelier
de nombreuses lettres où s’exhalent ses plaintes dans des termes
quelquefois fort touchants. L’une d’elles, du 15 mai 1687, se termine
par cette signature : Furetière protomartyr du Parnasse. On y lit
ce qui suit : «c Je commence ce dernier écrit, Monseigneur, par de
très humbles remerciements de la justice que vous m’avez rendue
en nommant des commissaires pour examiner mon ouvrage et le
conférer avec celui de mes parties. » — Dans une autre : « ... Quant
au différend que j’ay contre l’Académie pour mon injuste expulsion,
je sçay que vous l’avez condamnée publiquement. Cependant il y a
plus de deux ans qu’on m’a fait un affront dont je ne puis avoir
justice, parce qu’on me ferme les portes de tous les tribunaux.
Je vous conjure de me juger ou de me laisser pourvoir devant
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
les juges ordinaires, afin que je ne sois pas le seul des sujets du
Roy qui ne puisse obtenir justice dans un si heureux règne...
Après quoy, j’attendrai patiemment la mort que me donnera bientôt
le chagrin. »
Le pauvre Furetière eut beau faire et beau dire. Devant le Conseil
privé du Roy il perdit son procès, ainsi que le prouve l’arrêt dont
voici le texte :
« Oüy le rapport du sr le Boulanger d’Hacqueville, conseiller
du Roy en ses Conseils, maître des Requêtes ordinaire de son hôtel,
commissaire à ce député, et tout considéré, le Roy en son Conseil,
faisant droit sur les Requêtes respectives, de l’avis de M. le Chancelier,
a ordonné et ordonne que le privilège obtenu par l’abbé Furetière,
le 14 août 1684, sera rapporté et iceluy rayé tant sur le Registre
des grands Audianciers de France, que sur celuy de la Communauté
des Libraires de Paris, avec défense audit Furetière de s’en servir;
et que les Essais, Epitre dédicatoire seront supprimés; défenses
à tous les Libraires de les imprimer, vendre ou débiter, à peine
de 6,000 livres d’amende, dépens, dommages-intérêts. »
Dans sa disgrâce, l’exilé de l’Académie eut quelques motifs de
consolation. D’abord, son siège Testa vide, et le roi se refusa toujours
à permettre que l’Académie pourvût à son remplacement, tant qu’il
vécut. En outre, les membres de la Compagnie qui en faisaient
le principal ornement, ne s’associèrent pas aux persécutions dont
il fut l’objet. Dans ses écrits, Furetière le constate avec joie :
« Je n’ai point l’Académie entière pour partie adverse, mais seule¬
ment une petite cabale de ses membres qui sont envieux de la bonté
de mon livre. A la délibération qui fut faite contre moi n’assistaient
pas Mgr l’Archevêque, MM. Colbert, de Meaux et Fléchier, M. le
président de Mesmes ‘, MM. les ducs de Coaslin (sic) et de Saint-
Agnan, M. Pélisson, M. Despréaux. M. Racine, qui fut présent,
fut d’un avis contraire à la décision. Elle a été aussi désapprouvée
par M. le cardinal Désirées et M. le comte de Bussi-Rabutin, quand
ils en ont eu connaissance. »
0) De Mesmes (Jean-Antoine), né en 1661 et mort en 1723, était président h mortier
au Parlement de Paris et membre de l’Académie française, à l’époque du procès de
Furetière. Il était jeune alors-, et il devint premier président du Parlement en 1712.
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UN EXILÉ DE L'ACADÉMIE.
Ce n’est pas tout. Le public, qui, dans tous les temps, prend
aisément le parti des persécutés ou même de ceux qui prétendent
l’être, ne ratifia pas l’excommunication de Furetière, dont, après
tout, le livre était prisé par la majorité des savants. Dans ses
Nouvelles de la République des Lettres, datées du mois de juin 1686,
Bayle se fit l’écho de l’opinion dominante. € Ce qu’il y a encore de
bien certain, écrit-il, c'est qu'on souhaite ardemment l'impression
du Dictionnaire universel et qu’on dit que l’Autheur obtiendra bientôt
le privilège. » Enfin, et comme supplément de consolation, Furetière,
obéissant à sa verve satirique, publiait, en prose et en vers, contre
l’Académie des attaques qui n’étaient pas toutes du meilleur goût,
mais qu’il serait bien sévère de ne pas lui pardonner. 11 y eut une
épigramme qui courut dans le monde littéraire et que le Recueil
de pièces paru en 1694 et dont j’ai déjà parlé n’a eu garde d’oublier.
Oracle prophétique.
Après que le soleil du Midi jusqu’à l’Ourse
Cinquante fois aura fourni sa course,
Le cruel ciseau d’Atropos
Retranchera les jours d’une illustre princesse
Grosse de phrases et de mots ;
Et malgré sa longue promesse
De faire naître un cnfanl Dieu-donné
Qui metlrait aux Français l’éloquence à la bouche,
On la verra mourir dans sa première couche
Et n’accoucher que d’un enfant mort-né.
Heureusement, cette prédiction ne s’est pas réalisée. Les travaux
de l’Académie ont continué et se poursuivent, de nos jours, avec
une louable activité ; et tous les citoyens de la République des Lettres
reconnaissent l’autorité de l’illustre Compagnie en matière de langage-
Le Dictionnaire de l’Académie a une valeur légale. Mais, chacun
le comprend, et les confidences de M. Renan le dissimulent à peine,
un Dictionnaire est un édifice qu’on ne peut jamais considérer
comme définitivement achevé; on peut le comparer à un inventaire
qu’il est impossible de clore, parce que les richesses qu’il constate
s’accumulent de jour en jour. Dans les connaissances humaines.
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UN EXILÉ DE L’ACADÉMIE.
la marche en avant est incessante. Le domaine des sciences, des
arts et de l’industrie s’agrandit par les découvertes de hardis explo¬
rateurs, découvertes auxquelles correspond nécessairement une
terminologie nouvelle. Comment prétendre lui imposer d’inflexibles
limites? Le néologisme (dont il ne faut pas abuser) est parfois une
nécessité qui tient à la nature des choses, à la loi du progrès.
Horace en a proclamé la légitimité, il y a deux mille ans :
licuit semperque licebit
Signatum præsente notd producere nomen.
Le Dictionnaire d’une langue n’a donc jamais dit son dernier mot.
Furetière l’avait deviné, mais il a payé cher son initiative. On
n’épargna ni sa vie ni sa mémoire. On organisa contre lui la
conspiration du silence; on voulut le supprimer; on espéra même
vouer son nom à un éternel oubli. Ceci n’est point une exagération.
Mes recherches m’ont tourni la preuve de ce que j’avance. J’ai voulu
savoir les détails de la réception de Furetière à l’Académie. J’ai
ouvert le livre de Coignard, le Recueil officiel, en 3 volumes in-12,
des harangues prononcées au sein de l’illustre Compagnie depuis
sa fondation. Or, en 1662, à la date du '26 juin, j’ai bien trouvé
la relation de deux réceptions, celle de Segrais à la place de Bois-
Robert, celle de Leclerc à la place de Priesac. Les discours de ces
deux Immortels sont rapportés. Pour l’année 1662, le Recueil contient
encore une harangue, celle de l’inévitable Charpentier, adressant,
au nom de l’Académie, un compliment à M. de Pérefixe, sur sa
nomination à l’Archevêché de Paris. Mais c’est tout! Les archives
de l'Académie sont muettes sur la réception de Furetière, qui eut
pourtant lieu en cette même année 1662. Il est donc trop certain
que non seulement l’homme avait été proscrit, mais qu’on avait
entendu condamner à la mort et à l’oubli jusqu’à sa mémoire.
Vains efforts! Son nom n’a pas péri et ne pouvait périr. N’eût-il
laissé que les faclums écrits pour sa défense, on serait en droit
de dire avec M. Asselincau, son historiographe, que par eux était
créée la vraie langue du pamphlet, dans la bonne acception du mot,
celle qu’ont parlée Beaumarchais et Paul-Louis Courrier. Mais
de plus et avant tout, l’œuvre de Furetière a été le point de départ
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UN EXILÉ DE L'ACADÉMIE.
des études de linguistique les plus sérieuses. Depuis le célèbre
Dictionnaire de Trévoux, dont l’ouvrage de Furetière compose
la principale substance, jusqu’aux magnifiques travaux accomplis
de nos jours par Littré, plusieurs savants ont offert au public
des œuvres estimables et ont pu, sans être accusés de plagiat,
comme le malheureux abbé de Chalivoy, utiliser les recherches
de leurs prédécesseurs, en y ajoutant les résultats de leurs propres
études.
J.-C. BARBIER,
Membre de U deuxième Classe.
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LOUIS XIV FONDATEUR D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS. 217
LOUIS XIV
Fondateur d’une Compagnie par actions.
Le titre même donné par nous à cette étude va paraître à quelques
uns un sacrilège. Assimiler celui que l’Histoire a nommé le Grand
Roi, que la tradition représente comme le type suprême de la majesté
royale, à un vulgaire faiseur de sociétés par actions, c’est tout
au moins, dira-t-on, une hardiesse paradoxale, tout à fait impossible
à justifier.
Si ce titre était faux, ce ne serait pas de notre part, croyez-le,
par esprit de dénigrement. Tout en aimant passionnément la Révolu¬
tion, il n’est pas permis, à moins d’être aveuglé par le fanatisme
ou l’ignorance, de renier tout le passé de notre France, de condamner
tous ces grands ancêtres, qui, dans la suite des siècles, nous ont
fait une patrie puissante et toujours glorieuse entre les nations.
La démocratie, pendant sa période militante, a pu être quelquefois
injuste, et prendre un peu partout ses armes de combat; mais
aujourd’hui elle se sent assez maîtresse d’elle-même, assez sûre
de ses destinées, pour montrer envers tous une sereine impartialité.
Depuis si longtemps, elle coule à pleins bords, selon Royer-Collard,
qu’elle est devenue un fleuve majestueux et calme, recevant et
confondant dans sa masse tous les affluents qui lui arrivent, à droite
comme à gauche, réunissant ainsi dans un lit commun toutes les
forces vives du pays qu’il arrose.
*
♦ *
La justice est donc aujourd’hui facile; et nous reconnaissons tous
que le règne de Louis XIV fut un grand règne, où la France rayonna
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218
LOUIS XIV FONDATEUR
sur le monde entier de l’éclat de toutes les gloires. Et la grandeur
de l’Etat ce fut la grandeur même du Roi. Celui-ci, après la Fronde
vaincue et à peine majeur n’avait- il pas dit : « L’Etat c’est moi »;
et cette fière parole du despotisme qui s’avoue et s’affirme ne fut-
elle pas, pendant sa vie toute entière, une vérité absolue?
Sans doute, à côté de ces rayons il y eut des ombres :
11 y eut celte effroyable misère qui fondit sur les campagnes,
et fit du malheureux paysan cet animal décrit par La Bruyère :
« On voit, dit-il, certains animaux farouches, des mâles et des
» femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, nus et tout
» brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent
» avec une opiniâtreté invincible. Us ont comme une voix articulée,
» et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face
» humaine et en effet ils sont des hommes; ils se retirent la nuit
» dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines... »
Dans cet anthropoïde à l’œil morne, où s’est éteinte la flamme
de Jacques Bonhomme, et qui laisse réapparaître les stygmates
préhistoriques, il y a pourtant encore un homme, et un homme qui
deviendra le vaillant soldat de la Révolution, l’énergique cl intelligent
travailleur de nos jours.
Il y eut aussi ce crime, qui fut une faute, et la plus grande
du règne : la révocation de l’Edit de Nantes, une faute inspirée
moins par le sentiment religieux que par la haine politique : telle
est du moins l’excuse trouvée par certains critiques modernes,
selon lesquels la religion n’aurait été qu’un masque, et la persécution
du fanatisme à froid.
Mais l’histoire a aussi pour les rois morts des courtisans; et ceux-ci
ne manquent pas de répondre : le soleil lui-même a des taches
et cela ne nuit pas à sa splendeur; Louis XIV a mérité le glorieux
surnom que les contemporains lui ont donné, le Roi-Soleil, avec
la fière devise : nec pluribus impar.
De ees hauteurs lumineuses, il vont donc nous couvrir de leur
dédain :
Le Dieu poursuivant sa carrière
Sur ses obscurs blasphémateurs
Verse des torrents de lumière.
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D'UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS.
219
Et nous serions sûr d’exciter leur anathème, mérité peut-être,
si nous osions répéter le mot écrit récemment 1 : Louis XIV a été,
une lois au moins dans sa vie, < un lanceur d’affaires, » mais nous
ne le voulons pas, et n’avons pour cela aucun effort à faire; le mot
est excessif, injuste, et nous avons promis l’impartialité.
Ce qui est hors de doute et prouvé par des documents authentiques,
nouvellement découverts dans les archives du Ministère de la Marine,
c’est que le Roi s’est mêlé personnellement et puissamment à la
création d’une Compagnie d’actionnaires qui aurait pour objet de
faire le Commerce dans les Indes-Orienlales. Il a donc été, au sens
actuel de l’expression, l’un des fondateurs, sinon le principal, d’une
Société commerciale.
Et hâtons-nous de dire que, loin de lui en faire un crime, ce fut
un mérite, à cause du but désintéressé et patriotique qu’il pour¬
suivait. 11 ne voulait pas que la France restât dans un état d’infé¬
riorité vis à vis des nations qui l’entouraient et qui depuis
longtemps avaient pris les devants. L’Espagne, le Portugal,
l’Angleterre, la Hollande, et même le Danemarck, avaient des
colonies dans ces pays de l’extrême Orient. Les Hollandais s’étaient
taillé la plus large part, et leur trafic international avait pris une
telle extension qu’on les appelait communément les facteurs du
inonde, portitores mundi. Nous étions leurs tributaires pour les
épices et denrées exotiques, dont il fallait nous approvisionner chez
eux, aux prix qu’il leur plaisait pour ainsi dire de nous imposer.
En outre de cet intérêt économique, la France pouvait elle, sans
déchoir, renoncer à jouer son rôle dans ce mouvement général
d’expansion qui agitait tous les peuples de l’Europe occidentale ?
Devait-elle souffrir que, dans ces contrées nouvellement découvertes,
son nom seul fut ignoré, son influence méconnue? Elle, qui était
la première dans le monde ancien, pouvait-elle se résigner à
n’être rien dans ce monde nouveau, et n’y avait-il pas de sa part,
(1) Par M. Pauliat, dans son livre sur Louis XIV et la Compagnie des Indes
orientales de i064 , où nous avons puisé les principaux éléments de cette étude.
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LOUIS XIV FONDATEUR
de la part de son souverain, déjà si amoureux de la gloire, un
légitime orgueil à vouloir aussi entrer en scène et porter au loin le
renom de puissance et de grandeur que l’Europe entière nous
reconnaissait et nous enviait.
Il y avait aussi les imaginations qui s’étaient enflammées aux
récits merveilleux de ceux qui avaient visité ces pays ; toutes les
curiosités et les convoitises étaient surexcitées; c’était l’Eldorado
qu’on avait découvert, avec toutes ses richesses, avec ses mines
d’or, ses produits précieux, avec ses terres fécondes et ses forêts
vierges, qui s’offraient au premier occupant. En Hollande, il s’était
formé une grande compagnie de navigation et de commerce, qui
avait reçu le nom de Compagnie des Indes, et dont la fortune rapide
inspira bientôt des imitations chez les autres peuples maritimes;
partout on vit se constituer, sous le même nom, des Compagnies
similaires pour organiser des flottes, et s’en aller au loin fonder
des colonies.
Ce fut comme une Croisade universelle, non plus de chevaliers
et de pèlerins partant pour combattre l’infidèle et conquérir un
tombeau, mais de marchands et d’aventuriers sortis de toutes les
classes sociales, poussés par l’amour du lucre ou l’attrait de l’in¬
connu, un inconnu resplendissant comme l’éclat de l’or et du
diamant cachés dans ces pays du soleil. C’était donc bien plutôt,
comme aux temps fabuleux, des expéditions d’Argonautes s’en allant
à la conquête de la Toison d’or.
Et cependant on ne saurait dire que l’idée religieuse fût tout à
fait étrangère à la politique coloniale de l’ancien régime ; et même,
si l’on s’en rapportait aux apparences, on serait tenté de croire
qu’elle était surtout inspirée par l’esprit de prosélytisme, et que le
but principal était la propagande catholique plutôt que la coloni¬
sation. Dans le préambule de la charte accordée par Louis XIII à la
Compagnie de la Nouvelle-France, dite Canada, en 1628, et qui en
forme ce que nous appellerions aujourd’hui l’exposé des motifs, le
premier motif exprimé est celui-ci : « que les soings que nous
» prenons de travailler pour l’advencement de la religion catholique,
» apostolique et romaine, ne soient pas bornés dans la seule
» eslendue de la France, mais qu’en imitant ce grand Saint duquel
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D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS. 221
» nous portons le sceptre et le nom, nous faisions en sorte que- la
» renommée des Français s’étende bien loing dans les terres
» étrangères, et que leur piété soit publique par la Conversion des
» peuples ensevelis dans l’infidélité et la barbarie ». Dans la charte
concédée par Louis XIV à la Compagnie des Indes Occidentales, en
1664, on lit à son article premier ; « Nous regardons dans l’éta-
» blissement des dites Colonies principalement la gloire de Dieu en
» procurant le salut des Indiens et sauvages, auxquels nous désirons
» faire connaître la vraie religion. »
Le roi, qui avait révoqué l’Edit de Nantes, ne pouvait avoir un
autre esprit que son prédécesseur, qui, lui, avait nettement invoqué
le souvenir de Saint-Louis et des Croisades. Dans toutes les autres
chartes de concession on retrouve la même idée, exprimée dans
des termes à peu près identiques.
Et qu’on ne voie pas là de vaines formules, des professions de
foi platoniques; la charte de 1664 ordonne à la Compagnie « de
» faire passer aux pays concédés le nombre d’ecclésiastiques
» nécessaire pour y prêcher le saint Evangile, et instruire ces
» peuples en la créance de la religion catholique, apostolique et
» romaine, comme aussi de bâtir des églises, d’y établir des curés
» et prêtres, pour y faire le service divin aux jours et heures
» ordinaires, et administrer les sacrements aux dits habitants... *
D’ailleurs, on n’admet dans les colonies que « des naturels français,
catholiques, » seul moyen « pour avancer en peu d’années la
» conversion de ces peuples, et accroître le nom français à la gloire
» de Dieu et réputation de cette couronne. » Mais, comme il est
toujours avec le ciel des accommodements, une lettre de Louis XIV,
écrite en 1671 à son lieutenant général dans les îles de l’Amérique,
autorise les juifs à y résider et y faire le commerce ; l’interdiction
fut rigoureusement maintenue contre les protestants, ce qui semble
prouver en effet que la haine politique était plus forte encore que
la passion confessionnelle.
Toutefois on se tromperait étrangement si l’on croyait, sous la foi
de ces documents, que l’idée dominante ait été la conversion des
sauvages ; il serait sans doute injuste de taxer d’hypocrisie toute
cette phraséologie dévote, mais on admettra bien au moins que
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LOUIS XIV FONDATEUR
dans cette œuvre toute humaine, dans cette entreprise commerciale,
il y avait un certain artifice de rédaction à placer en première ligne
« la gloire de Dieu, d pour reléguer au second rang « la réputation
» de la couronne. »
Artifice peut-être excusable après tout, car il était un hommage
à cette puissance catholique, naguère si redoutable, et qui s’était
arrogé, de droit divin, le pouvoir de distribuer tous les territoires
découverts et à découvrir au delà des mers. Une bulle du pape
Alexandre VI, datée de 1494, traçant sur le globe une ligne passant
par les Açores, attribuait à l’Espagne tout ce qui était à droite,
et au Portugal tout ce qui était à gauche. Il croyait rendre ainsi
toute rencontre impossible entre les deux peuples colonisateurs; igno¬
rant, par suite de l’erreur alors répandue sur la forme sphérique de la
terre, que cette ligne de partage fût incomplète et à peu près illusoire.
L’Espagne et le Portugal ayant sollicité cette intervention du Pape,
pour mettre fin à la guerre acharnée que les deux peuples se faisaient,
celui-ci n’avait fait en réalité qu’un acte d’arbitrage ; niais ils
essayèrent de l’interpréter comme un acte d’autorité, pour se pré¬
tendre seuls propriétaires des territoires attribués, et écarter à
jamais toute compétition de la part des autres nations européennes.
Le Pape aurait agi comme seigneur suzerain de la terre, la baillant
en fief à deux grands vassaux. Et l’Espagne ne laissait pas périmer
son titre ; tout navigateur étranger trouvé dans ses parages était
considéré et traité comme forban. Elle fut sourde aux protestations
de l’Europe, et la seule concession que put en obtenir la France, ce
fut une convention bizarre, qui forma un article secret du traité de
Vervins (1598), et qui fixa une ligne passant par l’Ile de fer pour
rejoindre les deux pôles, en deçà de laquelle toute liberté était
laissée et garantie aux navigateurs français ; mais s’ils allaient au
delà, c’était à leurs risques personnels, sans qu’aucun des deux
Etats pût intervenir pour soutenir les siens ; le champ restait
ouvert à la guerre privée, et nos corsaires normands ou bretons s'y
distinguèrent plus d’une fois par leur audace et leur vaillance. On
nomma pourtant cette ligne la ligne des Amitiés.
Avec de tels précédents, il n’est pas étonnant que sous Louis XIV,
la politique coloniale se plaçât encore sous l’ancienne bannière
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D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS.
543
catholique. On y gagnait d’ailleurs de justifier la conquête en la
sanctifiant ; puisque les pasteurs de peuples s’emparaient des
troupeaux humains pour les amener dans la voie du salut.
L’intérêt spirituel ainsi sauvegardé, on pouvait poursuivre, et
l’on poursuivait avec une grande énergie, le succès des intérêts
temporels, c’est-à-dire l'œuvre même de la colonisation.
Avant tout il fallait trouver les ressources financières nécessaires
pour cette entreprise, et ce n’est point l’Etat qui devait les fournir.
Par une anomalie singulière, à cette époque où tous les gouverne¬
ments étaient d’essence autocratique, où les libertés économiques
étaient aussi restreintes que les libertés politiques, c’est à l’initiative
privée que les gouvernements eux-mêmes s'adressaient pour la
fondation des colonies ; les diverses Compagnies des Indes, qui
s’étaient formées en Europe, n’étaient autre chose que des Sociétés
d’actionnaires, auxquelles leurs gouvernements concédaient, avec
le monopole de la navigation et du commerce, la pleine souveraineté
des territoires à découvrir, à conquérir et à coloniser.
On ne procéda pas autrement en France, lorsqu’il fut résolu,
en 1G64, de fonder la Compagnie des Indes orientales. Et cependant
on doit reconnaître que si cette résolution fut arrêtée par le roi,
et exécutée sous ses auspices, dans les conditions que nous explique¬
rons tout à l’heure, il y avait été sollicité par un certain nombre
de mémoires, émanant de particuliers, armateurs ou négociants,
et qui ont été retrouvés dans les archives du ministère de la marine;
parmi ces mémoires il y en a un, signé de • plusieurs notables
» marchands de Tours, Nantes, La Rochelle et autres lieux qui
» ont accoutumé et de tout temps ont fait le grand commerce
» à la mer dans toutes les costes du monde. » Us avaient proposé
à Fouquet, quelque temps avant sa détention * au sujet de Belleisle, »
et ils renouvelaient au roi la proposition « de former une Compagnie
» sous l’auctorilé du Roy, et uniquement la conduite et bonne foy
» des dits marchands, qui autrement n’auraient pas voulu s’y
> engager, à cause des grands frais et inconvénients qui arrivent
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LOUIS XIX FONDATEUR
» quand les officiers s’y meslent... » 1 Tout à fait comme aujourd’hui
l’élément civil refusait de se laissait primer par l’élément militaire;
mais il était assez hardi pour l’époque d’exprimer cette susceptibilité,
qui, de nos jours, est le fonds commun de toutes les polémiques
coloniales. !
Ces marchands avaient le droit d’être jaloux de leur indépendance,
car ils offraient d’équiper trois navires de deux à quatre cents
tonneaux, armés de 62 pièces de canon, devant partir pour Sumatra
ou. Java, aussitôt la Compagnie fondée. Et ils se bornaient à
« supplyer très humblement Sa Majesté d’y vouloir entrer d’une ’
» portion telle qu’il lui plaira, pour laquelle on lui donnera sûreté. >
C’est une souscription qui est ainsi demandée dans le capital de
cent mille écus, qui doit constituer le fonds social, non compris
l’achat et l’armement des navires qui devaient être « négociés et
ménagés par l’un des dits marchands. »
C’est d’ailleurs moins un concours financier qui est sollicité par
les marchands, qu’un appui moral et sans doute, au besoin, matériel;
car, dit le mémoire, si Sa Majesté est suppliée de devenir actionnaire,
c’est « affin que par ce moyen les dits étrangers (la Hollande)
» n’ozent traverser la dite Compagnie par le bruslement ou prinses
» de ses navires, comme ils l’ont déjà fait. »
C’est en 1663 que cette pétition était adressée au roi ; elle répondait
trop à ses idées propres pour qu’il ne se hâtât pas de profiter de
ce concours. Dès l’année suivante il se met à l’œuvre, de sa personne
et de son argent, aidé, sans nul doute, de son ministre Colbert,
mais qu’il efface et laisse au second plan. C’est lui-même que nous
allons voir agir, parler, faire rédiger des prospectus et des statuts,
provoquer des réunions, même publiques, et, qui le croirait, présider
des assemblées générales ; tout cela avec une habileté consommée,
comme si ce jeune roi de 26 ans avait par intuition acquis la science
des affaires et des hommes ; on a même dit 2 qu’il ne dédaignait
pas de recourir à certaines pratiques, en tout semblables à celles
qu’emploient nos spéculateurs modernes; et de la part de ceux-ci,
(1) Le texte entier de ce curieux mémoire se trouve dans l’ouvrage de H. Pauliat,
intitulé : Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales de 1664 .
(2) M. Pauliat, Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales.
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D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS.
22o
on n’a pas craint de les qualifier de roueries, au risque d’offenser
par assimilation la majesté royale.
Mais cette action personnelle du roi est-elle certaine? Est-elle
prouvée ?
Avant de rechercher les preuves et pour mieux les faire apprécier,
voyons d’abord si elle est vraisemblable :
A côté du roi il y avait un ministre, Colbert, qui, précisément
dans les choses du commerce et de l’industrie, a déployé une supé¬
riorité attestée par tous les historiens. N’est-ce pas lui qui aurait
été l’inspirateur de cette politique coloniale, qui aurait conçu l’idée
d’une Compagnie à fonder et qui aurait en réalité joué le rôle
principal dans toutes les circonstances où l’on aperçoit la personne
de Louis XIV, appelée pour donner au ministre un simple appui
moral ?
Il est incontestable, d’après les documents mêmes qui sont
produits, que Colbert a participé à cette grande entreprise; il serait
aussi puéril qu’injuste de le nier. Mais, y a-t-il pris dès l’origine
une part prépondérante? A-t-il exercé une action directrice? Et le
Roi n’a-t-il été dans ses mains qu’un instrument de collaboration,
plus honoraire qu’effectif? n’aurait-il pas été, pour un premier rôle,
encore bien jeune et bien inexpérimenté?
Sans doute le Roi était jeune, et à peine émancipé de la tutelle
de Mazarin ', qui l’avait systématiquement éloigné des affaires.
Mais le Cardinal n’avait agi ainsi que dans son intérêt personnel et
afin de prolonger son influence, car il savait si bien le Roi capable
d’application, qu’il s’était un jour exprimé sur son compte en cette
forme originale et saisissante : Il y a en lui l’étoffe de quatre rois ;
appréciation flatteuse et que le jeune Souverain montra beaucoup
d’empressement à justifier. Déjà l’autorité de Mazarin commençait
à lui peser, et il aspirait, non sans quelque impatience, à s’en
affranchir ; aussi, lorsque le Cardinal vint à mourir, il déclara
qu’il n’aurait plus désormais de premier ministre ; et il se tint
parole, car son premier acte d’autorité personnelle fut dirigé
[\) Mazarin n'élait mort que depuis trois ans, en 1601.
mai-juin 1888. 15
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226
LOUIS XIV FONDATEUR
contre le surintendant général Fouquet, qui, par son faste, lui avait
inspiré une sorte de jalousie, et par ses déprédations avait en tous
cas mérité cette disgrâce. Il le remplaça par Colbert, hier encore
simple commis, et d’humble extraction, connue beaucoup d’autres
hommes de talent qu’il sut distinguer et qui appartenaient aussi à
cette classe que le duc de Saint Simon nommait la vile bourgeoisie.
Il n’a pas fallu moins de deux siècles pour qu’un bourgeois put
s’emparer du mot et le retourner contre la vile populace.
Voltaire, dans le siècle de Louis XIV, 1 raconte toutes les intri¬
gues qui, pendant l’agonie même de Mazarin, s’agitèrent autour du
jeune Roi. « Chaque ministre, dit-il, espérait la première place,
> aucun d’eux ne pensait qu’un Roi, élevé dans l’éloignement des ;
» affaires, osât prendre sur lui le fardeau du gouvernement. » Mais ]
l’on fut vite détrompé ; car lorsque ceux qui jusqu’alors avaient j
travaillé avec le premier ministre, lui demandèrent : A qui nous j
adresserons-nous maintenant, il leur fil cette réponse, simple et ,
fière : A moi. En effet il se forma et s’accoutuma à un travail suivi, i
se faisant rendre compte de tout par ses ministres, chaque jour, .
à des heures réglées. Il voulut écrire lui-même les premières j
dépêches à ses ambassadeurs ; depuis, les lettres les plus importantes
furent souvent minutées par lui ; et il n’y en eut aucune écrite en
son nom qu’il ne se fit lire.
Il faut donc éliminer de l’histoire la légende, et ne pas voir
toujours Louis XIV dansant le menuet avec les duchesses dans son
palais de Versailles, ou se plaignant sans cesse, sur les bords du
Rhin, ou ailleurs
.... De sa grandeur qui le retient au rivage.
Salomon daignait parfois sortir de sa magnificence, et Louis
s’échapper de l’auréole que lui faisait le soleil de son orgueil¬
leuse devise.
11 nous est maintenant permis de dire que l’ingérence personnelle
du Roi dans les affaires de colonisation, loin de choquer les vrai¬
semblances s’accorde parfaitement avec le caractère que nous lui
connaissons.
(1) Chap. VII et XXIX.
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D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS.
227
Ajoutons encore que, pour l’y pousser et indépendamment des
raisons économiques, politiques et religieuses déjà développées, il
y avaiL un autre mobile non moins puissant peut-être, c’était
l'exemple des colonies déjà fondées pendant le dernier règne;
exemple qui devait tout à la fois exciter son émulation et l’instruire
sur les procédés employés. La charte octroyée à la Compagnie du
Canada pouvait en quelque sorte lui servir de modèle. Mais alors
c'est Richelieu qui agissait pour l’indolent Louis XIII, et c’est lui-
même, le Roi, que nous allons voir entrer en scène.
Il apparaît dès le début, dans le prospectus, nécessaire alors
comme aujourd’hui pour séduire et entraîner des actionnaires; car
c’est au public qu'on s’adresse pour obtenir le capital de 6 millions
jugé nécessaire pour fonder l’entreprise.
Pour traduire la pensée royale, il fallait un écrivain de marque,
et ce ne pouvait être moins qu’un académicien; ce fut Charpentier
qui tint la plume et fit paraître, le 1" avril 1664, une brochure
sans nom d’auteur, sous ce titre significatif : Discours d’un fidèle
sujet du Roy touchant l’ Establissement d’une Compagnie française
pour le Commerce des Indes orientales.
Ce discours, adressé à tous les Français, était une merveilleuse
réclame, où le fidèle sujet déployait toutes les grâces du lyrisme
académique et toutes les habiletés d’un homme d’affaires consommé;
suscitant, d’un côté, toutes les convoitises en rappelant que les
actionnaires hollandais retiraient de leurs fonds 40 ou 50 pour cent
de dividendes, et d’autre part, faisant appel aux sentiments les plus
nobles, à l’amour de la patrie et du roi : « Généreux Français,
» s’écrie-t-il dans une péroraison enthousiaste, unissez-vous pour
» nous ouvrir une route glorieuse qui ne vous a été fermée que
» par les malheurs passés de l’Estat, une route qui vous conduise
» à des biens innombrables et qui se multiplieront encore entre
» les mains de vos enfants... » Puis, après la bourse, c’est le cœur
qu’il va frapper : « Navigez hardiment sous le pavillon de l’auguste
» et invincible Louis, et soyez assurés que vous n’avez rien à
» redouter des autres nations, à qui la majesté de son nom impose
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LOUIS XIV FONDATEUR
228
» le respect et la crainte. Vous avez tout à espérer de sa protection,
» de sa bonté, de sa munificence. »
Ces promesses de la munificence royale étaient certainement
autorisées, et le fidèle sujet le laisse suffisamment entendre lorsqu’il
dit à propos du capital appelé : « Sa Majesté pourra être humblement
» suppliée d’y entrer pour un dixième et je ne doute point qu’elle
» le fasse très volontiers. » Il est plus affirmatif pour le concours
de « divers seigneurs du royaume, » il déclare qu’il en est « assuré »
pour près de trois millions, et c’est pour le reste seulement qu’il
exhorte les marchands et bourgeois des villes.
Au surplus, dans une seconde brochure parue l’année suivante
et signée, celle-ci, de Charpentier, le voile est levé d’une façon
sans doute encore discrète, mais assez transparente. L’auteur, parlant
de son premier écrit, déclare nettement que « le Roy voulut bien
» que par ce moyen tous les Français fussent informés de ses
» royales intentions. »
Habemus coufitentem! mais à se montrer ainsi à découvert, ce
gros et grand actionnaire ne va-t-il pas effaroucher les autres,
les empêcher de venir, où, comme on dit en langage moderne,
compromettre l’émission des actions? Il y a là un danger, et il faut
rassurer ces marchands, ces bourgeois soupçonneux, ces hommes
enrichis du Tiers-Etat, qui prétendent tout au moins garder la
liberté d’administrer leur fortune : « Afin, dit Charpentier, d'osier
» tout soubçon aux négotians d’estre opprimez par les autres inté-
» ressez, les directeurs seront pris du corps des marchands seul,
» et tout le fonds sera versé entre les mains d’un homme nommé
» de leur part. »
Quel effacement! quelle humilité! La Majesté Royale s’incline
devant cette autre Majesté, l’argent; dans la Compagnie où le roi,
les princes, les seigneurs, tous les grands dignitaires et fonction¬
naires sont représentés, ce sont les simples marchands qui auront
la suprématie.
Mais, on le verra bientôt, ce n’était là qu’une parole de prospectus;
on se plaçait sous le patronage du haut commerce parisien pour
inspirer confiance et délier les bourses : pendant toute la période de
préparation, cette apparence sera soigneusement observée.
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D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS.
229
*
¥ ¥
L'action va commencer. Les principaux négociants de Paris sont
visités par des personnes de grande qualité, c’est encore Charpentier
qui nous le révèle; et chez l’un d’eux se réunit un premier groupe
pour s’occuper de la constitution de la Compagnie.
C’était une assemblée « publique » convoquée avec l’autorisation
du prévôt des marchands.
Uue seconde a lieu, puis une troisième dans laquelle sont volés
les statuts en 40 articles. Le capital est porté à lo millions, et une
délégation de neuf marchands est nommée pour se rendre à
Fontainebleau, où est le roi, et lui demander d’approuver les statuts
par une déclaration officielle. Ils partent le surlendemain, accom¬
pagnés de Berryer, sécrétaire du roi; ils sont logés au château,
choyés, fêlés. Dans une audience d’apparat, le roi promet d’examiner
les statuts, et Colbert, chargé de leur transmettre ses observations,
leur montre « le cahier des articles respondu de la propre main
* de Sa Majesté, article par article. »
Lorsque, dans la nouvelle assemblée qui se tint à Paris, à leur
retour, les délégués mirent sous les yeux de l’assistance le cahier
(les statuts « avec les apostilles en marge escrites de la propre main
» de Sa Majesté, » ce fut un cri d’enthousiasme, chacun s’empressa
d’adhérer et de signer. Puis il fut nommé, sans désemparer, douze
syndics appartenant tous au commerce de Paris, et dont les noms,
honorablement connus, vont aider au placement des actions.
C’était là l’opération délicate, et elle va être puissamment secondée
par le patronage officiel, sollicité par les syndics. Cent dix-neuf
lettres de cachet, portant la signature royale, sont adressées aux
maires et échevins des principales villes du royaume, pour leur
demander de réunir les habitants en assemblées générales et
recueillir des souscriptions. Le roi continue à s’effacer devant les
syndics, qui seront directement informés des résultats obtenus,
ainsi toutefois que t le sieur Colbert, conseiller en notre Conseil
» royal et intendant de nos finances. »
Celui-ci et Letellier écrivent de même aux corps de justice, aux
intendants et gens de finance, pour les « conjurer fortement de
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LOUIS XIV FONDATEUR
» s’intéresser dans la Compagnie suivant leurs facultés, * en suivant
l’exemple donné par « le Roy, les Reines, Monseigneur le Dauphin,
» les princes du sang et toutes les personnes de qualité. »
A toutes ces lettres était joint un exemplaire du discours du fidèle
sujet du roi.
La pression semblait devoir être irrésistible, et cependant le
succès fut incomplet; le capital ne fut souscrit qu’en partie; à Paris
on fut même plus froid qu’en province.
Cependant la Société fut constituée et approuvée par édit enregistré
au Parlement le 1" septembre 1664.
Il s’agissait de nommer les directeurs, nous dirions aujourd’hui
les administrateurs, en remplacement des syndics, qui n’avaient eu
qu’une mission provisoire et spéciale pour la constitution de la
Société.
Cette nomination aurait dû avoir lieu dans les trois mois de l’en¬
registrement de l’édit d’approbation, et l’on était au mois de mars
1665. Mais elle avait été intentionnellement retardée pour permettre
d’accomplir ce qu’on est en droit d’appeler une audacieuse violation
des statuts, et cela à l’instigation du roi lui-même
Celui-ci avait des vues sur Madagascar, et il voulait s’emparer
de la grande île malgache pour la coloniser; c’était pour lui la base
d’un empire colonial qu’il avait caressé l’idée de fonder dans cette
partie du monde, et auquel il donnait par avance le nom de France
orientale. Il avait posé très adroitement les premiers jalons de ce
projet, d’abord dans la brochure de Charpentier qui en avait vanté
tous les avantages, puis dans les statuts mêmes de la Compagnie,
à laquelle l’ile, où nous avions déjà quelques établissements, était
concédée à perpétuité. Mais les statuts ne visaient, comme objet
direct et restreint, que le commerce des Indes; et l’ile de Madagascar,
qui était sur la roule, ne semblait devoir être envisagée que comme
point de relâche et de ravitaillement.
Or les syndics se laissèrent si bien circonvenir qu’ils consentirent,
sans plus attendre, à l’envoi d’une première expédition pour prendre
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D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS.
231
possession de l’ile; simple mesure conservatoire, leur disait-on,
et dont les actionnaires n’oseraient refuser la ratification.
Parmi ceux-ci cependant un assez vif mécontentement s’était
manifesté ; on transformait en une œuvre d’Etat une entreprise
de spéculation privée; il y avait encore des juges au Parlement,
et la responsabilité des syndics, se trouvait si gravement engagée
que ceux-ci demandèrent une déclaration royale pour les couvrir,
et elle leur fut accordée.
Mais n’y avait-il pas tout à craindre de leurs successeurs, de ces
directeurs dont les statuts remettaient la nomination aux action¬
naires eux-mêmes? Leur choix avait donc aux yeux du roi une
importance capitale, et il aurait à subir la décision de l’assemblée
générale, ici plus souveraine que lui-même. Aussi nous l’allons voir
encore une fois intervenir de sa personne; et comme il n’a plus
maintenant à dissimuler, ce sera pour se rendre maître de l’assem¬
blée et lui imposer sa volonté. Lui qui a naguère soumis le Parlement
il ne saurait s’assujettir à la domination de quelques marchands à
vue étroite, auxquels il a fait l’honneur de les associer à ses desseins,
mais qui sont incapables de comprendre les grands intérêts de l’Etat.
C’est donc au Louvre même, * dans l’appartement du Roy, en
présence de Sa Majesté » que se réuniront les actionnaires. Ils
reçoivent à l’avance une liste de 104 personnes, sur laquelle ils auront
à élire les douze directeurs. Puis, dans l’assemblée, le roi fait dire,
par le chancelier Le Tellier, que trois seront désignés par lui-même,
toute liberté leur étant laissée pour le choix des neuf autres.
Mais la liberté est sujette à l’erreur, et quelques précautions sont
prises contre le secret du vote : ainsi, chaque actionnaire devait
apposer son cachet sur son bulletin ; et lorsque les bulletins eurent
été déposés dans les urnes, c’est Charpentier qui l’avoue sans aucun
détour, * le Roy leva la séance et rentra dans son cabinet en
» ordonnant d’apporter les urnes afin de faire faire le scrutin en
» sa présence. » Le procès-verbal, en faisant connaitre le résultat
du vote, donne les noms des neuf élus, qui sont « neuf marchands
» des meilleurs et plus accrédités de cette ville de Paris. » Il eût été
bien ingrat de ne pas les qualifier ainsi. Le procès-verbal est signé
de la propre main du roi.
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232
LOUIS XIV FONDATEUR
*
* ¥
Avec la connivence assurée de ces excellents administrateurs,
le commerce des Indes fut de plus en plus oublié. Une seconde
et grande expédition fut envoyée à Madagascar; mais elle échoua
complètement, et lorsqu’on fit aux actionnaires de nouveaux appels
de fonds, ils refusèrent presque tous de verser, en déclarant vouloir
profiter d’une clause statutaire qui les en dispensait en abandonnant
les premiers fonds. C’était un désarroi général, et pour essayer
de ramener ou de retenir toute cette masse d’adhérents qui se
désagrégeait, on résolut de réunir une nouvelle assemblée générale
où le roi viendrait encore en personne pour essayer la puissance
de son prestige.
Elle se tint aux Tuileries le 15 décembre 1668. Colbert fit l’aveu
qui dut bien coûter à son maître, qu’on avait commis une faute
considérable en envoyant des flottes à l’ile Dauphine, et il dut être
cruel surtout pour ces pauvres directeurs qui, d’après le langage
du ministre, semblaient s’accuser eux-mêmes de la faute commise.
Est-ce à dire qu’on allait abandonner le projet de colonisation?
Nullement, et il n’était pas même permis de douter du succès final,
» puisque Sa Majesté avait formé ce projet, et qu’elle ne se plaisait
» qu’aux grandes choses et à rendre possibles celles qui avaient
» paru impossibles jusqu’à présent. »
Louis XIV prit la parole à son tour, et le procès-verbal de la
séance, signé de lui et de Le Tellier, contient la substance authen¬
tique du discours qu’il prononça. Ce discours témoigne de la foi
profonde, inaltérable que le roi avait conçue et conservée « dans
* le succès d’une entreprise sy grande et sy glorieuse à son Estât
» et à son règne. » Il rappelle qu’il a fait payer de ses deniers plus
de quatre millions, et consenti à laisser prélever sur celte mise toute
la perte qui surviendrait dans les dix premières années; il assure
que ses finances sont en assez bon état pour faire face à de nouveaux
besoins.
Cependant il compte aussi sur le concours des actionnaires, et
il ne peut contenir son irritation contre ceux qui se sont désintéressés
de l’affaire ; il s’emporte jusqu’à dire « qu’il avait vu le rôle
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D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS. 233
» de ceux qui avaient abandonné et qui n’avaient pas voulu hazarder
» quelque petite somme en une affaire qu’ils sçavaient lui estre
» fort agréable ; et qu’encore qu’il eust bien voulu ne s’en pas
» souvenir, sa mémoire se trouvait trop bonne pour les oublier. »
Vaines menaces! aussi vaines que les promesses; l’orgueil de ce
roi qui se plaisait à faire l’impossible dut s’abaisser devant l’impla¬
cable fatalité des événements. Dès l’année suivante, à la suite de
nouveaux désastres survenus et connus du public, il dut se résigner
à reprendre à la Compagnie, au prix d’un million, cette île de
Madagascar qui depuis a subi tant de fortunes diverses, et que
la France revendique, aujourd’hui encore, comme un héritage de
Louis XIV.
*
* *
Je ne voulais tracer qu’une simple esquisse, pour mettre un trait
de lumière sur le côté, quelque peu obscurci par la légende, d’une
grande figure historique. Mais, si je ne sais me borner, la toile,
toujours tendue, finira par faire éclater le cadre. Aussi je m’arrête,
pour me résumer en quelques mots, et en demandant grâce pour
ces derniers coups de pinceau.
Il est désormais hors de doute que Louis XIV a participé person¬
nellement à la fondation de la Compagnie des Indes; que, dans
cette entreprise, à laquelle il tenait à laisser un caractère privé,
pour s’assurer le concours financier dont il avait besoin, il a déployé
beaucoup d’habileté, et même, disons-le, de savoir-faire ; il a montré
ce que nos hommes d’affaires appellent de l’esprit pratique.
Le titre donné par nous à cette étude est donc justifié.
A l’origine, il n’a été, et n’a voulu paraître que simple actionnaire,
mais cet actionnaire se nommait Louis de Bourbon, et il était le roi,
celui devant qui tout pliait et tous se prosternaient. Est-il surprenant
que quelquefois, pour vaincre certaines difficultés venant des hommes
ou des choses, il ait fait sentir le poids de son autorité? qu’il ne
se soit pas tenu enfermé dans le cercle étroit de ses attributions?
qu’en un mot, au point de vue strictement juridique, son intervention
n’ait pas été suffisamment ni complètement correcte?
Il y aurait peut-être en effet un réquisitoire ingénieux à dresser
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234 LOUIS XIV FONDATEUR D’UNE COMPAGNIE PAR ACTIONS.
contre des abus d’influence ou de pouvoir; un austère magistrat
du ministère public pourrait y trouver l’occasion de tonner, avec
ou sans éloquence, contre la violation de la loi du contrat, contre
celte déviation audacieuse et préméditée de l’objet social, qui de
simple opération commerciale a été transformé en une entreprise
décolonisation; et il concluerait, la main sur la conscience, à
toutes sortes de responsabilités et de pénalités. Ce serait un grand
procès de plus à ajouter au catalogue des causes célèbres.
Mais c’est au tribunal de l’Histoire, et non au palais de justice,
que cette cause doit être jugée; et en faveur de l’accusé il y a cette
circonstance, qui partout serait atténuante et doit ici l'absoudre,
qu’il s’est inspiré du plus désintéressé et du plus noble des mobiles,
la grandeur et la prospérité de l’Etat. S’il a poursuivi avec tant
de passion son œuvre de colonisation, c’est qu’il avait acquis la forte
conviction que dans la lutte économique déjà commencée entre
les pays maritimes de l'Europe, la victoire serait à ceux qui possé¬
deraient le plus de colonies florissantes. De la part du jeune monarque
n’était-ce pas faire preuve de haute intelligence autant que de
patriotisme ?
Cependant à cette époque aussi il y avait des malédictions contre
la politique coloniale, mais malédictions silencieuses et provoquées
surtout par le froissement d’intérêts privés, par la déception d’action¬
naires mécontents de l’échec d’une spéculation. De nos jours les
choses ne se passent plus de même; et au lieu du silence imposé,
il y a les mille voix d’une presse libre, qui discute, critique, flétrit
les intentions ou les actes, et traîne aux gémonies ceux qui ont doté
leur pays d’une colonie nouvelle.
Mais qu’importe à l’homme qui a rempli un devoir! Qu’importe
à l’impartiale Histoire, juge souveraine et définitive des actions
humaines? S’il a fallu deux siècles pour rendre justice au monarque
colonisateur, nos contemporains peuvent bien se résigner aux
amertumes de l’heure présente, et attendre avec quelque patience
le verdict de l’avenir.
VA VASSEUR.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
235
ADAM LUX » CHARLOTTE CORDAY
Le mercredi 17 juillet 1793, vers sept heures du soir, par un temps
d’orage, une charrette entourée de gendarmes et d’une populace
furieuse, entrait dans la rue Saint-Honoré. Cette charrette contenait
Samson le bourreau, et Charlotte Corday. La jeune fille portait la
chemise rouge, vêtement sinistre que le Code pénal de 1791 avait
imposé aux meurtriers Elle s’en allait radieuse au supplice, telle
que la dépeint André Chénier dans son Ode immortelle :
Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenée,
Tu semblais t’avancer sur le char d’hyménée.
Ton front resta paisible et ton regard serein.
Calme sur l’échafaud, tu méprisas la rage
D’un peuple abject, servile et fécond en outrage,
Et qui se croit encore et libre et souverain!...
Tout à coup, un peu avant d’arriver à la place de la Révolution,
Charlotte Corday aperçut un jeune homme qui la contemplait avec
émotion et qui essayait de se rapprocher de la charrette. Elle comprit
qu’elle avait trouvé un ami au milieu de ces bêtes féroces. Elle le
remercia par un regard de sympathie. Quelques tours de roue l’éloi¬
gnèrent bientôt de l’inconnu qui sembla se perdre dans la foule.
Il la suivit pourtant. II assista à son supplice et il ne s’arracha du lieu
de l’exécution qu’en murmurant ces mots devant les spectateurs
étonnés :
Plus grande que Brutus!...
(t) Loi des 2ô septembre et 26 octobre 1791, titre I (art. 4).
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236
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
I
Quel est cet homme? D’où vient-il? Que va-t-il faire?...
Cet homme est né à Obernburg près de Mayence, le 27 décembre
1765. 11 s’appelle Adam Lux. Je le désigne simplement, sans dire
comme Esquiros : « On le nommait de deux beaux noms : Adam Lux,
le premier homme et la lumière !... » 1
Si l’on en croit Esquiros et Lamartine, il avait les yeux bleus elles
cheveux blonds — ce qui est vraisemblable, vu son origine germanique.
Mais n’ayant eu en ma possession qu’une gravure noire, la seule que
je connaisse sur Adam Lux, je ne puis confirmer ces détails. Le
personnage dont je parle, ressemblait assez au Werther de Goethe.
Les yeux clairs et doux, le nez droit, la figure ronde encadrée de longs
cheveux... La physionomie avait dans l’ensemble quelque chose de
curieux, de rêveur et de mélancolique 2.
Adam Lux était docteur en philosophie et en médecine. Jadis
il se délassait de ses travaux spéculatifs par les simples travaux de la
campagne. Marié à une Allemande nommée Sabine Reuter, il avait
acheté un petit bien à Klostheim, à un quart d’heure de Mayence, où
il vivait modestement, occupé de ses études, de sa femme et de ses
deux filles. Les philosophes français lui étaient aussi familiers que les
philosophes allemands.
Depuis quinze ans les idées de réforme qui agitaient la France
couraient l’Europe. On retrouvait, en Allemagne surtout, les mêmes
inquiétudes, les mêmes espérances, la même sensibilité et le même
enthousiasme. Des écrivains comme Nicolaï, Jacobi, Forster, Stramberg,
des littérateurs comme Jean Paul et des poètes comme Lessing, Goethe,
Schiller s’associaient aux sentiments humanitaires si éloquemment
exprimés par J. -J. Rousseau 3. C’était précisément le philosophe
(1) Charlotte Gorday> tome II, chez A. Le Gallois, 1811, in-18.
(2) Voir ce qu’en dit M. de Lescure daus son intéressant ouvrage, l’^motir sovs
la Terreur , Dentu, 1882.
(3) Voir Albert Sorel, Y Europe et la Révolution française , tome I#r, p. 104 et tout
récemment une lecture faite à l’Académie des sciences morales et politiques d'un
mémoire de M. Carnot sur les Allemands et la Révolution.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CÛRDAY.
237
qu'Adam Lux aimait avec passion, partageant ainsi les sympathies
de scs compatriotes. L’amour des idées républicaines devait amener
Adam Lux à Paris. On va voir comment.
Le 20 octobre 1792, l’armée française, commandée par Custine,
faisait capituler la place de Mayence. Le 26 octobre, une société
favorable aux réformes de la Révolution s’installait dans la grande salle
du château de l’Electeur, sous la présidence du négociant Chantly.
Le 27, Custine s’y rendait lui-même et y prononçait un discours
patriotique. Sous son inspiration, le docteur Dœhmer y donnait lecture
d’une proclamation en langue allemande, adressée à l’humanité opprimée
dans la personne des bourgeois et des paysans de l’Allemagne. Adam
Lux, que ces nouveautés politiques avaient entièrement séduit, ne
manquait aucune des séances de la société. Le 3 novembre, on lisait
à la Convention une lettre des Amis de la Liberté et de l’Egalité de
Strasbourg, annonçant le désir des Mayençais d’être réunis à la France.
Le représentant Bulh s’écriait alors : « Les Mayençais sont le peuple
de l’Allemagne le plus digne de la liberté !» Et la proposition de
réunion était renvoyée au Comité de législation.
Le 12 novembre, la Société des Amis de la Liberté et de l’Egalité
créée à Mayence, faisait faire deux registres, l’un relié en maroquin
rouge, l’autre en maroquin noir; puis elle invitait les habitants de
la ville, âgés de vingt-et-un ans au moins, à se trouver le 8 décembre
dans la grande salle du palais électoral. Ceux qui voulaient accepter
la nouvelle Constitution étaient priés d’inscrire leurs noms sur le
registre rouge ; ceux qui voulaient conserver l’ancien ordre de choses
devaient s’inscrire sur le registre noir. Les votes émis furent favorables
à la réunion de Mayence à la France. Trois mois se passèrent occupés
à discuter les nouvelles réformes. Le 1 7 mars, la Convention mayen-
çaise, établie en vertu du décret du 17 décembre 1792 de la Convention
nationale, ouvrait ses séances. Adam Lux figurait parmi les députés.
Le 18, elle déclarait son indépendance et proclamait la déchéance
de tous les chanoines, prêtres et seigneurs, ainsi que la suppression
de leurs droits et privilèges. Le 21 mars, elle donnait au vœu des
Mayençais pour leur réunion à la France la forme solennelle d’un
décret. Adam Lux avait parlé en faveur de cette réunion, établissant
« qu’il était nécessaire avant tout de réunir tous les peuples contre
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S38
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
le despotisme. * La Convention mayençaise choisit alors trois députés
extraordinaires pour porter le vœu et le décret à la Convention natio¬
nale. Ces députés étaient Georges Forster, le professeur d’histoire
naturelle, Adam Lux et le négociant Potocki. Ils furent adressés au
représentant llaussmann qui les fit admettre aux honneurs de la séance,
le 30 mars 1793. La Convention décréta à l’unanimité que la ville
de Mayence faisait partie intégrante de la République française et le
président, Jean Debry, — le même qui plus tard devait échapper au
guet-apens de Rastadt — donna, aux applaudissements de ses collègues
et des spectateurs des tribunes, « le baiser fraternel à Georges Forster
et à Adam Lux. » Quelques jours après, les troupes de Custine subis¬
saient un échec à Üingen. La défense de Mayence était confiée au
général Varé qui, malgré ses énergiques eflorts, fut réduit à capituler
le 22 juillet. Cette capitulation devait faire tomber la tète du brave
Custine, injustement accusé de n'avoir pas su résister à l’ennemi.
Ainsi les événements retinrent Adam Lux à Paris. Il en profita
pour étudier de près la marche de la Révolution. Il alla au
club des Jacobins, mais ce qu’il y entendit le dégoûta d’y retourner.
Républicain modéré, il s’était lié avec les Girondins et spécialement
avec Guadet. 11 partageait les idées du parti, suivait assidûment les
séances de la Convention, et entre temps se délassait de la politique
par la lecture d’Horace.
Le docteur Wcdekind, un de ses amis, nous atteste dans le nail
langage du temps, qu’il était « bon mari, bon père, conseil et ami
de ses voisins, citoyen vertueux, doué d’une âme pure et d’un cœur
sensible. » 1 On reconnaîtra bientôt qu’Adam Lux avait surtout une
âme énergique et fière. Il avait cru à la beauté et à la réalité des
principes nouveaux qu’un grand capitaine appellera plus tard < les
vérités de la Révolution. » Les déplorables événements des 31 mai et
2 juin lui causèrent la douleur la plus vive. Le spectacle inattendu
de la proscription des Girondins, ses amis, le bouleversa à un tel point
qu’il songea au suicide. Mais il ne voulait pas un suicide ordinaire.
On en jugera par celte lettre qu’il adressait le 6 juin 1793 à ses amis
(t) Voyez beux : Mémoire » peur servir à l'hisloire de la Révolution par Adam Lui,
Strasbourg, an III.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
230
Guadet et Pétion. Je l’ai copiée sur la minute, lui laissant la saveur
originale de ses germanismes.
« Je vous communique ma résolution que je pris depuis le 1er juin.
La violente indignation que je conçois contre le triomphe du crime
et l’espérance que ma mort, dans une pareille crise, pourrait faire
quelque sensation dans l’esprit des citoyens et éviter la dissolution
entière de la Convention, m'ont déterminé de faire un sacrifice de
mon sang et de finir ma vie innocente par une mort plus utile à la
liberté que ma vie ne le pourrait jamais être. Voici donc le premier
motif et celui qui le détermine. L’autre est pour honorer la mémoire
de mon maître J. -J. Rousseau par un acte de patriotisme au dessus
de la calomnie et de tout soupçon. Il est vrai que je laisse ma femme
et mes deux filles sans appui et (mon bien détruit par la guerre)
même sans pain. Mais la liberté mourante je ne survivrais jamais, et
si elle triomphe, j’espère que la Convention, appréciant les motifs de
ma mort, n’oubliera jamais ma femme et mes enfants.
» Je laisse un Mémoire sur notre situation à la Convention que je ne
communique point à vous, pour ôter à la calomnie la possibilité de
dire que vous y aviez concouru. Nos réflexions dérivent également
de moi seul comme une résolution de mourir, qui ne peut se prendre
ni s’exécuter que par un esprit qui en cela se suffit à soi-mème.
Je suis de la chose publique, pas d’aucun parti et je cesserai demain
de vous estimer si vous pouviez être d’un autre parti que de la ehosc
publique pour qui vous et vos semblables souffrirent actuellement.
» Je salue tendrement le vertueux Roland, le courageux Vergniaud,
le républicain Rrissot et Gensonné. Je le regrette bien de n’avoir pu
faire leur connaissance. Cependant, j’espère gagner leur estime et
celle des âmes républicaines. D’ailleurs j’avoue que, dans tout cas, il
me suffit d’avoir le suffrage de ma propre conscience que j’emporte
avec moi et dont je jouirai dans l’autre vie.
» Je salue vos épouses et j’embrasse vos enfants.
Adam Lux.
P.-S. — A tout prix je veux, habillé comme je suis en ce moment,
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*40 ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
être enterré à Ermenonville et je prie M. Girard in 1 2 d'agréer à ma
poussière un tombeau sur la colline vis à vis du tombeau de J.-J.
Rousseau au dessous du temple de la Philosophie sous un chêne, au pied
de laquelle il y a une pierre médiocre. L’inscription soit simplement :
« Ci-gît Adam Lux, un disciple de Jean-Jacques Rousseau. » *
Disciple de Jean-Jacques Rousseau, il l’était incontestablement, car
en se suicidant il aurait imité son maître qui s’est tué d’un coup
de pistolet, suicide dont on ne peut plus douter aujourd’hui, après la
déclaration formelle du docteur Dubois et les recherches si catégo¬
riques de M. Alfred Bougeault. 11 est vrai que cette fin peut étonner
de la part d’un homme qui a écrit :
« Le suicide est une mort furtive et honteuse. C’est un vol fait au
genre humain. » Mais réflexion faite, faut-il exiger de tous les philo¬
sophes de mettre d’accord leurs actes avec leurs opinions ?... Certains
trouveraient cette exigence indiscrète.
Le jour même de son suicide, Adam Lux devait prononcer à
la barre de la Convention un discours dont j’ai également retrouvé
la minute et où il manifestait sa haine pour l’injustice et la
tyrannie. Il déplorait les divisions qui déchiraient l’Assemblée; il
attaquait les intrigants qui traitaient le talent de conspiration et la
vertu de forfait. Il s’écriait : c Moi, je jurai d’ètre libre ou de mourir.
Par conséquent, il est bien temps de m’en aller. Depuis le 2 juin j’ai
la vie en horreur. Moi disciple de J. -J. Rousseau, j’aurais la lâcheté
d’être spectateur paisible de ces hommes, de voir la liberté, la vertu
opprimées et le crime triomphant ? Non. »
Adam Lux regrettait maintenant d’avoir écoulé le vœu de ses
concitoyens. S’il avait prévu, disait-il, la lutte et l’esprit de parti
qui distinguent la Plaine et la Montagne, il se serait abstenu
d’engager les hommes de son pays à se réunir avec la France. « En
arrivant, j’avais résolu de fréquenter toutes les séances des Jacobins,
mais la seconde suffit pour m’en dégoûter. » 11 maudissait l’insurrec-
(1) 11 s’agit d u marq u is de G irard in , am i de J. J . Rousseau et possesseur d’Ermenonville.
(2) A rchives Nationales, W 293, Lettre en partie inédite.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
241
lion du 31 mai, car l’homme juste ne pouvait composer avec les
méchants. < La paix est bonne de soi, disait La Fontaine, mais que
sert-elle avec déshonneur et sans foi ?» Il demandait, comme il le
fera plus tard dans son Avis aux Français , que l’on décrétât une
constitution républicaine, qu'on supprimât le Conseil municipal de
Paris, qu’on rapportât le décret d’arrestation des 32 et qu’on anéantit
la secte des Jacobins. 11 terminait par ces lignes touchantes :
< Si l’oubli de moi, de ma femme et de mes enfants, si le sacrifice
de ma vie pouvaient ouvrir les yeux aux mandataires de ce peuple
innombrable, digne de la liberté et du bonheur, que je voudrais me
féliciter d’avoir versé mon sang!... s II parlait là, comme parlera
un mois après Charlotte Corday elle-même :
« Je veux que mon dernier soupir soit utile à mes concitoyens,
que ma tète portée dans Paris soit un signe de ralliement pour tous
les amis des lois. »
Guadet dissuade Adam Lux de mettre fin à scs jours par le suicide.
Adam Lux consent seulement à retarder sa propre immolation. 11 en
donne les motifs par cette seconde lettre adressée au Girondin, son
ami. 1
« Paris, ce 19 juin 1793.
« Citoyen Guadet,
« Quand je vous ai communiqué, il y a huit jours, mon dessein de
mourir, vous tâchiez de me faire changer d’une résolution en
alléguant vos raisons. Je les ai pesées depuis mûrement et je ne les
trouve point suffisantes pour éloulfer celle voix intérieure qui, née
de l’amour de la patrie, me provoqua. Non. Moi je suis convaincu que
ma mort sera plus utile que ma vie ne le sera point. Dans une pareille
crise il faut des exemples.
Si les choses restent comme elles sont présentement, je ne survivrai
point à la mort de la liberté française. Si elles changent, je serai
compté, j’espère, parmi ceux qui contribuaient à ce changement.
Toutefois quoique arrivera, j’aurai fait un acte d’un républicain qui
hait plus l’injustice qu’il n’aime point la vie. Je donnerai l’exemple de
ce qu’il faut faire pour braver le triomphe du crime favorisé par
l’accident.
Nam si parva licet componere magnis,
mai-juin 1888. 16
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$42 ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
ma mort fera aimer le vers du poète :
Xiclrix plaçait Dits, sed vicia Catoni.
J 'ai envie de mériter l’estime des vrais républicains. S’ils me regrettent,
tant mieux pour moi. J’aime plus d’être mort et regretté d’eux que
de vivre et voir calomniés ces précieux défenseurs de la liberté française
dont l’oppression me perce le cœur. Cette douleur d’une âme juste
n’esl-elle pas cent fois plus insupportable qu’une mort honorable'?
Ma propre expérience me l’apprit, car depuis le 30 mai jusqu’au 2 juin,
j’ai souffert horriblement et aussitôt que je résolus de mourir, le calme
de mon âme est revenu et depuis ce jour, je suis vraiment tranquille
et heureux.
Si comme j’espère, l’orage passe, n’oubliez pas, braves républicains,
que ma femme avec mes enfants manquent de pain. Sans doute
l’homme marié doit ses soins, sa vie à sa famille, mais la patrie en
danger a la priorité.... » 1
Adam Lux espère que sa mort servira à la ruine des violents et lui
suscitera des vengeurs qui chasseront les prescripteurs des Girondins.
Il veut mourir enfin, parce qu’il est las de la faiblesse des uns, de
l’audace et de la barbarie des autres. Comme toutes les âmes, chez
qui la passion dérange quelque peu l’équilibre, il ne voit plus d’autre
consolation que la mort.
II
Du 19 juin au 13 juillet 1793, Adam Lux ne paraît plus ni aux
clubs ni à la Convention. Il est occupé à préciser et à compléter, sous
le litre d’Atds aux Français, les réflexions politiques qu’il comptait
faire lire par ses amis le lendemain de son suicide. Chose curieuse,
cet Avis aux Français, daté du 13 juillet 1793, se rencontre en
plusieurs parties avec l’Adresse aux Français que Chabot saisit sur la
personne de Charlotte Corday, dans la nuit du 13 au 14 juillet. Adam
(1) Archives nationales, W. 293.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
243
Lux ne pouvait pas connailre cette Adresse Mais ce n’était point un
hasard inexplicable qui créait cette soudaine corrélation entre lui et
Charlotte Corday. Tous deux avaient le même amour de la liberté, la
même horreur de la tyrannie. Tous deux protestaient également
contre les fureurs et les violences des révolutionnaires. « Je prétends,
s’écriait Adam Lux, que les meneurs des Jacobins sont des hommes
criminels et coupables, ayant toujours à la bouche les mots de
république et de vertu, auxquelles leurs maximes et leur conduite
sont toujours opposées. Ces fripons usurpent très souvent le nom des
grands hommes en faisant l'éloge de Rousseau, de Brulus et d’autres
ennemis de l’oppression, qui tous déjà seraient guillotinés, s’ils
avaient le malheur de vivre sous le sceptre des vainqueurs du 31 mai...
Chez eux toute supériorité, hors celle du vice, est traitée de conspi¬
ration. Des hommes dépourvus de tout talent, hormis de celui des
poumons, s’élancent à leur tribune et déclament contre des généraux,
des officiers et des magistrats qui, vieillis honorablement au service de
la patrie, offrent à chaque instant leurs soins et leur sang à la
République ; et je m’étonne qu’ils n’aient pu réussir à faire plus de
traîtres que nous n’en avons ! » 1 2
Et dénonçant les Jacobins comme des scélérats qu’il faut punir, il
leur jette ce défi à la face :
« Messeigneurs les usurpateurs, il ne m’échappe point que vous
êtes tout-puissants, et que mon sort est entre vos mains auxquelles
je ne veux pas me soustraire pour vous montrer que d’aussi vils
maîtres que vous ne peuvent intimider les vrais républicains. J’ajoute
que je ne cesserai jamais de vous mépriser comme des criminels, de
vous haïr comme des ennemis du bien public et de concourir de toutes
mes forces pour vous détrôner. Après une telle déclaration, il sera de
votre convenance de me faire l’honneur de vos cachots ou de votre
guillotine, mais je saurai les braver. Je serai plus heureux en souffrant
pour la liberté que je ne le suis en restant paisible spectateur de votre
despotisme ! »
(1) Voir le fac-similé de l'Adresse dans la Charlolle Corday publiée par
G. Moreau-Chaslon. — Miard, 1864.
(2) Voir les mêmes réflexions dans l'article d'André Chénier, Des manoeuvres des
Jacobins — 10 juin 1792.
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241
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDA Y.
Et le même jour, de son côté, Charlotte Corday disait à ses com¬
patriotes :
« Les factions éclatent de toutes parts. La Montagne triomphe par
le crime et l’oppression. Quelques monstres, abreuvés de notre sang,
conduisent ces détestables complots. Nous travaillons à notre perle
avec plus de zèle et d’énergie que l’on n’en mil jamais à conquérir la
liberté. O Français, encore un peu de temps et il ne restera de vous
que le souvenir de votre existence. Français, vous connaissez vos
ennemis, levez-vous, marchez ! Que la Montagne anéantie ne laisse
plus que des frères, des amis !... 0 ma patrie, tes infortunes déchirent
mon cœur. Je ne puis que t’offrir ma vie et je rends grâces au Ciel
de la liberté que j’ai d’en disposer.... Si je ne réussis pas dans mon
entreprise, Français, je vous ai montré le chemin. Vous connaissez
vos ennemis, marchez, frappez !.... »
Tous deux sont animés par le sentiment irrésistible de proclamer la
vérité même au péril de leur vie. Tous deux ont dit avec le jeune
poète, leur digne émule :
Mourir sans vider mon carquois.
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Egorgée !... O mon cher trésor,
O ma plume !... Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie,
Par vous seuls je respire encor !...
Charlotte Corday dénonce les Montagnards, Adam Lux dénonce les
Jacobins. Tous deux veulent, par leur propre immolation prévenir la
guerre civile; tous deux espèrent enfin assurer la punition du crime et
le règne de la justice, dans une République fondée sur une réelle
fraternité. 1
III
Au moment où Adam Lux fait imprimer cet Avis aux Français
qui renferme des opinions et des aperçus politiques étonnants, il
apprend que Charlotte Corday vient de tuer Marat. Celle nouvelle
(I) Voyez l 'Avis au peuple français d'André Chénier.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDA Y.
245
l’agile et le transporte. Le principal auteur de la proscription des
Girondins est donc justement frappé. Deux jours après, Adam Lux lit
fièvreusement les interrogatoires de Charlotte Corday et dans ses
réponses cornéliennes il retrouve l’ardeur et l’exaltation de sa propre
pensée. Je n’en cite pour exemple que trois ou quatre :
— « Qui vous a engagée à commettre ce crime ?
— J'ai tué un homme pour en sauver cent mille... J’étais répu¬
blicaine bien avant la Révolution et je n’ai jamais manqué d’énergie.
— Qu’entendez-vous par énergie ?
— Ceux qui mettent l’intérêt particulier de côté et savent se
sacrifier pour leur patrie.
— Croyez-vous avoir tué tous les Marat ?
— Celui-là mort, les autres auront peur peut-être!... »
Comment voulez-vous que de telles réponses n’aient pas surexcité
Adam Lux, dont elles traduisaient les sentiments ?... Il entend bientôt
annoncer la condamnation à mort de Charlotte, il court au devant de
la charrette, il assiste au supplice; il voit le valet Legros souffleter la
tète abattue, il jure de venger l’héroïque victime. 11 écrit aussitôt un
éloge passionné de Charlotte Corday ; il le fait imprimer pour être
répandu dans Paris avec l’Auts aux Français. Cet éloge semble avoir
été composé par un homme tombé subitement amoureux de Charlotte
Corday. Qu’on en juge par ces courts extraits :
« — Ame sublime, fille incomparable! Je ne parlerai point de
l’impression que tu feras sur le cœur des autres ; je me bornerai à
énoncer les sentiments que tu as fait naître dans mon âme.
« Le mercredi 17 juillet, jour de son exécution, vers le soir, je
fus surpris de ce jugement précipité, dont je n’ignorais cependant
aucun détail. J’en savais à peu près assez pour conclure que celte
personne devait montrer un courage extraordinaire. C’était la seule
idée de ce courage qui m’occupait dans la rue Saint-Honoré en la
voyant approcher sur la charrette. Mais quel fut mon étonnement,
lorsque, outre une intrépidité que j’attendais, je vis celte douceur
inaltérable «au milieu des hurlements barbares!.... Ce regard si doux
et si pénétrant !.... Ces étincelles vives et humides qui éclataient dans
ces beaux yeux et dans lesquels parlait une âme aussi tendre qu’intré¬
pide; yeux charmants qui auraient dû émouvoir les rochers! Souvenir
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDA Y.
unique et immortel ! Regards d’un ange qui pénétrèrent mon cœur,
qui le remplirent d’émotions violentes qui me furent inconnues
jusqu’alors ; émotions dont la douceur égale l’amertume et dont le
sentiment ne s’effacera qu’avec mon dernier soupir!.... » Il décrit son
supplice en termes exaltés. « Elle monta sur l’échafaud.... elle expira....
et sa grande âme s’éleva au sein des Caton et des Brutus et de peu
d’autres dont elle égale ou surpasse les mérites. Elle s’éleva et laissa à
tout homme humain des souvenirs, et à moi des douleurs et des
regrets intarissables. Charlotte, âme céleste, n’étais-tu qu’une mor¬
telle?.... »
Il demande à grands cris la même mort. Il défie les Jacobins.
« S’ils veulent aussi me faire l’honneur de leur guillotine, qui désor¬
mais à mes yeux n’est qu’un autel sur lequel on immole les victimes
et qui, par le sang pur versé le 17 juillet, a perdu toute son igno¬
minie; s’ils le veulent, dis-je, je les prie, ces bourreaux, de faire donner
â ma tête abattue autant de soufflets qu’ils en firent donner à celle
de Charlotte ; je les prie de faire pareillement applaudir à ce spectacle
de tigres par leur populace cannibale.
« Ah! Parisiens, est-ce vous qui restez paisibles, pendant qu’on
commet dans vos murs autant d’horreurs qu’autrefois on y voyait de
galanterie ?.... Tu me pardonneras, sublime Charlotte, s’il m’est impos¬
sible de montrer dans mes derniers moments le même courage et la
même douceur qui te distinguaient. Je me réjouis de ta supériorité,
car n’est-il pas juste que l’objet adoré soit toujours plus élevé et tou¬
jours plus au dessus de l’adorateur ?.... »
En signant cet écrit, Adam Lux savait bien qu’il signait son propre
arrêt. Mais qu’importait la mort à celui qui avait vu mourir Charlotte
Cordav?... Guadet avait pu retarder le suicide d’Adam Lux: le supplice
de Charlotte lui donna une nouvelle hâte. Les derniers regards de
celle qu’il appelait un ange lui firent de nouveau désirer la mort.
Les termes qu’il emploie, l’émotion qu’il témoigne, l’enthou¬
siasme et l’exaltation dont il est animé, tout annonce en lui un amour
subit, un amour sceptique et immatériel soit, mais enfin un amour
réel. L’amour d’Adam Lux pour Charlotte Corday n’est donc pas une
légende. Tous les contemporains l’ont reconnu et je, ne sais vraiment
pas comment et pourquoi on pourrait le contester.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDA Y.
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Trois jours après la publication de son écrit, Adam Lux est arrêté.
Un cuistre improvisé commissaire de police, le nommé Lestage, va
opérer une perquisition à Y hôtel des Patriotes hollandois où Adam
Lux demeurait alors. Il y découvre quelques exemplaires de TA ris
aux Français et de Charlotte Corday, la Déclaration des Droits de
l’Homme traduite en allemand et plusieurs lettres.
Perquisition ayant été faite, dit-il, « je ne si est trouvé autre chausc
que ce qui est sus-mentionnc (sic) » '. Le 24 juillet, le Comité de
sûreté générale, composé de GufTroy, Drouet, Legrand, Legendre et
Amar interroge Adam Lux. Le député extraordinaire de Mayence leur
donne des détails sur la part qu’il a prise à la réunion de son pays à la
France. On lui demande pourquoi il n’est pas retourné à Mayence
après le décret de réunion.
« Les communications étant interceptées, répond-il, je me suis vu
dans la nécessité de rester à Paris, llaussmann m’avait indiqué les
noms de quelques montagnards que j’ai eu occasion de voir quelque¬
fois avec lui lors de son retour et je dois dire que je n’ai pu me
défendre de les estimer à cause de leur caractère. J’ai même des
obligations à plusieurs d’entre eux, ce qui ne m’est jamais arrivé avec
les membres du côté droit et je me suis toujours bien entretenu avec
llaussmann, avec lequel d’ailleurs je parlais peu de politique. Je me
suis attaché à étudier moi-même la Convention nationale dans les
tribunes où j’étais fort assidu jusqu’au moment du triomphe de Marat.
C’est là où j’ai fixé mon opinion d’après mes propres observations. Je
ne dissimule point que j’avais formé le projet de me tuer avec Pétion
et Guadet que j’étais curieux de connaître à fond. Je leur ai parlé
quelquefois et je voyais avec regret qu’ils ne se prêtassent pas assez à
mon intention sur ce point et surtout qu’ils évitassent de me commu¬
niquer leurs plans, leurs vues et même leurs chagrins. J’étais mortifié
jusqu’à un certain point de leur silence absolu sur la véritable opinion
que l’on doit se faire sur la Convention. » 2
Là dessus les membres du Comité de sûreté générale lui demandent
(1) Archives nationales, W. 293.
(7) Voir dans les Mémoires de M“* Roland le récit d'une aventure où Grangcneuve
st Chabot devaient se faire tuer pour créer ainsi des dilTicultés nouvelles à la Cour.
(Juillet 1792).
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248
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
comment il a pu se faire une idée assez fausse de la situation poli¬
tique pour concevoir le projet insensé de se détruire. Adam Lux leur
répond aussitôt: « Le projet de se détruire n’est pas insensé, quand il
est prouvé que la mort d’un seul homme peut procurer plus de bien
à sa patrie que sa vie, et j’ajoute qu’il est une certaine langue de la
vertu que l’on ne saurait parler avec ceux qui ne savent pas la gram¬
maire.... » On continue à s’étonner de son projet. On lui demande
pourquoi il l’a communiqué à des Représentants. « 11 était «à craindre,
réplique-t-il, que, sans confidence préalable, on m’eût pris après
l’événement pour un fou ou un désespéré et je ne suis ni l’un ni
l’autre » 1 . Il disait vrai. Ces idées de suicide étaient très répandues
sous la Révolution.
Beaucoup ont pensé comme Adam Lux. C’est le girondin Salles qui
écrit à sa femme : a Au moment où l’on m’a saisi, j’ai dix fois présenté
sur mon front un pistolet qui a trompé mon attente. » C’est Mme Roland
qui mande de sa prison à son ami Champagncux : « Lorsque vous
ouvrirez cet écrit, je ne serai plus. Vous y verrez les raisons qui me
déterminent en trompant les gardiens à me laisser mourir de faim... »
Et s’adressant à son mari: « Pardonne-moi, homme respectable, de
disposer d’une vie que je t’avais consacrée ; tes malheurs m’y eussent
attachée, s’il m’eût été permis de te les adoucir ; la faculté m’en est
ravie pour toujours et tu ne perds qu’une ombre, inutile objet
d’inquiétudes déchirantes. » Mais elle renonce à son projet et se laisse
conduire à l’échafaud. Roland n’a pas la même énergie et se jette sur
une épée. D’autres ont voulu ainsi devancer la mort 2. Osselin s’enfonce
un clou dans le cœur, Chamfort se met en lambeaux, Barbaroux se
fracasse la mâchoire d’un coup de pistolet, Pétion, Buzot, Clavière et
Valazé se poignardent, Condorcet s’empoisonne, Rebecqui se noie,
Chambon se fait sauter la cervelle, et combien encore!.... 3
(1) Archives nationales, W. 293.
(2) C’est André Chénier qui, lui aussi, écrivait ces vers désespérés:
• Je souris à la mort volontaire et prochaine.
Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaîne.
Le fer libérateur qui percerait mon sein
Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main. »
(3) Voir le Suicide politique en France , par A. des Etangs, 1860.
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219
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
On aurait mieux aimé les voir employer cette volonté à anéantir la
race des hommes de sang que de les voir détruire leur propre exis¬
tence. Vingt citoyens déterminés seraient venus à bout des mons¬
tres qui épouvantaient la France, et l’hisloire eût célébré leur héroïsme
et leur sacrifice. Elle ne peut applaudir au suicide, parce qu’il lui
parait être un acte de folie ou de faiblesse.
Dans le cas qui nous occupe, c’était — pour emprunter la défini¬
tion d’un célèbre universitaire, Saint-Marc Girardin — « la maladie
des raffinés et des philosophes. »
IV
Le Comité de sûreté générale décide l’envoi d’Adam Lux au tribunal
révolutionnaire. En attendant sa comparution, on le transfère à la
Force.
Un de ses compagnons de captivité nous a laissé sur lui des détails
intéressants. « Plein des principes de J. -J. Rousseau, dit-il, il était
accouru en France, croyant y trouver tous les hommes prosternés
devant les autels de la liberté et de la philosophie... Plongé dans les
fers, Adam Lux ne changea ni de sentiments ni de langage. On lui
fit cependant dire qu’il serait maître de son sort et que la liberté lui
serait rendue à condition qu’il promettrait de se taire sur les événe¬
ments politiques de la France. 11 rejeta cette capitulation et continua
de parler avec la même franchise... » 1 Je ne suis pas loin d’accepter
cette version, parce que je remarque que près de trois mois se sont
écoulés entre l’arrestation et le jugement, après l’audacieuse publi¬
cation de l’Arw aux Français et après l’éloge de Charlotte Carday. On
ne saurait admettre un tel retard dans l’exécution d’Adam Lux que si
des démarches importantes et actives ont été tentées en faveur du prison¬
nier. Nepouvantlp faire changer d'opinion, ses amis essayèrent dele faire
passer pour insensé. Le docteur Wedekind, qui lui portait le plus vif
intérêt, fit insérer sous le voile de l’anonyme, dans le numéro du
4 septembre du Journal de la Montagne , un article qui débutait ainsi:
(I) Supplément aux Notices historiques de V-* Roland.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
230
t II y a dans les prisons de la Conciergerie ‘ un Allemand qui mérite
la pitié des patriotes, parce que la tête lui a tourné et qu’il est devenu
absolument fou... » Wedekind rappelait sa mission à Mayence, son
zèle pour la Révolution, ses malheurs, la perte de son bien, sa sépa¬
ration avec sa femme et ses enfants. Il peignait le trouble causé en
son cœur par les divisions des patriotes et les mœurs dissolues des
ennemis de la liberté. Il affirmait que la vue de Charlotte Corday avait
porté au comble la confusion et la noire mélancolie qui régnait dans
son âme. « Il a parlé à tort et à travers de Charlotte Corday ;
il a dit qu’il désirerait mourir pour elle et à la suite de ces pages
il a été mis en prison. Depuis qu’il y est enfermé, il ne désire autre
chose que de mourir. .. » Wedekind assurait qu'Adam Lux écrivait à
Robespierre, à Danton, à Hébert des lettres où il débitait tout ce qui
pouvait le faire paraître coupable. « Une autre circonstance, ajoutait-ih
a complété celte folie. Lux aimait beaucoup sa femme et quoiqu’il ait
un tempérament extrêmement ardent, il a vécu depuis qu’il est
séparé d’elle dans une chasteté sévère. Cette nouvelle situation a
augmenté le trouble de ses sens et la vue de Charlotte Corday, la seule
femme qu’il ait peut-être remarquée depuis qu’il est à Paris, ayant fait
sur lui une impression physique extrêmement forte a porté au comble
la confusion et la noire mélancolie qui régnaient déjà dans son âme. »
Aussi Wedekind demandait-il, pour guérir le député de Mayence, la
liberté, une petite maison des champs et une jolie compagne qui lui
donnât bientôt un enfant, espérant que t les mœurs de nos bons cul¬
tivateurs patriotes lui feraient prendre une autre idée de l’humanité... >
Le même jour un Jacobin allemand, ayant lu le plaidoyer de
Wedekind, écrivit à Fouquier-Tinville pour le blâmer de sa négligence
envers Adam Lux. Comment, l’insulteur de Marat et l’apologiste de
Charlotte Corday vivait encore !...
c Moi, son compatriote, disait-il, je me charge de sa poursuite et
par égard à votre patriotisme décidé, je vous préviens que je le
dénoncerai aux Cordeliers et aux Jacobins pour hâter son châtiment.
« Je suis avec respect :
Le patriote Moschenberg. » *
(1) C’était — comme on vient de le voir — la Force et non la Conciergerie.
(2) M. Louis Bamberger attribue celte lettre à Adam Lux. Nous n’avons trouvé
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
2oi
Mais Adam Lux n’avait pas besoin d’ôtre dénoncé. Il trouvait la
justice trop lente à venir. Ayant lu le Journal de la Montagne, il
écrivit à l’accusateur public la lettre suivante :
« Aux prisons de l’hôtel de Force, le 4 septembre 1793.
t Citoyen !
« Dans deux petits écrits j’ai publié mes opinions politiques à cause
desquelles je suis aux prisons depuis le 25 juillet. Ayant toujours
sollicité mon jugement, je le désire encore plus ardemment depuis
que je vois que des hommes ou bien ou mal intentionnés, sans même
m’avoir jamais vu, veulent me faire passer pour un homme absolu¬
ment fou. (Voyez pour exemple le Journal de la Montagne, n° 94).
D’avoir des opinions différentes de ceux qui gouvernent est peut-être
une imprudence ou un crime. Mais pourquoi serait-il une folie absolue
de ne ressembler tout à fait à tout le monde ?
« Comme l’homme de bien ne connaît aucun bien préférable à son
honneur et comme le républicain ne connaît un malheur plus insup¬
portable que celui d’être regardé comme un fardeau inutile à la
République, je demande d’être jugé promptement à fin que le tribunal
décide si je suis républicain ou contre révolutionnaire, fou ou raison¬
nable, sage ou égaré, innocent ou coupable ; car tout me paraît
préférable à l’opprobre injuste et immérité d’être nourri et renfermé
comme inutile, pitoyable, méprisable.
« Par conséquent, je vous prie instamment de décider bientôt s’il
y a lieu d’accusation contre moi, oui ou non, et dans le premier cas
de me faire juger.
« Quelle que soit la suite de ce jugement, croyez que toujours vous
m’aurez obligé.
Adam Lux, député extraordinaire de Mayence 1 . »
Le 20 septembre, il écrit encore au président du tribunal révolu¬
tionnaire ces quelques lignes:
aucune ressemblance d’écriture entre cette lettre et celles qui sont signées
d'Adam Lux lui-même. D’ailleurs les lettres des 7 et 20 septembre au tribunal suffi¬
saient amplement pour attirer l’attention sur lui. (W. 293).
(1) Archives nationales. W. 293.
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252
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
« Ciloycn Président,
» Je ne l’ignore pas que c’est une immensité de travaux qui vous
occupe, mais étant aux prisons depuis deux mois, j’ai l’honneur de
vous faire ressouvenir de moi en vous priant de décider s’il y a lieu
d’accusation contre moi et d’accélérer mon jugement. »
Mais Fouquier-Tinville et ses acolytes sont occupés du procès des
Girondins. On appelle M,ne Roland parmi les témoins, puis naturelle¬
ment Adam Lux, leur ami. M. Champagneux, qui portait à M®* Roland
un attachement sincère et qui se trouvait à la Force en ce moment,
confia une lettre à Adam Lux pour elle. Celui-ci la remit à
Mme Roland qui, dans la salle du greffe, répondit à M. Champagneui:
« 23 octobre 1793. — Votre lettre, mon cher Champagneux, m’est
parvenue par Adam Lux et c’est par cet excellent homme que vous
recevrez ce billet. Je vous l’écris dans un des antres de la mort cl avec
une plume qui tracera peut-être bientôt l’ordre de m’égorger. Je me
félicitais d’avoir été appelée en témoignage dans l’affaire des députés;
mais il y a apparence que je ne serai pas entendue. Ces bourreaui
redoutent les vérités que j’aurais à dire et l’énergie que je mettrais
à les publier : il leur sera plus facile de nous égorger sans nous
entendre... 1 »
Le tribunal, appréhendant en effet ces témoignages, se déclara
suffisamment instruit et brusqua la sentence des' Girondins. Adam
Lux rentra désespéré à la Force, rapportant à M. Champagneui
la lettre de Mnle Roland avec une boucle de ses cheveux. Le 31 octobre,
leurs amis politiques étaientdécapilés. Aussi, lorsque quinze jours après,
on vint le chercher à son tour, il ne put dissimuler sa joie. Il jeta
un rapide adieu à ses compagnons de captivité et courut à la Concier¬
gerie, puis au tribunal.
Fouquier-Tinville lui lit son acte d’accusation. Dumas l’interroge.
Il invite Adam Lux à s’expliquer sur sa venue à Paris, sur ses relations
avec Guadet et Pétion, sur son projet de suicide.
« Je vous observe, dit emphatiquement Dumas, que quand on est
(t) Voir Derniers Ecrits de M** Roland.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORbAY. 953
bon citoyen, on ne verse son sang que pour sa patrie ou pour
sa liberté.
— Je voulais le faire, répond Adam Lux, parce que je voulais
être libre.
— Votre intention n’était-elle pas de soutirer de l’argent à la faction
par la manifestation de votre dévouement à son parti ? »
Adam Lux ne s’offense pas de cette insulte. 11 se contente de
répondre :
« Non, ils étaient alors en état d’arrestation.
— Quels étaient à Paris vos moyens d’existence?
— Une indemnité que la Convention m’avait accordée. »
On lui montre ses écrits.
— « Qui vous a fourni de l’argent pour les faire imprimer ?
— C’est moi qui les ai fait imprimer à mes frais.
— Comment se fait-il que vous, qui avez déclaré ne pas avoir de pain
ainsi que votre famille, ayez pu prodiguer ainsi soixante ou quatre-
vingt francs?
— C’est néanmoins moi qui en ai payé les frais. »
Le tribunal veut savoir le nom de l’imprimeur.
— « Je ne veux pas nommer l’imprimeur, répond Adam Lux,
attendu que c’est assez d’être dans l’embarras sans y entraîner
les autres.
— Il parait que votre conscience vous disait que vous faisiez mal,
puisque vous faites imprimer clandestinement vos opinions.
— Je n’ai jamais fait imprimer mes opinions en cachette, attendu
qu’elles ne contenaient que les principes d’un ami de la liberté.
— Si vous êtes, comme vous le dites, ami de la liberté, pourquoi
ne nommez-vous pas l’imprimeur?
— ... Pour ne compromettre personne, je ne m’expliquerai pas.
— Tout alors porte à croire que vous saviez que c’était un crime.
— Je ne le crois pas. »
On lui demande pourquoi il a proposé de confier la dictature à
Roland, un scélérat, un perfide qu’il osait appeler vertueux.
— t Je le regardais comme tel. Peu m’importe ce que les autres
en pensent. »
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2.14
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDA Y.
Fouquier-Tinville lit le placard de Charlotte Cordai/ et fait observer
que le style de cette œuvre est différent de celui des autres écrits
trouvés chez l’auteur. Dumas remarque à son tour que les expressions
sont les mêmes que celles dont Pétion s’est servi à Caen.
— « Tout porte à croire, dit-il à Adam Lux, que vous en avez été
le rédacteur et que d’autres l’ont limée.
— J’en ai été le seul rédacteur, » réplique-t-il fièrement, assumant
ainsi toute la responsabilité de cette manifestation.
Alors Fouquier-Tinville prononce le réquisitoire avec son emphase
habituelle. 11 accuse Adam Lux d’avoir provoqué la guerre civile par
ses écrits séditieux, demandé la dictature de Roland, cherché à avilir
les autorités constituées, s’être rendu le partisan des membres corrompus
que la Convention nationale avait chassés de son sein et d’avoir enfin
chanté la valeur et le courage de l’assassin de Marat. 11 lui reproche
d’avoir écrit une brochure « dans laquelle il fait l’apologie la plus
pompeuse en y mêlant le délire d’une inclination tendre dont son cceur
semble s’être pénétré pour ce monstre exécrable et le désir d’aller
le rejoindre dans les régions célestes... s
Le défenseur officieux, Tronson Du Coudray, prononce quelques
paroles. Le président Dumas résume les débats et les juges Foucaut,
Denizot et Scellier reconnaissent avec lui que, d’après la déclaration
unanime du jury, il est constant :
1° « Qu’il a été composé et imprimé des écrits contenant provocation
à la dissolution de la représentation nationale et au rétablissement
en France d’un pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple;
2° » Qu’Adam Lux est l’auteur de ces écrits. »
Alors le tribunal faisant droit sur le réquisitoire de l’accusateur
public, condamne ledit Adam Lux à la peine de mort et déclare
ses biens (!) acquis et confisqués au profit de la République '.
Le 14 brumaire an II (4 novembre 1793), à cinq heures du soir,
la charrette de l’exécuteur entraînait vers la place de la Révolution
Adam Lux et une femme condamnée à mort en même temps que lui.
C’était une veuve âgée de trente-deux ans, nommée Marie-Madeleine
Coutelet. Directrice de la filature de la rue Saint-Jacques à Reims,
(1) Voir le Bulletin du tribunal révolutionnaire, noi 69 et 70.
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555
ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDAY.
elle avait été dénoncée « pour ses correspondances ultra-révolution¬
naires. » Voici ce que le tribunal y avait relevé :
* Nous n’avons plus qu’à nous réjouir. Les Parisiens ont tant
d’esprit que toutes nos affaires vont aller tout droit. Ils se fêtent et
font des réjouissancee, mais ils n’ont pas le talent d’avoir du pain. »
Cela suffisait en 1793 pour mériter la mort, aussi Adam Lux a-t-il
bien fait de ne pas nommer son imprimeur.
Le député de Mayence alla au supplice avec le même calme que son
idole, Charlotte Corday. La dame Coulelet monta la première sur
l'échafaud. Elle embrassa ses exécuteurs en protestant encore une fois
de son innocence. On dit qu’Adam Lux, lui succédant sous le glaive,
s’écria joyeusement : « Je mourrai donc pour Charlotte !... »
Ce dernier cri résumait toutes ses pensées. Ce que nous venons
de raconter prouve qu’Adam Lux est mort volontairement pour sa foi
politique, pour les Girondins et pour Charlotte Corday.
V
L’amour idéal qu’Adam Lux avait voué à la justicièrc de Marat
ne lui avait pas fait oublier sa tendresse pour sa femme et ses enfants.
Au moment même où il songeait à se donner la mort, il écrivait
à sa chère Sabine:
« Les papiers publics t’arriveront plus tôt que ma lettre et te
donneront des nouvelles de la fin de mes jours. S’ils en font un récit
fidèle, tu penseras en toi-même : mon mari a agi suivant la grandeur
de son âme. Si au contraire le récit est infidèle, tu le reconnaîtras
aisément et lu diras que c’est un mensonge et que ton mari était
incapable de faire d’autres actions que celles fondées sur la raison
et la justice. Sans doute, il me coûtera beaucoup d’abandonner ma
femme et mes enfants, mais il ne faut point balancer quand le bien
de la justice en dépend.
« Console-toi donc, mon cœur, de ma perte; il y a déjà six mois
que tu as appris à exister sans moi, tu sauras supporter la même chose
dans l’avenir. Qu’est-ce que l’homme peut contre le destin? Une tuile
tombant du toit aurait pu me tuer, alors ma mort aurait été perdue
pour la liberté, tandis que de cette façon au moins je meurs honora-
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ADAM LUX KT CHARLOTTE CORDAY.
256
blement. Cette pensée te consolera ; sans doute lu pleureras ma perte,
mais tu t’en sentiras honorée et tu t’en consoleras. Je ne peux pas
l’aider dans l’éducation de mes filles, mais je leur laisse pour hériüige
ma manière de penser, le souvenir de ma vie eide ma mort. Tu sauras
un jour les faire valoir auprès d’elles. Je leur donne ma bénédiction
paternelle ; elle ne sera pas perdue pour elles. Je te demande pardon
des chagrins que je t’ai causés quelquefois dans le passé par ma
mauvaise humeur qui avait sa raison dans la tension de mes idées et qui
me poussait souvent au-delà des limites du bon sens et de l’équité...
« Adieu donc, ma Sabine chérie, mais nous nous reverrons, tu le
sais. Mieux encore, dans quelques jours je serai bien plus près de toi
que je ne l’ai été depuis six mois. Car mon esprit débarrassé de son
enveloppe terrestre ne tardera pas de planer autour de loi et de
mes enfants. Je vous verrai, bien que vous ne puissiez m’apercevoir
avec des yeux mortels ; toujours j’aurai du plaisir à voir grandir
nos filles pleines de grâce, d’innocence et de pudeur. Très souvent
descendant du séjour des bienheureux, je viendrai auprès de vous
jusqu’à ce que, finalement, nous soyons tous réunis après ce temps
d’épreuves. Je suis et je serai toujours ton tendre ami.
Adam Lux »
Celte lettre louchante nous montre qu’Adam Lux avait des sentiments
spiritualistes incontestables. 11 les manifestait, à la même époque,
dans une autre lettre écrite au professeur Nicolas Vogt de l’Université
de Mayence, lequel affichait des opinions matérialistes : « Adieu donc,
mais malgré votre système, pas pour toujours !... 2 »
Après la mort d’Adam Lux, que devinrent sa femme et ses enfants?
Sa femme vécut chétivement à Mayence jusqu’en 1814. A cette date,
elle mourut de la fièvre typhoïde. L’aînée de ses filles s'adonna
à la littérature et échangea une correspondance passionnée avec le
célèbre romancier Jean-Paul Richtcr. Héritant des idées de son père
et de son penchant au suicide, la jeune fille se précipita un jour dans
(1) Archives nationales, W. 293. Cette lettre écrite en allemand a été entièrement
traduite par M. Louis Bamberger à qui nous avons emprunté uno partie de sa tra¬
duction {Revue moderne . — 1866).
(2) A. N., \V. 293. — Voir aussi Wallon, tome I*r.
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ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDA Y.
257
le Rhin. Retirée à demi-morte du fleuve, elle s’arracha aux soins
des médecins et hâta sa fin avec une énergie farouche.
Sa sœur, ainsi que l’atteste M. Louis Bamberger, qui a eu l’occasion
de la voir autrefois, vivait encore en 1866 à Nuremberg. Malgré
une position très modeste, elle avait conservé de la distinction et
de la dignité. Le souvenir de son père, son courage et sa générosité
étaient pour elle l’objet d’un culte ardent.
Les Girondins ont-ils, eux aussi, gardé la mémoire du député
de Mayence qui leur avait sacrifié son existence? Nous sommes heureux
de répondre oui.
Le girondin Salles, fuyant l’échafaud, s’était caché dans les carrières
de Saint-Emilion, où vinrent le rejoindre Barbaroux, Valady, Louvet,
Pélion et Buzot. Pour occuper ses tristes loisirs, Salles y commença
la tragédie de Charlotte Corday. Il la termina à la fin de ventôse an II.
Dans l’intervalle, ses amis l’avaient quitté. Pétion, Buzot et Barbaroux
s’étaient réfugiés chez le citoyen Trocquart à Saint-Emilion, Guadet
et Salles allèrent chercher asile dans le grenier de Guadet père. Salles
fit passer le manuscrit de sa tragédie à ses amis pour avoir leur avis
littéraire. Il est bon de rappeler que Salles avait supposé Hérault
de Séchelles subitement épris de Charlotte Corday. Voici ce que répondit
Barbaroux, dans une lettre extraordinairement intéressante 1 , dont
nous ne pouvons malheureusement détacher ici qu’un fragment :
< Mon Ami,
< Ta mémoire ne t’a donc pas rappelé toutes les circonstances
de la mort de Charlotte Corday? Comment as-tu pu ne pas mettre
sur la scène cet intéressant Adam Lux, député de Mayence, véritable¬
ment amoureux de Charlotte et qui pour elle, pour un écrit où il la
peignait plus grande que Brutus, s’est fait enfermer à l’Abbaye. Je crois
donc qu’en remettant Séchelles à sa place, tu peux introduire sur
ia scène Adam Lux. Il aura vu Charlotte au moment où elle venait
de frapper Marat. La grandeur de son courage aura fait naître
son amour...
(1) Miard, 1861, p. 159. Lettre inédite avec fac-similé, publiée par G. Moreau-
Chaslon. C'est une critique littéraire fort détaillée de la tragédie de Salles.
mai-juin 1888. 17
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858 ' ADAM LUX ET CHARLOTTE CORDA Y.
Juge si ce n’est pas là Ion homme ; amoureux de Charlotte, adorateur
de la liberté, tu le peindras s’agitant pour les sauver... »
Quant au girondin Guadet, ami intime d’Adam Lux, il rappela
le dernier mot de son ami dans cette strophe consacrée à la gloire
de Charlotte Corday :
Quand lu punis Marat de la mort la plus juste,
Corday, lu fis tomber l’assassin des vertus...
Tu meurs, mais l’univers écrira sous ton buste :
Plus grande que Brutus !
Les Allemands, à qui la Révolution française a fait un libéral présent
de la plupart de ses réformes et a rendu l’étonnant service de réunir
des peuples autrefois morcelés en une nation redoutable, ont paru
oublier Adam Lux, un de leurs compatriotes, qui cependant avait ]
contribué plus que tout autre à introduire sur la rive droite du Rhin 1
les idées nouvelles. !
En revanche, ils ont chanté Charlotte Corday. Se plaçant devant
la tombe de l’héroïne, Klopstock disait :
« Quelle est cette tombe?
— Et du fond du tertre funèbre une voix répondit : C’est celle de
Charlotte Corday.
— Je vais cueillir des fleurs et je reviendrai les effeuiller sur ta
tombe, car tu es morte pour la patrie.
— Ne cueille rien ! '
— Je vais chercher un saule pleureur, puis je le planterai ici pour
qu’il ombrage ta tombe, car tu es morte pour la patrie. !
— Ni fleurs, ni saule!... Pleure et que tes larmes soient du sang,
car c’est en vain que je suis morte pour la patrie !... »
Klopstock aurait pu aussi bien appliquer ces vers à Adam Lux,
dont le nom et le sacrifice doivent être inséparables du nom et du
sacrifice de Charlotte Corday.
Henri WELSCHINGER.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
259
UN ABBÉ DE THÉÂTRE
JOSEPH PELLEGRIN.
II y a foule, ce soir là, au théâtre de MM. les Comédiens ordinaires
du Roy. La salle est pleine avant que le rideau soit tiré, et rarement
les grenadiers de service aux portes du parterre ont eu à contenir un
public aussi turbulent. Enfin cinq heures sonnent, deux laquais
viennent prestement moucher les chandelles placées près de la rampe,
l’avertisseur frappe les coups d’usage, le silence se fait, les violons
préludent et le spectacle commence.
La pièce qu’on va représenter est de Marc-Antoine Le Grand, un
des fournisseurs habituels de la maison, et de plus acteur apprécié
dans les rôles de paysan. On sait qu’il excelle, comme autrefois
Dancourt, à saisir au vol le scandale du jour, le ridicule à la mode,
l’événement dont s’occupe la Ville ou la Cour, et à transporter sur la
scène les situations les plus risquées sans trop dissimuler les véritables
personnages.
On a failli le mettre en pièces, à Lyon, après une représentation de
la Rue Mercière , comédie de sa façon, où deux notables habitants,
fort malheureux en ménage, se sont reconnus sous des noms tout à fait
transparents. C’est lui qui, un an avant l’arrestation de Cartouche,
a arrangé en vaudeville les exploits du célèbre voleur ; lequel vaude¬
ville a été promptement interdit par le lieutenant de police Hérault,
peu flatté de voir critiquer l’inexpérience de ses agents. En 1708 tout
Paris s’occupe d’un lutin amoureux qui est venu, assure-t-on, troubler
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2«0 UN ABBÉ DE THÉÂTRE,
les nuits de plus d’une belle et honnête bourgeoise. Cet événement
surnaturel se réduit, bien entendu, à l’équipée de quelque jeune fou
qu’on ne lardera pas à surprendre et qui en sera quitte pour un séjour
de quelques semaines à la Bastille. Mais, prompt à saisir l’actualité,
Le Grand met l'histoire en comédie et Y Amour Diable , agrémenté
d’un divertissement, amuse, pendant plusieurs soirées, le public du
Théâtre Français.
On lui doit encore la Famille extravagante, Belphégor, l’Usurier
Gentilhomme, et vingt autres productions, en prose ou en vers, dont
la plus récente est le Chevalier errant, amusante parodie de YŒdipt
de La Molle.
La pièce qui, ce soir du 27 janvier 1727, attire un public nombreux
dans la salle des Fossés Saint Germain, est ce que nous appelons
aujourd’hui une Revue, c’est-à-dire une suite de tableaux indépendants
les uns des autres, où les événements de l’année disparue sont
présentés, analysés, commentés sous forme de badinage. Celle-ci a
pour titre : La Nouveauté-, et tout d’adord les spectateurs voient avec
plaisir apparaître, sous le costume de la commère, une des plus
gracieuses actrices de la Compagnie : Mllc Le Grand, fdle de l’auteur.
Le théâtre représente donc un bois de cyprès dépouillés de toute
verdure, au milieu duquel coulent les eaux noires et boueuses du
fleuve d’Ennui. La foule est déjà grande des malheureux qu’un destin
contraire à attirés dans ces lieux, et qui sollicitent du Temps la faveur
d’en sortir.
Voici un petit maître de robe à la recherche d’une maîtresse idéale,
un nouvelliste sur les dents, une paysanne fatiguée d’être l’épouse de
Colin, et qui souhaiterait d’être l’épouse d’un jeune seigneur, puis un
baron el sa femme, vêtus à l’ancienne mode, deux antiquailles, comme
on disait dans la société de Monseigneur le Régent, puis un musicien,
le fameux La Cascade, en train d’écrire un opéra dont les paroles sont
exclues.
Nous avons la scène des théâtres, presque entièrement consacrée à
Pyrame et Thisbé, le grand succès de 1726 ; les propos de coulisses,
avec le chapitre toujours amusant des rivalités d’actrices. On y fait
comme de juste, allusion à la dispute fameuse entre la Pellissier et
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
la Lemaure, « lesquelles — dit Mllc Aissé dans une de ses lettres, —
s’exécrai.ent toutes deux comme des crapauds » 1 .
Tout à coup un immense éclat de rire secoue la sâlle, du parterre
aux plus hautes loges. La commère vient d’iulroduire un petit homme
vêtu de noir, avec le collet maladroitement ajusté, les bas troués et
mal tirés, les souliers faisant bec de corbin, les manchettes en charpie
et un mauvais habit de liretaine, d’où s’échappent plus de cent petits
rouleaux de papier imprimé. Le personnage est tellement ressemblant
que le public, du premier coup, l’a désigné tout haut et d’une seule
voix.
Il est aussi connu, sur le pavé du Roy, que Raguenet l’antiquaire,
Barry le marchand d’onguent, Le Rat le montreur de phénomènes
et Minart le violoneux. C’est un des types de Paris, une des curiosités
de la République des Lettres. C’est Pellegrin, par ma foi ! Simon-
Joseph Pellegrin lui-même, admirablement portraicturé. Son geste,
son accent méridional, son bégaiement, sa démarche gauche, tous
les détails ont été minutieusement étudiés, et pour ajouter encore
à l’illusion, l’acteur chargé de représenter le rimailleur s’est procuré
l’accoutrement complet de son modèle *.
Le musicien La Cascade rêve de composer un opéra sans paroles,
sous prétexte que jusqu’alors l’œuvre du librettiste a porté tort au
travail du compositeur. Nous allons, avec M. de la Rimaille, ou,
pour parler plus exactement, avec l’abbé Pellegrin, tenir la contre¬
partie de la proposition.
LA RIMAILLE.
Un opéra sans paroles ! et plût au ciel qu’on en pût donner sans
musique! Voilà trois poèmes tout de suite que les musiciens m’ont fait
(l) Lorsqu’on joua P j/rame et Thisbé , opéra de Rebcl et Francœur, en 1726, il fut
convenu que le rôle de Thisbé serait chanté alternativement par M,u Lemaure et
par M,u Pellissier. L’une et l’autre de ces actrices avait ses partisans et ses
détracteurs, et la dispute entre Pellisiens et Mavriens prit, à un moment, des
proportions inattendues.
12) Ce procédé était familier à Le Grand. Dans le Roy de Cocagne il mit en scèno
on poêle connu sous le nom de May. La Torrilière qui jouait le rôle, conduisit May-
dans un cabaret, le grisa, lui prit ses vêtements et parut sur la scène après s’en être
affublé. Ajoutons qu'à son tour Le Grand fut tourné en dérision dans Pierrot ftomvlus
de Lesage et d’Orneval, et qu’il se montra fort offensé par la plaisanterie.
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262
UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
tomber. Aussi ai-je résolu de ne plus rien prendre sur mon compte!
Les musiciens n’auront qu’à inventer ou choisir leur sujet eux-mêmes,
en amener les divertissements à leur fantaisie et en composer la
musique. Ils trouveront chez moi des vers tout faitspour le remplissage.
J’en ai d’amour, de haine, de vengeance, d’infidélité, de constance;
pour les dieux, pour les démons, pour les roys, pour les bergers;
enfin on trouvera de tout dans ma boutique et à juste prix.
LA CASCADE.
Parbleu, j’ai de la musique toute faite. Combien me vendrez-vous
la garniture complète d’un opéra !
Le marché s’engage.
La Rimaille est accommodant, pourtant La Cascade lésine; à la fin
on s’entend sur le prix de cent dix sols le cent de vers payé comptant.
« Au surplus, ajoute le poète, remarquez que mes vers prêtent;
ils s’allongent et se raccourcissent comme on veut. L’on en peut ôter,
ou y ajouter une épithète ou un adverbe sans qu’il y paraisse. Par
exemple :
Coulez, ruisseaux, sans murmurer.
Si ce vers est trop court, vous pouvez l’allonger ainsi :
Coulez, coulants ruisseaux, murmurez sans murmure.
Et ainsi de suite '.
La scène fut, comme nous dirions aujourd’hui, le clou de la pièce.
On en riait encore quand le divertissement commença.
Nous voulons, en quelques traits de plume, dessiner le profil du
pauvre hère qui divertit un soir, par sa figure, le public de la Comédie,
et dont un opéra fil pleurer, pendant plusieurs années, l’auditoire
de l’Académie royale de musique.
(1) La Nouveauté, scène XIV.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
Pellegrin était provençal. Il naquit à Marseille en 1663 1 et appar¬
tenait, par son père, à une excellente et ancienne famille de robe.
Après avoir fait d’assez bonnes études au collège des Jésuites, il entra
dans l’Ordre des Servites, à qui appartenait l’abbaye de Moustiers,
dans le diocèse de Riez. Remarquons, en passant, que Riez était
la patrie d’Abeille, l’abbé Abeille, auteur de cette fameuse tragédie
d 'Argélie dont le premiers vers,
Ma sœur, vous souvient-il du feu roy notre père...
provoqua, d’un plaisant du parterre, une réplique trop souvent citée
pour que nous la répétions ici. Pellegrin connut donc Abeille, et il est
certain que de cette liaison naquit chez lui le goût des vers médiocres.
Quoi qu’il en soit, rien ne faisait encore prévoir M. de la Rimaille
dans le jeune religieux de Saint-Servan. Il suivait les offices, mais
baillait un peu à la conférence, cl plusieurs fois on le surprit lisant
les Vêpres sur la couverture de son bréviaire. Au fond, la solitude
l’ennuyait, et un beau matin, en ouvrant sa cellule, on constata que
le locataire avait disparu. De Moustiers il s’était dirigé sur Marseille.
Là, il s’embarqua sur un vaisseau de l’Etat en qualité d’aumônier,
lit deux ou trois courses dans le Levant et revint à Paris, vers 1704,
en quête d’un modeste établissement.
C’était au lendemain des victoires remportées en Italie par les
troupes du duc de Vendôme. L’Académie proposa pour sujet de
concours : Des félicitations au Roy sur le succès de ses armes. Notre
abbé s’était essayé, pendant ses voyages, à rimer quelques pensées
légères dont les officiers du bord avaient bien voulu se déclarer satis¬
faits. Il accorda donc sa lyre sur un mode convenable, se plaça sur
les rangs, et, pour son début, fit un vrai coup de maître.
Les académiciens s’étant réunis pour décider du mérite des concur¬
rents, deux pièces, une Ëpîtrc et une Ode, furent tout d’abord jugées
dignes de se disputer le prix, et balancèrent les suffrages. La discus¬
sion fut longue, on se passionna; à telles enseignes que le marquis
de Dangeau tenant pour l’Ode, et, son frère l’abbé défendant l’Épître,
(1 ) Quelques biographes, Moreri, Sabathier, etc. , donnen t à notre abbé la particule de.
Nous n’avons pu nous procurer l’acte de baptême de Pellegrin; les registres de
la paroisse où il est né, déposés aux bureaux de l'état civil de Marseille, ne
remontent qu’à l’année 1692.
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264 UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
ils restèrent, pendant quelques jours, brouillés le plus sérieusement
du monde.
Enfin, à une voix de majorité, l’Épître l’emporta définitivement,
et le nom du lauréat, Pellegrin, fut proclamé. On eut alors la curio¬
sité d’ouvrir le pli qui désignait l'auteur de l’Ode, et la surprise fut
au comble lorsqu’on vit que l’une et l’autre pièce étaient dues à la
même plume.
Pellegrin rival de lui-même! Ah! le joli litre de comédie! Plu¬
sieurs jours de suite l’aventure défraya les conversa lions de cafés et
les réunions littéraires. Mme de Maintenon, qui se connaissait en
poésie, se fit présenter le héros, l’accueillit avec beaucoup de bonté et,
sur sa prière, lui fil obtenir un bref de translation dans l’Ordre
de Cluny.
Donc notre provençal commença par dîner de l’Église. Mais hélas!
la pitance était maigre et le casuel n’abondait pas.
Chamfort a raconté l’histoire d'un célèbre famélique de son temps,
l’abbé Dinouart, à qui l’abbé Laporte passait, pour cinq sols, des
messes que lui-même tenait, à moitié de prix, d’un pauvre bénéfi¬
ciaire. Le futur auteur du Nouveau-Monde était réduit au petit béné¬
fice de Dinouart; si bien que son estomac menaçait de lui faire un
procès en règle, quand l’idée lui vint d’établir A Paris une industrie
assurément originale; il se fit marchand de vers.
Les fiancés à qui la langue des mortels parait insuffisante à peindre
les tendres sentiments, les convives exposés à chanter au dessert, les
grands seigneurs désireux d’acquérir un renom littéraire, tous vinrent,
à l’envi, se fournir de madrigaux, de chansons, de sonnets et d’épi-
thalames. Il y en avait pour tous les goûts, dans tous les genres, pour
les états les plus divers, et à la portée des bourses les moins favori¬
sées. Le prix se mesurait au nombre des syllabes, et je ne jurerais
pas qu’aux jours de détresse, l’abbé n’ait pas débité quelques doubles
alexandrins.
C’est à ce comptoir d’un nouveau genre qu’il écrivit son grand
ouvrage en quatre parties. La première, qui parut en 1705, est inti¬
tulée: Cantiques spirituels sur les points les plus importants de le
Religion, sur différents airs d’opéras. (A l’usage des Dames de
Saint-Cyr).
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
263
Vint ensuite à peu de mois d’intervalle, l'Histoire de l’ancien et du
nouveau Testament , avec le (t'ait qu’on en peut tirer , le tout mis en
musique sur des airs de vaudevilles.
En troisième lieu, les Psaumes de David , sur les plus beaux motifs
de MM. Lambert , Lully et Campra; et enfin l’Imitation de Jésus-Christ,
sur les plus beaux airs de vaudevilles.
Ce recueil, formé de près de 500,000 vers, renferme des pensées
dont la naïveté ferait paraître compliquées certaines soties de Pierre
Gringoire ou de Jean Bouschcl. Quant à la forme, elle dépasse, parfois,
les bornes du burlesque.
On croirait que Mascarille a deviné Pellegrin, quand il hasarde
l’hypothèse d’un auteur mettant en madrigaux toute l’histoire romaine.
Il est bon de noter, cependant, que ces différentes productions
eurent du succès, et qu’il s’en tira plusieurs éditions, du vivant même
de l’auteur. L’approbation mise en tête de l’exemplaire imprimé en
1741 est ainsi conçue : « J’ay lu par ordre de Monseigneur le Chan¬
celier, les Noëls, Cantiques, etc., etc., de M. l’abbé Pellegrin. Le grand
débit qui s'en fait marque l’estime du public. Je n’y ai rien trouvé
qui puisse en empêcher la réimpression. Signé : Salmon. » Pélopée,
celte pièce pitoyable, eut même le don d’exciter la jalousie de Voltaire.
A la date du 26 juillet 1733 le philosophe écrit à son ami Formont :
t Voilà une Pélopée de l’abbé Pellegrin qui réussit : o tempora ! o
mores ! — Nous sommes inondés de mauvais vers et de gros livres
inutiles. » — Pélopée, ne l’oublions pas, succédait à Eryphile, dont
Voltaire n’avait pas encore oublié la chute retentissante.
Tandis que Joseph-Simon Pellegrin confectionnait des cantiques,
une demoiselle Marie-Anne Barbier rimaillait des tragédies. Or,
comme les deux auteurs passaient pour frayer ensemble, il fut convenu,
dès qu’on entendit les premiers vers à'Aric et Pelus, de M,,e Barbier,
que celle-ci n’était que le prête-nom de l’abbé. La poétesse cria au
mensonge, et, pensant détruire tout soupçon, fit jouer, l’année
suivante, une Comélie de sa façon. Le public vit la pièce avec plaisir,
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266 UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
mais plus que jamais, il en attribua la gloire à Pellegrin. En vain,
elle donna coup sur coup, deux tragédies, une comédie et trois opéras.
Plus elle fournissait des preuves de fécondité, plus on s'opiniâtrait à
la croire stérile. L’abbé, on en conviendra, était assez riche pour
prêter à ses confrères. Toutefois, comme la mauvaise qualité des vers
de M11*1 Barbier était de nature à porter tort à son commerce, il se
décida à signer ses œuvres, et débuta par un succès : Arlequin à la
guinguette. L’œuvre porte ce litre : Opéra comique par écriteaux ; et,
en consultant la date de la représentation, je suis amené à attribuer
l’invention du genre à l’abbé Pellegrin. En effet, la première pièce
par écriteaux qui figure dans le recueil de Lesage et d’Orneval 1 est
Arlequin , roi de Sei'endib, joué en 1713 ; or, Arlequin à la guinguette
fut donné, à la foire St Laurent, deux ans plus tôt, en 1711.
Il faut dire en quoi consistait ce spectacle.
Comme le Théâtre Français avait ôté aux comédiens forains la
liberté des représentations ordinaires, on imagina, au couis des
pantomimes, seules tolérées, de faire tenir par les personnages, au
moment opportun, des cartons sur lesquels étaient traduits, en gros
caractères, certaines situations que le geste ou le décor était impuis¬
sant à rendre. On conçoit que rien n’était plus embarrassant pour
l’acteur que de tenir ces cartons roulés dans la poche, de les déplier
et surtout de ne pas les confondre en les tirant.
C’est alors qu’un homme de génie — je liens pour Pellegrin —
eut l’idée de faire descendre des frises une sorte de cartouche retenu
par des ficelles, et portant imprimés les couplets à chanter sur un air
connu. Aussitôt l’orchestre attaquait le motif ; des virtuoses disséminés
dans la salle et gagés par l’administration l’entonnaient ensuite, et
tous les spectateurs se mettant alors de la partie, les acteurs mimaient,
et la salle entière chantait.
Ce genre de spectacle eut une vogue extraordinaire. Outre que
l’auditoire y trouvait le plaisir de prendre part à la représentation,
on savait que, par ce moyen, le Théâtre de la foire éludait les
prescriptions de la Comédie française et de l’Académie de musique
toutes puissantes. Et chacun sait qu’en France, quel que soit l’objet
(I) Le Théâtre de la foire, à Paris, chez Pierre Gandouin, 1732.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
de la discussion, le public se met volontiers dans le parti des opposants,
contre le monopole et le privilège.
Pellegrw, donna encore, à la foire, Le Pied de nez (1718) et
Arlequin rival de Bacchus.
Ce serait le cas de citer les 'vers si souvent répétés :
« Le matin catholique et le soir idolâtre,
» Il dînait de l'Église et soupait du Théâtre. 1 »
Voilà un distique de Remi — poète du xvme siècle totalement inconnu
de nos contemporains — qui a partagé avec quelques hémistiches
de Boileau sur l’abbé Cottin, Cassagne, Quinault, etc., etc., l’honneur
d’étiqueter invariablement le personnage qui les ont une fois inspirés.
N’en déplaise à Remi, Joseph Pellegrin était catholique le soir
(l ) Peu do personnes connaissent la pièce entière d’où ces deux vers sont extraits*
Nous osons donc la transcrire, persuadé qu’on y trouvera encore un pou de cet
attrait qui s'attache à tout morceau inédit.
Ci git ce pauvre Pellegrin
Qui, dans le double emploi de poète et de prêtre,
Éprouva mille fois l’embarras que fait naître
La crainte de mourir de faim.
H dînoil de l'autel el soupoil du théâtre
Le malin catholique el le soir idolâtre.
Mais notre saint prélat voulant le détourner
Du sacrilège abus de ce partage impie,
Lui retrancha l’autel (la moitié de sa vie) !
Et parce qu’il soupait l’empêcha de dîner.
11 s'en plaignit et dit, d'un ton de tragédie :
« Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau,
• La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau î »
Il n'en devint que plus esclave de la rime,
D’une faim renaissante éternelle victime,
Malgré le cardinal. Minerve et les sifflets,
Il voulut obliger le théâtre et la presse
De le dédommager d’un repas dont la messe
Ne pouvait pas faire les frais.
Comme la Muse était sa nourrice ordinaire,
Le public eût juré que l’inanition
Eût enlin terminé sa vie et sa misère. ...
Point du tout: il mourut dune indigestion.
Passant, daigne pour lui dire les patenôtres :
Pardonne aux mauvais vers qui terminent son sort,
Et songe enfin que s'il n’était pas mort,
Pour vivre il en eût bien fait d’autres.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE,
aussi bien que le malin. Il faisait énormément de vers, et dans
le nombre il y en avait beaucoup de mauvais, mais c’était un homme
de mœurs pures, — Fréron s’en porte garant — bon, affable, très
attaché à ses croyances religieuses, et je ne pense pas que jamais
il soit tombé dans l’idolâtrie, péché assez peu répandu en France,
du reste, depuis le baptême de Clovis.
Dlnait-il de l’Eglise? Ilélas non. Monseigneur de Noailles lui interdit
la messe, quand il lut bien avéré que l’abbé cherchait à souper du
théâtre. Il était dit que le pauvre diable ne devait faire qu’un repas
par jour.
Le nombre est grand des gens d’église qui, au siècle dernier, se sont
rabattus sur la poésie dramatique ou lyrique, faute de trouver, dans
l’exercice de leur ministère, le moyen de ne pas mourir de laim.
Tel l’abbé de La Marre, auteur de Zaide, Reine de Grenade et de Titan
et l’Aurore, qui finit par entrer dans l’armée comme sous-aide
commissaire aux vivres. Saisi à Agra par un accès de fièvre chaude,
il se précipita de sa chambre sur le pavé, et mourut au bout de
quelques minutes. 11 trouva juste le temps de dire aux passants qui
le relevaient : « Je n’aurais jamais cru les seconds aussi hauts, dans
ce pays-ci. »
Un fait certain, c’est que les ecclésiastiques, dès le xvn« siècle se
sont, pour la plupart, engoués du Théâtre. Le premier opéra connu
en France, Akébar, roi du Mogol, paroles et musique de l’abbé de
Mailly, a été joué, aux frais du cardinal Bichi, évêque de Carpentras,
et dans le propre palais de Son Éminence. C’est Mazarin, encore un
prince de l’Église, qui importa la tragédie lyrique à Paris. Dieu sait
au prix de quelles difficultés — et un abbé, Perrin, rima le premier
livret français. Richelieu faisait représenter, au Palais-Cardinal, les
tragédies auxquelles il avait collaboré, et l’abbé de Boisrobert aidé de
l’évèque de Chartres, Monseigneur de Valançay, plaçait les invités.
Il y a môme, à ce sujet, dans les Historiettes de Tallemant
des Réaux un chapitre amusant auquel nous renvoyons le lecteur.
Ajoutons que la tragédie, la comédie, déclamées ou chantées faisaient
fureur dans tous les collèges dirigés par les Jésuites. Les élèves de
Louis-le-Grand dansèrent, en 1733, un ballet intitulé Jonathas. Les
plus jeunes d’entre eux avaient revêtu le costume féminin. Un réper-
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE,
toire Irès curieux de ces ballets ad usum juventutis figure dans la
bibliothèque du musée d’Avignon. Ils furent dansés par les huma¬
nistes aux distributions de prix, et pendant les fêtes de carnaval, en
présence de toutes les sommités du clergé de la province. N’est-ce pas
un Père de la Compagnie de Jésus, Claude François Ménestrier, qui
s’est établi historiographe de l’Opéra dans son intéressant ouvrage
sur les Représentations en musique anciennes et modernes ? Bien mieux,
en 1720, au milieu de la misère causée par la déroute du système de
Law, on ouvre le bal de l’Opéra. Une machine singulière élève, du
fond du parterre, un plancher égal au théâtre, et met ainsi toute la
salle au même niveau. Ce plancher, ingénieusement soutenu par des
barres de fer, qui se replient lorsqu'on veut l’abaisser, ce plancher est
l’œuvre d’un moine augustin, célèbre par ses travaux de mécanique!
Ah ! Pellegrin n’est pas le seul qui ait essayé de vivre, à la fois,
sur son bénéfice et sur ses droits d’auteur. Cahuzac, l’auteur des
Fêles de Polymnie, de Zais, des Amours de Tempe , de Zoroaslre, était
abbé, lui aussi. Le lendemain de la première représentation des
Fêtes de Polymnie, opéra qui n'eut guère de succès, le poète Roy,
auteur des Éléments, était à l’église des Petits-Pères. Un enfant sifflot-
tail, entre les bras de sa bonne; Roy se retourne, et dit avec un grand
sang-froid: « Nourrice, priez cet enfant de ne point siffler ; ce n’est
pas Cahuzac qui dit la messe. »
Et l’abbé Abeille qui rimait des tragédies, et l’abbé de La Fare qui
écrivait des livrets, et d’Aubignac, et Nadal, et Mercati, et Genest, et
Boyer, et Brueys, tous abbés, qui alimentaient à l’envi le répertoire du
Théâtre-Français, des Italiens, et même de la Foire? El le bénéficiaire
Campra, qui composa vingt opéras!
Ce dernier, au moins, eut l’avantage de pouvoir souper du Théâtre.
Mais pour les autres, le repas procuré par la Tragédie ou l’Opéra fut
aussi maigre que le dîner apporté par l’Église. Pellegrin finit par
acquérir un petit bien, non pas avec ses opéras, mais bien avec sa
boutique de vers, et sa part de privilège sur le Mercure de France.
Cela n’empêche point qu’on répèle à tout propos le distique servant
d’épitaphe à ce pauvre diable de poète, lequel n’était nullement
idolâtre, ne disait pas sa messe, et ne retira jamais de quoi faire un
Bon souper de ses pièces de théâtre.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
Un abbé se trouva, qui, au moins, eut le courage de mettre en
pratique cette association de l’Église et de l'Opéra. La salle du Palais-
Royal ayant brûlé pour la deuxième fois, en 1781, les architectes do
Royaume furent invités à présenter leurs plans. Un d’eux, l’abbé de
Lubersac, eut l’idée de faire entrer dans le sien une chapelle pour
servir de lieu d’assemblée au clergé, qui, jusque-là, n’avait qu’un lieu
de réunion très exigu et indigne du premier corps de l’État.
L’abbé de Lubersac n’avait, apparemment, jamais lu les Vision¬
naires 1 de Nicole, ni les Réflexions sur la Comédie, de Bossuet.
On se contenta de l ire de son projet. Il en avait coûté plus cher,
environ un siècle auparavant, au P. Caffaro 2 pour avoir écrit une
préface en tète du Théâtre de Boursault.
Son dîner supprimé, il lui sembla que le souper était assuré, et le
malheureux se promit de mettre les bouchées doubles. Il composa
des vaudevilles et des pantomimes, des farces et des tragédies, des
opéras comiques et des parodies, des comédies, dont une, au moins, le
Nouveau-Monde, fournit au Théâtre-Français une brillante carrière, et
fut, en 1746, l’objet d’une reprise. Pellegrin travaillait sans relâche,
allant de la foire Saint-Germain à la foire Saint-Laurent, et du Théâtre-
Italien à l’Académie de musique.
Outre les pièces que nous avons citées en passant, il donne, au
Théâtre-Français: le Divorce de l'Amour et de la Raison, la Fausse
Inconstance, le Pastor Fido, le Père désintéressé, Polydore, Catilina.
Aux Italiens : l’Inconstant ou les trois épreuves. A l’Opéra : Hyppdite
et Aride, avec Rameau ; Médéc et Jason, avec Salomon; les Plaisirs de
(1) C’est le titre d’une série de Lettres publiées par l’illustre solitaire de Port*
Royal, et dans lesquelles il foudroie l’institution des spectacles. Ces lettres écrites
à l'imitation des Provinciales , sont dirigées contre Desraarets, auteur de la comédie
tes Visionnaires .
(2) Le P. Caffaro, Théatin, fut l’objet des persécutions de l’archevêque de Paris,
pour avoir laissé imprimer, en tête du Théâtre de Boursault, une lettre où il
s’efforce à prouver que la lecture, l’audition et la composition des pièces de théâtre
ne sauraient être un danger pour les âmes. C’est pour détruire cette assertion que
Bossuet écrivit ses Réflexions , où il condamne, dans les termes les plus violents, les
comédies de Molière, les opéras de Quinault, la musique de Lully, et jusqu’aux
tragédies de Corneille.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
la Campagne, avec Berlin ; la princesse d’Elide, (donl le sujet n’a rien
de commun avec la comédie de Molière); Renaud ou la suite d’Ârmide,
avec Desmarels ; Jephté, avec Montéclair; Télégone , avec Lacoste;
Télémaque, avec Destouches, etc.... en tout une centaine d’actes, qui,
joints au demi-million de vers imprimés sous le litre' de cantiques,
constituent une œuvre colossale, et que n’a égalée, au moins par la
dimension, aucun poète de l'antiquité ni des temps modernes.
Mais, c’est à l’Académie royale de musique qu’il rencontra une
heureuse veine, et qu’un des plus beaux succès de l’époque vint enfin
le venger du ridicule de ses débuts. Le premier, Pellegrin eut
l’audace de débarrasser l’Opéra du fatras mythologique qui s’y traî¬
nait depuis Camberl et Lully; et le sujet de son drame, 11 l’alla cher¬
cher tout droit dans l’Ancien Testament, au livre des Juges.
L’émoi fut grand lorsqu’on apprit que Jephté, mis en musique par
Montéclair, allait, pour la première fois, se montrer aux chandelles.
Mais, comme on reconnut que l’action était, en somme, très habilement
conduite, que les vers étaient bien tournes et les personnages nette¬
ment dessinés, l’ouvrage réussit au delà de toute espérance.
Jephté mérite, en effet, de faire époque dans l’histoire de l’Académie,
non seulement à cause du sujet, qui rompt avec toutes les conventions
de la soi-disant tragédie lyrique, mais parce qu’il est le premier opéra
dont les scènes se succèdent et s’enchaînent avec quelque logique. On
y trouve encore des pensées délicates et des morceaux charmants, tels
que l’invocation d’Iphise :
Ruisseaux qui serpentez sur ces fertiles bords,
Allez loin de mes yeux répandre les trésors
Qu’on voit couler avec votre onde.
Dans le cours de vos flots, l’un par l’autre chassés,
Ruisseaux, hélas I vous me tracez
L’image des grandeurs du monde.
Nous voudrions pouvoir encore citer le ravissant dialogue d’Ammon
et Iphise, la scène où les Ammonites sont écrasés par la foudre, et tout
le dénouement, que La Harpe donne comme un des plus beaux qu’un
auteur ait imaginé. Certes, il s’en faut de peu que nous ne prononcions
ici le mot de chef-d’œuvre, et on peut dire qu’avec Jephté, la plus
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*72 UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
honnête part de l’héritage de Quinault vient de tomber entre les mains
de Pellegrin.
L’Opéra eut, au surplus, une interprétation superbe. Qu’il nous
suffise de citer, parmi les acteurs, Dun, le baryton, alors en pleine
possession de son talent, le ténor Chassé, Mlle Antier, et, dans le rôle
d’Iphise, Mlle Le Maure à qui son succès dans Pyrame avait fait une
auréole de gloire, Le Maure, que Pellegrin célébrait six ans aupara¬
vant dans une ode fulgurante:
Ma muse pour toi s'intéresse,
Dans le zèle ardent qui me presse,
Le Maure, reçois mon encens.
Chez toi les grâces naturelles,
Ajoutent des beautés nouvelles,
A la beauté de tes accents, etc....
Les vers n’étaient pas excellents, mais l’intention n’avait point
échappé à l’actrice, et l’actrice récompensait le poète, en mettant au
service de sa tragédie une des plus belles voix qui aient sonné à
l’Académie de musique. Enfin, dans le ballet, on pouvait admirer A la
fois les entrechats savants de Mlle Camargo, et les altitudes pleines de
grâce et de noblesse de Mlle Sallé. Tout semblait donc concourir à
assurer à Jephlè une longue et brillante suite de représentations.
Hélas ! l’infortuné Pellegrin avait, une fois de plus, compté sans
les scrupules de l’autorité ecclésiastique. Mgr de Noailles, en retirant
son bénéfice à l’abbé, lui avait enlevé le dîner; Mgr de Vintimille, son
successeur, supprima A son tour le souper, en mettant Jephlè A
l’index. L’opéra fut arrêté vers la dixième représentation, sous le
prétexte qu’il n’était pas décent de mettre sur le théâtre un épisode
de la Bible. Et comme on jouait, à ce momenl-là, les Désespérés1
à l’Opéra-Comique, on introduisit, le soir même, le couplet suivant
dans le prologue :
Ah ! plaignez le sort de Jephlè,
Si digne d’être regretté,
Voici qu’à la mort on le livre,
Quand il ne demandait qu’à vivre,
(1) Prologue par Lesage et d'Orneval.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE. 2Ï3
Et chacun dit, d’un ton plaintif:
Fallait-il l’enterrer tout vif?
Remarquez que les sujets bibliques avaient maintes fois figuré au
théâtre. Saul, Judith, Jonathas, Joseph , Absalon , les Machabées
avaient déjà paru sur les planches de la Comédie, sans que l’autorité
s'en fût émue, et pourtant, quelques unes de ces pièces furent jouées
dans le temps où Mgr de Noailles, dont les sentiments jansénistes
étaient connus, occupait le siège de Paris. Mais Mgr de Vintimille
s’irrita sans doute, à la pensée que, cette fois, le drame biblique était
accompagné par un orchestre et soutenu par des chœurs.
Ce prélat assurément n’aimait pas la musique.
A quelque temps de là, Pellegrin rencontra, dans l’hôtel du fermier
général la Popelinière, où il fréquentait parfois, un homme d’une
cinquantaine d’années qui brûlait du désir de faire apprécier son
talent de musicien. C’était un organiste de Dijon, très versé dans la
pratique de son art, l’esprit ouvert à toutes les spéculations harmoni¬
ques, possédant une àme d’artiste et une intelligence de savant.
On l’appelait Jean Philippe Rameau.
Quelques écrits théoriques où l’art italien se trouvait assez malmené
avaient déjà mis son nom en lumière; mais en vain s’adressait-il aux
paroliers dont Paris foisonnait à cette époque, pour obtenir un livret
d’opéra. Aucun d’eux ne consentait à tenter l’aventure. Voltaire s’était
bien décidé à fournir un livret sur Samson; mais quand l’ouvrage fut
présenté à l’Académie, Thuret, le directeur, jeta les hauts cris. Un
sujet biblique ! au lendemain de l’interdiction de Jephté! C’était attirer
encore une fois les foudres de l’archevêque. — Samson avait été défi¬
nitivement rejeté.
Ce refus mit Voltaire en fureur, comme on peut s’en convaincre en
parcourant sa correspondance. Quant à Rameau, il en fut désespéré,
et de guerre las, le grand musicien se disposait à retourner dans son
pays, quand un heureux hasard lui fit renconirer l’auteur de Jepthé.
H fut convenu que l’abbé écrirait un livret, en échangé duquel il rece-
mai-jcin 1 888. 18
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
sn
vrait un billelde 500 livres, payable au lendemain de la représentation.
Le sujet choisi fut la Phèdre de Racine, adaptée aux exigences du
spectacle lyrique sous le titre de Hippolyte et Aride . Bien qu’inférieure
à Jephté , cette œuvre dépasse de beaucoup les productions de Roy, de
Danchet, de La Motte, etc. Les vers sont bien coupés, le dialogue ne
manque pas de vivacité, et dans l’acte des Enfers le poète s’élève, par
moments, à des hauteurs où peu de librettistes, même de nos jours,
auraient assez de souffle pour le suivre.
Nous avons assez parlé de la mauvaise poésie de l’abbé, pour nous
permettre de faire connaître quelques uns de ses beaux vers. Ceux-ci,
extraits d’un duo du 2mc acte d'Hyppolyte, donnent la mesure de ce que
pouvait faire Pellegrin, quand l’inspiration ne l’avait pas pris à jeun.
THÉSÉE (à Pluton).
Inexorable Roy de l’Empire infernal,
Digne frère et digne rival
Du Dieu qui lance le tonnerre,
Est-ce donc pour venger tant de monstres divers
Dont ce bras a purgé la terre,
Que l’on me livre en proie aux monstres des enfers?
PLUTON.
Si tes exploits sont grands, vois quelle en est la gloire,
Ton nom sur le trépas remporte la victoire;
Comme nous il est immortel.
Mais d’une égale main puisqu’il faut qu’on dispense
Et la peine et la récompense,
N’attends plus de Pluton qu’un tourment éternel.
D’un trop coupable ami, trop fidèle complice,
Va, de Pyritheon partager le supplice.
THÉSÉE.
Sous les drapeaux de Mars unis par la valeur,
Je l’ai vu, sur mes pas, voler à la victoire.
Je dois partager son malheur,
Comme i! a partagé mes périls et ma gloire.
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275
UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
Il faut convenir que la poésie profane servait mieux Pellegrin
que les sujets religieux.
Rameau se déclara enchanté du poème et se mit à l'œuvre avec
l’ardeur d’un débutant et la confiance d’un artiste sûr de son génie.
La partition terminée, la répétition en fut faite dans les salons du
Mécène qui avait rapproché les deux collaborateurs.
Or, le premier acte joué, et tandis que des applaudissements enthou¬
siastes saluaient le compositeur, voici que notre abbé, vivement ému,
quitte sa place, court à Rameau, l’embrasse, et déchirant le fameux
billet : « Monsieur, s’écrie-t-il, excusez-moi de m’être trompé, ce n’est
pas avec un homme tel que vous qu’il faut prendre des sûretés! »
Ah ! le magnifique cri d’artiste, et comme ce trait laisse bien derrière
lui tous les exemples fameux de désintéressement enregistrés par
l’histoire ! Songez au nombre de bons dîners, de soupers réconfortants
que représentaient ces cinquante pistoles ; et jugez des réflexions que
dut faire le malheureux poète, quand il vit la musique d'Hyppolite
furieusement décriée.
Par bonheur les beautés de l’opéra ne tardèrent point à s’imposer.
La renommée de Rameau s’affirma d’une manière indiscutable, et
l’illustre musicien eut le bon goût de reconnaître que les vers de son
ami n’y avaient pas été pour rien. Par surcroît de chance, l’autorité
permettait que Jephté fût représenté de nouveau. L’ouvrage attirait la
foule, et on put croire que Pellegrin allait pouvoir enfin faire ins¬
taller un coffre au fond de sa boutique. Plus modeste, il se contenta
d’acheter une magnifique perruque, et la baptisa, par reconnaissance,
nui Jephlé. Et le mot rappela à toutes les mémoires l’histoire de ce
Gauthier de Costes, sieur de La Calprenède, à qui on demandait,
quelque cent ans auparavant, de quelle étoffe était l’habit de couleur
bizarre qu’il portait: « C’est du Sylvandre, répondit-il! » — Sylvandre
était le titre d’un roman dont le produit avait permis au gentilhomme
gascon de combler les vides de sa garde-robe.
Tant bien que mal, plutôt mal que bien, Pellegrin atteignit sa
82m« année, forgeant, rimaillant, adaptant, traduisant et, entre temps
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276
UN ABBE DE THÉÂTRE.
rédigeant la partie des spectacles au Mercure, où on l’avait fait entrer
à la suite de l’interdiction de Jephté; en butte aux railleries, criblé
d’épigrammes, mais prompt à se venger par un bon mot et d’ailleurs
professant la plus douce des philosophies.
11 faisait un emploi généreux du petit bien que sa plume avait
fini par lui conquérir, et se refusait parfois le nécessaire pour subvenir
aux besoins des enfants de son frère ; d’ailleurs plein de droiture,
irréprochable dans ses mœurs, d’une candeur et d’une modestie rares
chez un poète, et, si l’on put siffler scs vers, on dut rendre hommage
à son caractère. La mort, une mort douce et calme, le trouva, en 1745,
dans dé grands sentiments de piété, mais sans qu’il eût réussi à faire
lever l’interdit qui l’avait frappé dès ses premiers ouvrages drama¬
tiques. Ce fut le seul regret qu’il emporta dans la tombe.
On fit sur lui cette épitaphe :
Prêtre, poète et provençal,
Avec une plume féconde,
N’avoir ni fait, ni dit de mal,
Tel fut l’auteur du Nouveau-Monde.
De même que Quinault, Pellegrin, après sa mort, trouva des pané¬
gyristes. La Harpe, l’abbé Sabathier, Fréron et d’autres encore rendi¬
rent à sa mémoire l’hommage que Voltaire devait rendre à son tour au
génie discuté du poète d'Armide: « Jephté, — lisons-nous dans le
Cours de littérature, — sera toujours nommé parmi les ouvrages
estimables qui peuvent recommander le souvenir d’un auteur. Il suffit
à le venger aux yeux de tout homme raisonnable, de l’injuste mépris
dont on s’est plu à couvrir son nom. »
Fréron fait part à la comtesse de X*" 1 de la perte que vient de
faire le théâtre lyrique en la personne de son « patriarche » ; et il
ajoute: « Il n’était assurément pas sans mérite, et nous avons de lui
des morceaux qui feraient honneur à certains écrivains d’aujourd’hui
qui jouissent d’une grande réputation d’esprit. »
(1) Lettre sur quelques écrits modernes.
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UN ABBÉ DE THÉÂTRE.
“277
"Enfin, après la représentation du Zoroastre de Cahuzac, mis en
musique par Rameau, on fit courir lepigramme suivante :
Ombre de Pellegrin, sors du fond du Ténare,
Pauvre rimeur sifflé si longtemps et si haut;
L’Opéra t’a vengé, ta gloire se répare;
Le poète gascon à qui l’on te compare
Est au-dessous de toi, plus que toi de Quinault.
La justice consentait enfin à déposer une maigre couronne sur le
front du pauvre rimeur à qui il eût certainement suffi de posséder
4fuel<fU€s écus pour devenir un vrai poète.
Ello vînt à son heure accoutumée . c’est-à-dire trop tard.
Eugène de BRICQUEVILLE.
MAI-JUIN 1888.
18*
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278
PROCÈS-VERBAL DU BANQUET ET DE LA SOIRÉE.
PROCÈS-VERBAL
DU
BANQUET ET DE LA SOIRÉE.
La Séance publique a été, comme d'usage, suivie d’un Banquet
auquel nous avions le regret, cette année, de ne pas voir assister
MM. le Général Favé, Camoin de Vence, Desclosières, Dufoir,
de Boisjoslin, Colonel Fabre de Navacelle, retenus éloignés de nous
pour des raisons de santé, des deuils de famille ou des nécessités de
voyage; malgré l’absence regrettée de ces confrères dévoués à notre
Compagnie, la réunion était plus nombreuse encore que les années
précédentes. Au dessert des toasts ont été portés par MM. Flach, vice-
président, Marbeau, vice-président adjoint et Barbier, président
honoraire.
M. Flach a porté la santé de notre président absent, M. le Général
Favé, il a exprimé l’espérance que le rétablissement de sa santé lui
permettrait de nous revenir bientôt. *
M. Flacii a remercié ensuite nos Présidents d’honneur et tout parti¬
culièrement M. Barbier du concours que, par leur nom, leur sympathie
et leur collaboration, ils apportent à notre Compagnie. Il a exprimé
le plus profond regret de ne pas voir à ses côtés notre Secrétaire i
général, atteint, la veille même de notre Séance publique, par un
événement douloureux qui l’a absolument empêché de prendre sa part
d’une fête préparée par ses soins, « tous, a-t-il dit, nous eussions été
heureux de rappeler ici, le verre en main, la joie que nous avons
éprouvée à l’occasion de la récompense si grandement et si justement
méritée qui lui a été décernée l’année dernière. » M. Flach termine
en remerciant M. Marbeau de l’obligeance amicale avec laquelle il l’a
si souvent suppléé pendant le cours de la première session au fauteuil
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PROCÈS-VERBAL DU BANQUET ET DE LA SOIRÉE. 279
de la vice-présidence. Les membres de la Société doivent se féliciter
de l’union de plus en plus étroite, de la sympathie de plus en plus vive
qui les rattachent les uns aux autres et tous à l’œuvre commune,
gage assuré de progrès constant.
M. Marbeàu, vice-président délégué, a remercié M. Flacii des
paroles aimables qu’il lui a adressées. Après s’ètre associé de tout cœur
aux vœux formés pour le rétablissement de la santé de notre honorable
président, le Général Favé, il a exprimé aussi l’espérance que M. Flacii
lui-même, empêché cet hiver d’assister à nos séances, reprendrait
au fauteuil présidentiel une place qu’il occupe avec autant de talent
que de compétence. M. Marbeau termine en proposant de porter
un toast aux lauréats de la Séance publique. Trois d’entre eux,
MM. Clarin de la Rive, Doneaud du Plan et Delattre-Lenoel,
nous appartiennent, des liens déjà anciens de confraternité les rattachent
à notre Compagnie. Le quatrième lauréat, M. Fortoul, voudra, nous
l’espérons, suivre l’exemple de ses devanciers et son nom s’ajoutera
à ceux des lauréats du prix Raymond devenu nos confrères.
A son tour M. le Premier Président Barbier s’est exprimé à peu
près en ces termes :
« Je remercie cordialement notre cher président, M. Flach, des obli¬
geantes paroles qu'il a trouvées à mon adresse, au cours de sa chaude
improvisation. Je n’ai aucun mérite mais j’ai un très grand plaisir à me
mêler encore un peu aux travaux de notre Société. Quand je l’étudie dans
son passé et dans son présent, je me sens plein de sécurité pour son avenir.
Le passé, auquel je me rattache, ce fut Y Institut historique. Je lui appartins
dès 1846. Les noms des fondateurs et des continuateurs de l’œuvre sont
pour nous un glorieux patrimoine. Lamartine, Carnot, Michaud, de Dou-
deauville, de Pastoret, Cuvier, Taylor, Martinez de la Rosa, de Pon-
gerville, Augustin Thierry, Ingres, Foyatier, de Laborde, Lamennais,
Reinhard, voilà les noms de quelques uns de nos ancêtres. A la première
phase, celle de Y Institut historique, succéda celle de sa reconstitution en
1872, sous le nom de Société des Etudes historiques , reconnue bientôt
comme Société d’utilité publique. Depuis lors, une centaine d’admissions
nous apporta des forces nouvelles. Chaque jour, des recrues nous arrivent
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280 PROCÈS-VERBAL DU BANQUET ET DE LA SOIRÉE,
et vos travaux ont pris un essor considérable. La vieillesse, dit-on, ne lo»
guère que le passé. Pour moi, j’aime à proclamer, ce soir, que je vois
dans le présent des progrès d'activité très notables et que j’augure de là,
pour l’avenir de la Société des Etudes historiques, des développements qui
assureront à jamais sa vitalité. C’est dans cette conviction que je bois
à sa prospérité, ainsi qu’au bonheur de chacun de vous tous, mes chers
confrères. »
Ce Banquet a été suivi d’une audition musicale organisée -par
M. Arthur Coquard, lauréat du prix Raymond qui lui a été décerné
en 1887, pour son remarquable Mémoire sur l’Histoire de la Musique
dramatique en France. Notre sympathique collègue n’est pas seulement
un écrivain dont nous avons pu apprécier le mérite littéraire et la
compétence en matière d’art, mais aussi un compositeur des plus
distingués, dont le nom est déjà répandu dans le monde musical.
Plusieurs de ses compositions ont mérité l’honneur d’étre exécutées
avec succès aux concerts Colonne et Lamoureux, et nous pensens
ne pas commettre une indiscrétion en disant que le public sera bientôt
appelé à juger une œuvre dramatique à laquelle il travaille en ce
moment pour l’un de nos grands théâtres de musique.
Notre soirée, toute intime qu’elle était, n’en a pas moins été brillante
par l’excellente exécution des morceaux figurant au programme.
MM. Mareschal et Lematte sont pour nous d’anciennes connaissances
et en nous prêtant, cette année encore, le gracieux concours de leur
talent, le premier comme pianiste et le second comme flûtiste, ils ont
acquis droit à tous nos sincères remerciements.
Nous avons remarqué surtout la fantaisie pour piano, de F. Liste,
sur Rigoletto et le duo de flûte et piano sur Hamlet joué par M. Lematte
avec un goût exquis.
La partie vocale était tenue par M. Plançon, première basse à l’Opéra.
Cet excellent artiste, dont la réputation est assez grande pour que
nous n’ayons pas besoin d’en faire l’éloge, s’était rendu aussi cordiale¬
ment que généreusement à l’invitation que lui en avait faite
M. Coquard, et c’était pour nous une véritable bonne fortune. Sa
magnifique voix et sa diction incomparables nous ont transportés
d’admiration dans les deux morceaux qu’il a interprétés avec un style
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28!
PROCÈS-VERBAL DU BANQUET ET DE LA SOIRÉE.
magistral, l’un de M. Massenet, intitulé : Pmsée d'automne et l’autre
de M. Arthur Coquard, ayant pour titre : les Aigles , et qui fait partie
du charmant recueil de mélodies publié par noire confrère chez
l’éditeur Hamelle.
Après avoir applaudi chaleureusement M. Plançon, nousle remercions
encore une fois du plaisir qu’il nous a procuré.
Disons encore que M. Ludovic Racine, noire zélé administrateur,
en nous faisant entendre une nouvelle et charmante mélodie de sa
composition sur des paroles de Victor Hugo, intitulée : l'Extase ,
a voulu nous prouver que les soins qu’il donne aux intérêts de la
Société ne l’empêchent pas de fournir son contingent de travaux
à la classe des beaux-arts à laquelle il appartient.
Deux intéressants intermèdes ont encore augmenté l’attrait du concert.
M. le Premier Président Barbier a bien voulu nous dire le sonnet
suivant
SONNET
composé pour le Banquet amical des anciens Elèves du Lycée Charlemagne .
O jeunesse!... depuis si longtemps effacée,
Tes souvenirs lointains se réveillent ce soir.
En nous tous l’écolier revit, par la pensée,
Avec l’insouciance, avec le long espoir.
Heureuse illusion, pour un jour caressée !
N’est-ce pas qu’à cette heure il n’est plus un point noir,
Quant au joyeux banquet de notre vieux Lycée
Des générations d’amis viennent s’asseoir?
Donc à ce rendez-vous que chacun soit fidèle.
Qu’importe si le temps nous touche de son aile!
Les uns ont disparu... les autres vont finir...
Phalange où chaque jour le sang se renouvelle,
Vous possédez le don de jeunesse éternelle :
Saluant le passé, je bois : à l’avenir.
Ce sonnet, tout rempli de fraîcheur et de jeunesse, a élé fort
goûté par l’assemblée qui a vivement félicité notre éminent et vénéré
Président honoraire de cette élégante poésie.
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282 PROCÈS-VERBAL DU BANQUET ET DE LA SOIRÉE.
Enfin, notre excellent confrère, M. Tiiéobald, ancien professeur
à l’Ecole nationale des sourds-muets, et digne émule de son ami
Bertiiier, qu’il a remplacé dans la Société sans le faire oublier,
s’est montré un véritable conteur des plus intéressants, en mimant
la fable de La Fontaine : le Gland et la Citrouille. On est parvenu
aujourd’hui à faire parler très distinctement les sourds-muets, cela
est certainement merveilleux, mais en vérité lorsqu’on voit une inter¬
prétation par gestes aussi claire et aussi exacte, on ne peut s’empêcher
d’admirer les résultats auxquels peuvent arriver, avec de l’intelligence
et du travail, ceux que la nature a privés de l’usage de l’ouïe et de
la parole.
Cette soirée si complètement réussie nous permet d’espérer que,
l'année prochaine, nous pourrons faire profiter nos associés et les
personnes qui nous font l’honneur d’assister à nos séances annuelles
d’auditions musicales intéressantes qui, alternant avec les lectures,
donneront à cette solennité plus de charme et plus d’éclat.
R. G.
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SÉANCES DÉ LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.
EXTRAITS DES PROCÈS-VERBAUX
DES
SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
SÉANCE DU 25 AVRIL 1888. — Présidence de M. J. Flach.
M. Desclosières donne lecture du procès-verbal rédigé par M. Dufour.
M. le Secrétaire analyse la nombreuse correspondance qu’il a reçue
à l’occasion de la Séance publique et du Banquet. MM. Camoin de Vence,
Duvert, de Bricqueville, Fortoul, Doneaud du Plan, Fabre de Navacelle,
G. Dufour expriment leurs vifs regrets de ne pouvoir se réunir à leurs
confrères à l’occasion de cette fête qui, pour nous tous, est une assemblée
de famille.
M. Coquard fait connaître les dispositions qu’il a eu l’obligeance de
prendre pour organiser, à la suite du Banquet, une Audition musicale.
M. le Secrétaire communique une lettre de M. Emile Worms demandant
à insérer dans la Revue de la Société un compte rendu sur un ouvrage
de M. Kerween de Leltenhove, intitulé les Huguenots et les Guerres . Il a été
répondu à M. Worms, que les insertions dans la Revue étaient réservées
aux membres de la Société, et que l’étal actuel d’encombrement du porte¬
feuille ne permettrait même pas à un membre nouvellement admis d’espérer
l’insertion prochaine qu’il paraît désirer.
Livres offerts. — Le tome deuxième de l 'Origine des Français , par
M. l’abbé Espagnolle. M. Desclosières rapporteur.
Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie , année 1887, N° 4.
Bulletin de la Société historique et archéologique de Langres , tome 3e,
fascicule de mars.
Bulletin de la Société de V Orléanais , tome IX, N° 134.
Bulletin de la Société du Périgord. M. Dufour rapporteur.
Bulletin de la Société archéologique de Tam-et-Garonne , 1887. 4* trim.
M. d’Auriac rapporteur.
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m SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ DÉS ÉTUDES HISTORIQUES.
Par M. Pagart d’Hermansart, père, le Siège de Saint-Omer en 1667,
réunion de V Artois réservé à la France. M. le colonel Fabre rapporteur.
Et par M. Pagart d’Hermansart, fils, Tournois et fêtes de chevalerie
à Saint-Omer , aux xive et xv° siècles. M. Desclosières rapporleur.
Lectures . — L’ordre du jour appelle : 1° la fin de la lecture, par
M. Marbeau, des Mémoires de Dufort , comte de Cheverny. Renvoi au
Comité de lecture.
2° L’étude de M. Préau, Jean de Saulx , vicomte maïeur de Dijon , 1426,
1430, 1431, 1432.
M. le Président fait remarquer qu’il serait à désirer que l’auteur s’efforçât
de donner, à la suite des détails intéressants sur les jetons représentant
Jean de Saulx, des informations sur son administration.
3° V Etude sur Monseigneur Dupanloup, par M. Montini.
La nature des détails et considérations que l’auteur développe à l'occasion
de la biographie de l’éminent prélat se rapportant à des événements de
la politique contemporaine, l’insertion, aux termes de nos statuts, ne peut
être votée, mais M. le Président remercie M. Montini de l’intérêt de
sa communication.
4° M. Montaudon termine la séance en lisant un rapport détaillé sur
la Revue française de /’ éducation des sourds-muets , publiée par notre confrère
M. Bélanger. Renvoi au Comité de lecture.
Amiens. — lmp. Delattiie-Lenoel, rue de la République, 32.
ff:
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54® Année.
Juillet- Août.
N® 4.
ÉTUDE
SUR
LES MÉMOIRES DE DUFORT DE CIIEVERNY 1
Jean Nicolas Dufort appartenait à une famille de robe originaire
de La Gorse, dans la Vicomté de Turenne, établie à Paris à la suite
du Duc de Bouillon, frère aîné du rival de Condé. Noble, riche, bien
apparenté, à quinze ans il se trouva orphelin et à peu près émancipé.
A vingt ans, après avoir hésité entre la robe, qu’aurait voulu lui imposer
sa famille, et l’épée, vers laquelle l’entraînaient ses goûts, il acheta
une charge d’introducteur des Ambassadeurs, qui le mit en rapports
journaliers et intimes avec la famille royale et ^avec le flot mobile
des courtisans. Il resta treize ans ifa Cour, de 1751 à 1764; puis,
craignant que les dépéri^ considérables exigées par ses fondions
ne compromissent^ fortune, il saisit l’occasion de céder sa charge.
Il vendit en^ fîeme temps son château patrimonial de Saint-Leu, qu’il
trouvai^fpop rapproché de Paris, et il acquit, après de longues et
cluM?fjses négociations, la terre de Cheverny, près Blois, et la lieu-
leiâncc générale du Blaisois.
^11 mena alors la vie d’un grand seigneur de province, administrant
les biens, gouvernant ses vassaux, recevant dans son château nombreuse
compagnie, organisant des comédies dont il était l’auteur et l 'impres-
surio, visitant ses voisins, faisant parfois des voyages de plaisir ou
d’affaires dans des terres plus éloignées, et passant chaque année
quelques mois à Paris ou à Versailles.
(I) Mémoires de Dufort, comte de Cheverny, introducteur des Ambassadeurs,
lieutenant général du Dlaisois (1731-1802), avec une introduction et des note9
par son arrière-petit-fils, Robert de Crèvecœur.
^ JUILLET-AOUT 1888. 19
V
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286 MÉMOIRES DE DUFORT O DE CHEVERNY.
Avec la Révolution commence une troisième période tristement
différente des deux autres. Tandis que la plupart de ses amis émigrent,
Ditfort se réfugie dans sa terre, au milieu des paysans dont il se regarde
comme le guide et le protecteur. 11 y vit seul et retiré, apprenant
de loin la fuite, l’arrestation ou la mort de tous les compagnons de
sa vie. Malgré le soin qu'il prend à rester obscur, il finit par être
emprisonné comme les autres. Rendu à la liberté par le 9 thermidor,
il rentre dans son château désert et y attend morne et triste la fin
de l’orage. C’est alors que « pour occuper son imagination, pour lui
seul et pour son seul plaisir, t> il se met à écrire ses Mémoires que
son arrière-petit-fils vient, après 90 ans, de livrer à la publicité.
Il les écrit de souvenir, un peu sans ordre comme sans prétention
littéraire, mais non sans finesse et sans esprit. Une mémoire merveil¬
leusement fidèle lui rappelle toutes les scènes dont il a été témoin,
toutes les anecdotes qu’il a entendues, toutes les personnes qu’il a
connues pendant le cours de sa carrière si longue et si remplie. Pour
chaque fait il décrit le lieu de la scène et nomme les personnages
qui étaient présents; chaque nom est accompagné d’un jugement bref
et incisif ou d’une anecdote caractéristique. Tout ce qui a marqué
dans la haute secteUiparisienne pendant la seconde moitié du x vme siècle
défile successivement sous lèsTeux-du lecteur.
Dufort n’est ni un homme politique^^1111 h°mme de leRresi
ce n’est qu’un homme du monde. 11 ne nous parte pas de la conduite
des affaires diplomatiques, ni de ce personnel de fiWéraleurs, de
philosophes et de Mécènes dans lesquels nous avons pris raabitude
de résumer le xvnie siècle. Mais il nous montre la Cour et la^Jcî
il nous apprend comment vivaient et ce que pensaient les nieiul?^
de cette société frivole et sceptique où déjà fermentaient tes idée,
et tes sentiments qui ont abouti à la Révolution. Il ne songe pas'
à décrire le mouvement des esprits, mais ce qui est beaucoup plus
intéressant, il le subit; il en est le vivant témoignage, et nous trouvons
dans ses Mémoires des réflexions que notre siècle démocratique ne
désavouerait pas, des traits de sage modération que peut-être nous
n’aurions plus le courage d’imiter.
Ainsi, quand un ami lui offre l’Ordre du Mont-Carmel et l’Ordre
de Saint-Lazare de Jérusalem, il a le bon goût de les refuser. Il décide
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287
MÉMOIRES DE DUFORT, C10 DE CHEVERNY.
un de ses collègues à ne pas porter l’Ordre romain du Christ, en lui
disant « qu’un Ordre qu’on acquérait pour de l’argent était au-dessous
» d’un honnête homme. » Honnête homme est sans doute pris ici,
comme au xvne siècle, pour homme de bon ton et de bonne éduca¬
tion. La leçon n’en est pas moins bonne à entendre, môme aujourd’hui.
Dufort n’est pas moins sensé quand il s’agit de son nom. Au moment
de sa première présentation à la Cour, un de ses parents l’engage
à prendre, comme l’usage l’y autorisait alors, le titre de marquis
de Saint-Leu. Il s’y refuse, « résolu, dit-il, à porter toujours le nom
» de son père. » Plus tard, quand la terre de Cheverny est érigée
pour lui en comté, il n’accepte cette faveur qu’après avoir obtenu
la permission de placer le litre de Comte avant son nom de famille,
et de s’appeler Comte Dufort , « afin, dit-il, de ne pas se débaptiser. »
flous trouvons dans sa famille un second trait du même genre. L’un
de ses beaux-frères était Amelot, marquis de Chaillou, qui fut ministre
sous Louis XVI, et dont le père avait été longtemps secrétaire d’Etat
aux Affaires étrangères sous Louis XV. Dufort n’appelle jamais son
beau-frère que « M. Amelot, » réservant le nom d’Amelot de Chaillou
pour son neveu, de meme qu’il réserve le nom d’Amelot du Guépéan
pour d’autres parents qu’il fallait distinguer du chef de la famille.
11 ne fait en cela que se conformer aux intentions des Amelot. Voici
en effet ce que le Duc de Luynes note dans ses Mémoires (I. 100),
au moment où le premier Amelot est nommé secrétaire d’Etat :
c M. Amelot de Chaillou ne s’appellera plus que Amelot, ce nom, qui
» est le sien, étant plus connu aux Affaires étrangères. » Ainsi, il y a
150 ans, c’est en entrant aux Affaires étrangères qu’on laissait de côté
; un titre de Marquis! C’est en entrant à la Cour qu’on refusait d’en
;j; prendre un! S’il avait vécu de nos jours, Dufort aurait commencé
pajÇar écrire le nom de son père en deux mots, afin d’y simuler une
plus barticule, et bientôt un titre et une couronne eussent orné ses cartes
vi.ns le visite.
e ne 1 11 est vrai que la sagesse dont nous lui faisons honneur n’était pas,
,,0115 |ous l’ancien régime, un sacrifice d’amour-propre aussi grand que
lous nous le figurons aujourd’hui. Nul n’ignorait alors qu’il existait
,()re 4e très vieilles et quelquefois très hautes noblesses sans particule et
cide fans titre, et Dufort, en racontant son refus, a bien soin d’ajouter;
f
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MÉMOIRES DE DEFORT, O DE CHEVERNY.
<l qu’il n’avait sujet de rougir d’aucun de ses ancêtres, qui, s’ils
» n'avaient pas été illustres, avaient au moins pour eux une filiation
» d’aïeux assez ancienne. » (1. 07). Aujourd’hui, si la noblesse n’est
plus une institution, elle est encore un souvenir et une élégance, et,
en dépit de nos idées devenues égalitaires, nos mœurs, plus que
jamais éprises de distinctions, y attachent un fort grand prix. Seule¬
ment, nous la connaissons moins bien ; le titre et la particule, qui en
étaient jadis les compagnons habituels, qui en sont maintenant le seul
signe visible, presque le seul privilège, nous en paraissent la condition
essentielle, et ils ont pour nous autant d’importance qu’ils en
avaient peu pour nos pères. Du reste, ces deux points de vue si diffé¬
rents ont produit les mêmes conséquences: autrefois, dans certaines
circonstances, chacun prenait le litre qui lui plaisait, et l’on sait qu'il
en est à peu près de même aujourd’hui.
La hiérarchie sociale n’en était pas établie moins solidement. Mais,
précisément parce que les rangs étaient assez tranchés pour que l’on
n’eût pas à craindre de les voir se confondre, il y avait entre les
diverses classes une familiarité qui nous étonnerait maintenant. Ainsi
Dufort, l’introducteur des Ambassadeurs, le familier du Roi et des
Princes, comptait parmi ses amis plus intimes Jélyolle, le célèbre
ténor, et Sedaine, qui avait commencé par être maçon et qui resta
toute sa vie entrepreneur de maçonnerie. Mais Jélyotte avait reçu une
excellente éducation; il était aimable et de bonne compagnie; Sedaine
était plein de cœur, d’esprit et de grâce; ces qualités suffisaient pour
qu’ils fussent admis sur le pied d’une affectueuse égalité dans la
maison de l’homme de Cour. Jélyotte était également l’arni du duc de
Choiseul et son hôte à Chanteloup.
Le langage de Dufort sur les grands personnages qui l’entourent,
sur les courtisans, les princes, le roi lui-même, nous réserve aussi de
vives surprises. La grande bienveillance qui est dans son caractère et
dans ses habitudes n’est jamais en défaut; mais il parle avec une
liberté de jugement que nous attendrions d’un philosophe de l’Ency¬
clopédie plutôt que d’un homme de Lotir. « Je passais mon temps,
» dit-il, à des visites, à des soupers, où l’on s’entretenait de ce que le
» Roi et la famille royale avaient fait, ou feraient le lendemain. J’ai
y> souvent fait la réflexion que la vie d’un courtisan assidu, je dis
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY. 289
» ceux qui veulentfaire fortune sans avoir d'autres qualités, ressemble à
» celle d’un valet de chambre, enfin d’un être en servitude. J’ai vu le
» duc de Luynes le père, qui passait pour écrire les anecdotes de
» toute la Cour, le duc de Saint-Aignan, de l’Académie française, le
» président Hénaull, Moncrif et tant d’autres, rétrécir leur esprit par
» une conversation si peu variée que je ne pouvais ni m’y faire, ni
» m’y fixer. » (T. I, p. 73).
Voilà pour les courtisans. Pour les princes, il les juge sans aveu¬
glement comme sans prévention. Il sait discerner leurs qualités naturelles
derrière les défauts qui frappent le public; mais loin d’étre ébloui
par leur grandeur, c’est elle, c’est ce qu’il appelle leur « éducation
de prince , » qu’il présente comme la cause, en même temps que l’excuse
de leurs faiblesses. De nos jours, où sans doute cette éducation est
différente de ce qu’elle était jadis, la reine de Roumanie a pu écrire
avec vérité : « On élève les princes à vivre avec tout le monde; que
» n’élève-t-on tout le monde comme les princes ! » Dufort, au contraire,
s’il veut faire l’éloge de Mn e Adélaïde, fille aînée de Louis XV, dira
d’elle : « Elle était raisonnable autant qu’une femme de son rang
» peut l’être. » (I. 182).
Il témoigne à diverses reprises une véritable affection pour deux
personnages qui, dans rbistoire, ne sont rien moins que sympathiques :
Louis XV et Charles de Bourbon, comte de Charolais. Mais voyons
comment il les juge : « Louis XV, dans l'intimité, était le plus aimable
i > et*le meilleur de tous les hommes. Comme particulier, comme père
* de famille, il aurait été aimé, estimé, considéré. Il ne lui manquait
» que ce qui manque à tous les rois, c'est de s’assimiler aux autres
& hommes. Accoutumés, du moment où ils naissent, à une espèce
» d’adoration, je crois fermement qu’ils se regardent comme au-dessus
» de l’espèce humaine... 11 ne mettait aucune mesure vis-à-vis des
» autres, par défaut d’éducation. » (I. 320). Quand le roi parle des
affaires d’Etat comme si c’était un autre qui gouvernât (1.228) ; quand il
donne une de ces preuves d’égoïsme ou de brutalité qui nous révoltent;
par exemple, quand il s’amuse à mettre ses deux talons sur les pieds
d’un goutteux en lui demandant si c’est là qu’il a la goutte (I. 320), ou
quand, à son petit lever, voyant un courtisan foudroyé par une apoplexie
rouler sur le parquet, sa perruque loin de lui, il s’écrie : « D’Argenson!
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
» M. du Chayla vient de quitter sa perruque! » (I. 173), le jugement
de I)u fort esl toujours le même : « Grand tort d'une mauvaise éducation,
b car personnellement il était le plus excellent des hommes, quelques
b choses que les malveillants aient pu dire. » (I. 228).
Quant au Comte de Charolais, ce maniaque brutal et grossier qui
un jour, pour s'amuser, tira un coup de fusil à un couvreur
sur un toit, voici ce que dit de lui notre auteur : « L’âge où je l’ai
» connu inc l’a fait voir comme un homme de tète et fort raisonnable,
» mais sujet à l’humeur, comme un prince mal élevé. » (I. 110). —
« Otez son éducation de prince, c’était un homme de grand sens et
» de mérite à tous égards. La justice était dans son cœur, et du moment
» qu'on rendait au prince du saut] ce quil croyait lui être du, il était
» le plus juste des humains. » (I. 113).
Que l’on remarque ces derniers mots. Ils expliquent peut-être certains
traits de celle époque où la plupart des grands pouvaient, dans leur
conscience, éprouver, à des degrés divers, les mêmes sentiments que le
Ctc de Charolais; ils expliquent certainement quelques unes des excen¬
tricités de ce personnage qui, vivant en dehors des devoirs de son rang,
devait être irrité contre l’ordre qu’il méconnaissait, et devait tenir
plus Aprement, parce qu'il pouvait toujours craindre qu’on ne fût tenté
de les lui refuser, aux prérogatives auxquelles il avait droit par sa
naissance sans en être digne par sa conduile. Dufort raconte à cet
égard une anecdote assez plaisante dont il fut témoin. Il paraît que
M. de Kaunitz se souciait peu de faire à ce prince déclassé la visite
officielle que, comme ambassadeur, il devait à tous les princes du sang.
Un jour pourtant le Comte de Charolais obtint que la visite enlin
lui fut faite. « C’était, dit Dufort, A Fontainebleau, pendant un voyage
» de la Cour. Chacun était logé là dans de petites maisons, avec des
» portes-cochères, des escaliers étroits et le reste à l’avenant; tout
» dut pourtant se passer avec le même cérémonial que dans un palais.
» La visite reçue, le prince dut la rendre. Je montai avec lui et
» Dumonan, son gentilhomme, dans sa voilure, qui avait l’air d’un
» carosse de remise et était tout en cuir. Le prince me dit en chemin
* que M. de Kaunitz le portait bien haut, qu’il savait l’étiquette
b comme lui, et se mit à chicaner sur un pas de plus ou de moins...
» Nous arrivons; la visite se passe à merveille, la reconduite de même.
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MÉMOIRES DPJ DUFORT, O DE CHEVERNY.
* L’ambassadeur doit descendre jusqu'au bas de l’escalier et voir
» partir le prince, comme le prince l'avait fait pour lui. La voiture
» avance diflicilement sous la porte; les rosses qui la conduisent
» serrent le bas de l'escalier; tout cela prend cinq minutes. Le prince
» monte pesamment; je monle après lui et me mets à coté ; Dumonan
» de même sur le devant. M. de Kaunitz comptant la chose finie,
» remonte l’escalier avec son cortège; mais les chevaux résistent,
> et voilà le prince sortant à mi-corps de sa voilure qui crie : « Monsieur
» l’Ambassadeur, ce n’est pas là votre place et vous devez me voir
» partir. » — L’ambassadeur fait volte-face sans dire un mot, et
» revient à son poste. Enfin la voiture roule et nous partons. Voilà
> le Comte de Charolais qui me prend la cuisse à me faire crier, et
» me dit en riant : « Voilà comme il faut mener les gens qui font
* les insolents. Ce n’est pas pour l’exactitude du cérémonial; c’est
* pour lui apprendre que nous ne sommes pas scs égaux. » (I. Hl).
L’ordre social reposait alors sur la hiérarchie, c’est-à-dire, sur
l'inégalité, et c’était par YetiqucUe que chacun, prince, ambassadeur,
ou simple courtisan, obtenait qu’on lui rendit ce qu’il croyait être dû
à son rang. Aussi chacun prétendait-il l’observer, et exigeait-il qu’elle
fût respectée à son égard. Mais sous ce rapport aussi l’on voyait se
manifester celte contradiction bizarre entre les usages, qui subsistaient
tels que les avait légués le siècle précédent, et les idées, qui, ouvertes
par l’esprit de discussion, jugeaient fort librement ces usages. Celle
contradiction, quand elle se répand dans une société, est un fâcheux
symptôme ; elle présage une dislocation prochaine ; c’est la débâcle
des glaces qui commence. On était las de l’étiquette, on en riait tout
bas. Dufort qui, par ses fonctions, avait la mission particulière de
l’appliquer, se plaît souvent à faire ressortir ce qu'elle a de puéril.
Ainsi, après avoir décrit avec des détails fort curieux la réception
solennelle du comte de Kaunitz, cérémonie fastueuse qui eut presque
le caractère d’une fête publique, qui mit en mouvement toute la
population de Paris, et dont les réceptions actuelles des Ambassadeurs
par le chef de l’Etat ne peuvent nous donner une idée, il termine son
récit par ces mots: « Si ces fonctions (celles d’introducteur des Ambas-
> sadeurs) sont magnifiques, elles ne roulent que sur des misères d’éti-
» quelle, plus faites pour rétrécir l’esprit que pour l’alimenter, i (1. 85).
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
En 1760, Du fort et le comte de Cliarolais n’étaient pas les seuls à
rire de l'étiquette ou à la maudire. Toute la famille royale en était,
aussi bien que les courtisans, l’esclave résignée, mais ennuyée. Un
jour, une Dame de semaine auprès de Mn,c Adélaïde se plaignit à elle
d'ètrc habillée et déshabillée quatre fois par jour et de n'avoir pas un
quart d'heure de liberté ! a Madame, lui répondit la pauvre Princesse,
vous en êtes quitte pour vous reposer une semaine ; mais moi qui
fais ce service toute l’année, permettez que je garde ma pitié pour
moi-môme. » (1. p. 104).
Le personnage à qui l'étiquette pesait le plus était encore le Roi, et
peut-être le désir de se reposer de la contrainte qu’elle lui imposait ne
fut-elle pas sans influence sur les premières irrégularités de sa
conduite. « Il aimait le particulier par goût, dit Dufort, et il sentait
» que sa place 1 exigeait le contraire. De sorte que dès qu’il pouvait se
» dérober à la représentation, il descendait chez Mme de Pompadour par
» un escalier dérobé, et y déposait le caractère de Roi » (I. 319).
Déposer le caractère royal et recouvrer, sous le voile de l'incognito,
la faculté de circuler librement, de parler et d’entendre, a été le lève
de bien des Souverains, qu’ils se nommassent Haroun-al-Raschild, ou
Henry IV, ou Pierre-le-Grand, ou Marie-Antoinette. Mais ce rêve était
difficile à réaliser à une époque où l'on n’avait pas encore l’habitude
de rencontrer habillés d’un veston et mêlés à la foulç les princes les
plus résolus à faire respecter leur Majesté, lorsqu’ils sont en repré¬
sentation.
Le récit fort intéressant de l'attentat de Damiens nous montre les
exigences de l’étiquette, le besoin qu’éprouvait le Roi de s’en affranchir,
et le soulagement qu’il ressentait lorsqu’il y échappait un instant.
Louis XV avait conservé le souvenir des témoignages d'affection
populaire qui l’avaient étonné et charmé lorsqu’il avait été malade à
Metz. Il s’était écrié alors : t Que leur ai-je donc fait pour qu’ils
» m’aiment ainsi ? » Quelques années à peine s’étaient écoulées et
voilà qu’un fou le frappe dans sa voiture, d’un coup de canif! Soit
par la crainte que l’arme fût empoisonnée, soit par l’appréhension
(1) Quelle expression imprévue, sa place , pour parler du trône! Bossuet et Racine
leussent-ils employée?
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY. 293
de voir sa vie désormais sans cesse menacée, le Roi tomba dans une
stupeur profonde. « 11 resta plus d’une semaine au lit, dans sa vraie
» chambre à coucher, dit Dufort, enfermé entre ses quaire rideaux,
> n’ouvrant la bouche que pour demander des choses indifférentes »,
et ce ne fut pas seulement pour sa petite blessure qu’il fallut le soigner.
« C’est une grande cérémonie, raconte à cetle occasion notre auteur,
> que le bouillon qu’on donne à un roi malade. Toutes les trois
* heures, il arrive à l’heure dite ; il est déposé sur la table de marbre,
» gardé par le Maître d’hôtel, goûté par l’Echanson et le Médecin.
» L’huissier annonce le bouillon du Roi ; on ouvre la porte de la
» chambre ; ceux qui sont dans le cabinet le suivent ; le premier
» Médecin, le premier Gentilhomme se trouvent dans la chambre.
» Nous suivîmes ; le Roi était couché dans ses doubles rideaux, la
» chambre fort éclairée, le lit fort noir. Nous ne vîmes que son bras
» qu’il avança ; il n’ouvrit pas la bouche et l’huissier de dire :
« Messieurs, relirez-vous.... »
— « La première fois que nous pûmes le voir, celte superbe tète
» d’homme jeta sur nous un regard de chagrin ; il semblait qu’il
» voulût dire : « Regardez votre Roi qu’un misérable a voulu assas¬
siner, et qui est le plus malheureux de son royaume. t> (I. 181, 184).
Plus tard l’étiquette exigea que le Roi reçût les Ambassadeurs,
pour se montrer à eux. « Tout le corps diplomatique s’y trouva ; le
* Roi ne fit aucune question ; tout le monde garda un profond
» silence : aucune présentation n’eut lieu. Les Ambassadeurs eurent
» le temps de le contempler ; un signe de tète annonça qu’ils étaient
* congédiés, a (I. 136).
Autour de ce malheureux malade, sans consolations, sans confident,
livré à ses seules pensées, s’agitaient mille intrigues de Cour sur
lesquelles il est inutile d’insister ; beaucoup d’autres que Dufort les
ont racontées.
Quand le Roi commença à se lever, il parut dans son cabinet, mais
toujours morne et silencieux, « choisissant le temps où il y avait le
» moins de monde. »
Sa réclusion ne cessa que deux ou trois semaines après l’attentat,
à la suite d’une scène singulière et caractéristique qui mérite d’être
entièrement reproduite :
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291 MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
« Enfin un jour, il était près de deux heures et le cabinet presque
» vide, tous ayant pris congé... Le roi avait sa robe de chambre,
» son bonnet de nuit, et à la main une canne sur laquelle il s’appuyait
d légèrement. Tantôt il regardait par la fenêtre, tantôt il s’arrêtait
» et rêvait. Le Dauphin, à qui le Roi ne faisait pas signe de s’en aller,
» causait avec le marquis du Muy ; la Dauphine n’osait prendre congé.
» Enfin, le Roi, sûr que tout le monde est à dîner, fait le signal
» du départ à la Dauphine, qui s’avance, le salue à l’ordinaire et
» s’en va. Elle était accompagnée de plusieurs dames, entre autres
» de la duchesse de Braneas, surnommée, à cause de sa taille, la
ï> grande; le Roi qui la connaissait particulièrement parce qu’elle allait
» souvent chez la marquise, lui dit : « Restez un moment. » — Le
t> Dauphin regarde. — Le Roi dit à Mmc de Braneas : « Donnez-moi
d votre mantelet. » Elle le détache et le lui donne; il le place sur ses
» épaules, fait un tour dans le cabinet sans lien dire, apres l’avoir
» saluée, cl s’en va. 11 s’achemine à l'instant du côté de l’intérieur.
y> Le Dauphin, accoutumé à le suivre, s’avance. 11 n’est pas à moitié
» de la pièce que le Roi se retourne et lin dit : « Ne me suivez pas. *
» Nous voyons la manœuvre et entendons le propos. Le Dauphin obéit
» et se rendit à l’instant chez lui pour dîner.
» Eontanieu et Champccnetz se dirent : « La chose est trop inlé-
» ressau te pour dîner; » j’en dis autant. M. de Maillebois arrive;
» on lui conte tout, et nous voilà tous les quatre à attendre. Le Roi
» revient entre les trois et quatre heures. — Au lieu d’un regard triste
» et sévère, son air était calme, sou regard agréable; il avait le sourire
» sur les lèvres et causait sans humeur. 11 nous adressa la parole
» à tous, fit des plaisanteries sur le mantelet dont il s'était affublé,
» et nous quitta en disant qu’il allait dîner, et qu’il nous exhortait
» à en faire autant. 11 rentra; nous n’eumes pas de peine à deviner
» qu’il avait été faire une visite à M,ne de Pompadour. Une seule
i> conversation d’une amie, intéressée à sa conservation plus que
» personne du royaume, avait guéri son esprit plus malade que tout
» le reste. » il. p. 187 et 188).
Ce fut donc à l’influence morale de sa maîtresse que dans cette
circonstance Louis XV dut le rétablissement de sa santé.
11 parait qu’à d’autres points de vue encore il était utile au bien
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
de l’Etat que le Roi eût une maîtresse. Après la mort de la Pompadour1,
la grande préoccupation de la Cour fut de savoir qui lui succéderait;
l’idée qu’elle ne serait pas remplacée ne venait à l’esprit de personne,
et ce n’était pas aux plaisirs du Roi que V on pensait, mais au fonction¬
nement de la machine gouvernementale. « Chacun sentait, dit Dufort,
* qu’il était impossible qu’il n’y eût pas un intermédiaire entre
» le pouvoir suprême et les ministres. Une femme accorte, adroite,
* faisait parvenir plus facilement les réclamations, et souvent rendait
» service. » (1. 320). Dans celte société singulière, la maîtresse du
Roi était devenue un rouage iudispensable, presque une institution
de l’Etal. Les minisires reconnaissaient officiellement son autorité.
Avant que sa haute faveur ne fût ouvertement affichée, M,ne de Pom¬
padour avait demandé pour son mari une place de fermier-général.
Orrv, contrôleur général, la lui refusait. « Monsieur, finit-elle par lui
» dire, je serai obligée de vous faire demander la place par quelqu’un
* à qui vous ne pourrez la refuser. » — M. Orry la reconduisit quelques
» pas, et en la quittant, lui dit avec humeur : a Madame, si vous êtes
» ce qu’on dit, j’obéirai; mais si vous ne l’êtes pas, vous n’obtiendrez
» rien. » — 11 paya le compliment de sa place, ajoute Dufort, aussitôt
» qu’elle fut reconnue maîtresse du Roi. » (I. 190).
Les Ambassadeurs, comme les Ministres, s’inclinaient devant cette
puissance. Le jour de sa réception officielle, Kaunilz n’eut garde de
quitter Versailles avant d’avoir présenté ses hommages à Mme de Pom¬
padour. Elle lui avait fait exprimer par Dufort son désir de le recevoir.
11 se rendit chez elle avec ses cavaliers d’ambassade et avec flnlro-
ducteur des Ambassadeurs, aussitôt après avoir été reçu par le Roi, la
Reine, et les Princes du sang. Le cérémonial fut exactement le même.
(I) Dufort, sur le témoignage do son ami Champlost, attribue à Louis XV, à
l’occasion de la mort de M** de Pompadour, un langage bien différent de celui que
lui prête la légende. Le convoi funèbre quitta Versailles à six heures du soir. • Le
Hoi, dit Dufort, prend Champlost par le bras, lui fait fermer la porte de son cabinet,
et se met avec lui en dehors sur le balcon. Il garde un silence religieux, voit le
convoi enlilcr l’avenue, et malgré le mauvais temps et l’injure de l’air auxquels
il paraissait insensible, il le suit des yeux jusqu’à ce qu’il perde de vue tout l’enter¬
rement. Il rentre alors*, deux grosses larmes coulaient encore le long de ses joues,
et il ne dit à Champlost que ce pou de mots : « Voilà les seuls devoirs que j’aie pu
• lui rendre. • (I. 324).
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
« Il entra seul avec moi, raconte Duforl. Il y avail trois sièges ; elle
» s’assit et nous nous assîmes. Après une conversation qui eut l'air
» d’une visite amicale, il se leva et pria M,ne la Marquise de lui
d permettre de lui présenter les Cavaliers. Ils entrèrent ; on se tint
» debout ; la conversation devint générale, et après un quart d’heure,
» nous partîmes. » (I. 84).
Quant aux courtisans, ils étaient aux pieds de la favorite du jour,
qu’elle s’appelât Pompadour ou Du Barry. La charmante Mmc de
Choiseul elle-meme, si sympathique et si digne de respect, qui sut
rester sage dans celte Cour corrompue, s’était liée d’une étroite
amitié avec Mme de Pompadour. Après la mort de la Marquise, elle
crut devoir demander qu’on lui donnât, en souvenir de celle qu’elle
voulait bien appeler son amie, un petit chien favori. Ne regrettons
pas cette faiblesse, car la réponse de Marigny, frère et héritier de la
Pompadour, est aussi un curieux trait de mœurs. Il envoya le chien
à Mme de Choiseul, mais il garda le collier, qui était en argent massif.
(I. 313).
La Du Barry eut sa cour, comme Mme de Pompadour avait eu la
sienne. Chaque matin on conduisait chez elle le jeune Condé, « dont
» on achevait alors l'éducation. »
Dufort raconte avec indifférence, sans en paraître étonné, sans les
juger, les traits les plus frappants de cet étrange affaissement moral
qui avait envahi la société toute entière. Le goût lui-mème, symptôme
toujours caractéristique de l’état moral d’une société, était bizarre.
• Tous les ornements étaient baroques. Bien n’était d’aplomb, pas
» même les armes gravées soit sur la vaisselle, soit sur les cachets,
» soit sur les voitures. » (I. Tl 7). Là, comme partout, on se plaisait
à être dans le faux ; la mode l’exigeait !
Un scepticisme général avait ébranlé toutes les bases sur lesquelles
reposait l’ancienne société ; on ne croyait plus ni à la Royauté, ni à
l’Eglise, ni à la Noblesse, ni au Parlement. Il semblait que chacun
jouât un rôle et le jouât sans conviction. C’était par habitude ou par
calcul, c’est-à-dire par faiblesse ou par égoisine, que chacun faisait
encore son métier de Roi, de prince ou de courtisan. Ce n’était plus,
comme sous Louis XIV, par respect pour la Majesté Royale. C’était
moins encore par ce sentiment plus ancien qui jadis commandait aux
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
grands de faire un noble usage du pouvoir qui leur avait été départi
sur les autres hommes. Même quand la formule féodale disait dure¬
ment : « Entre toi, vilain, et ton seigneur, il n’y a point de juge, »
elle ajoutait : « Fors Dieu! » Ce Dieu et ses commandements pou¬
vaient être fort mal compris ; cependant les puissants de la terre
étaient avertis qu’ils devaient porter leurs regards au delà du temps
présent ; à défaut de nos idées modernes, de ce respect de l’homme
que nous appelons humanité , ils avaient le respect de leur nom, de
leur race, et ils savaient qu’un jour Dieu leur demanderait compte
de leurs actes. Plus tard un autre idéal a succédé à celui de ces
anciens âges ; l’amour de la patrie a inspiré à son tour le dévouement
et le sacrifice. Mais sous Louis XV il n’y avait pas de croyance,
c’est-à-dire pas de mobile et pas de frein. Le Roi lui-même était
le premier à donner l’exemple de la plus cynique indifférence
pour la chose publique, d’un égoïsme plus révoltant peut-être encore
que ses débauches. Il en était d’ailleurs le premier puni. Il n’aimait
personne, mais il savait que personne ne l’aimait, excepté son
chien. (1. 125). Tant qu’il était debout, il voyait les courtisans
adorer platement ses moins respectables caprices ; puis, par un retour
soudain, il sentait cruellement combien son prestige était fragile.
Nous avons dit sa stupeur après l’attentat de Damiens ; ce fut pis
encore quand il fut atteint à Versailles de la petite-vérole qui devait
l’emporter. « Quelle triste condition qu’un roi mourant !.... C’était
» une infection jusque dans l’œil-de-bœuf. .le me contentai, dit
* Dufort, de demander La Borde, premier valet de chambre de
» service, mon ami d’enfance.... La Borde me conta qu’il l’avait
0 appelé d’une voix ferme, l’avait fait approcher, avait regardé s’il
0 était seul avec lui, et lui avait dit: « El Mme Du Barry, où est-
0 elle? » La Borde avait répondu : « Sire, elle est partie ce malin. »
» Qu’alors le Roi avait dit : « Quoi ! déjà ! » La Borde s’était aperçu
0 qu’il lui sortait deux grosses larmes ; puis le Roi s'était renfoncé
» dans son lit, sans plus ouvrir la bouche. » (I. 401).
Dès les premières années du nouveau règne, Dulort voit le danger
et déplore la marche des événements. Seulement, s'il sail pressentir
les approches d’une crise redoutable, il ne sait pas en discerner les
véritables causes. Cédant à la tentation ordinaire de quiconque juge
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
les événements contemporains, il en cherche la raison dans le caractère
ou dans l'imprudence de tel ou tel personnage. Attribuer la Révolution
à la faiblesse de Louis XVI ou à l’incapacité de Maurepas est certes
plus facile que de reconnaître la faute universelle dont on est soi-même
le complice inconscient. Frivoles, égoïstes, sans mœurs, sans foi,
les hautes classes, qui jusqu’alors avaient seules dirigé la société,
étaient fatalement condamnées à perdre un rôle dont elles avaient
cessé d’ètre dignes.
Cependant, au moment où apparaissent, vagues encore, les premiers
signes de la tourmente, la noblesse conserve, par la force d’une longue
habitude, son prestige traditionnel. C’est vers elle que se tournent
les regards de la foule qui demande des réformes, et qui, pour les
préciser et les obtenir, cherche instinctivement des guides. Les habitants
du Blaisois, pas plus d’ailleurs que Dufort, ne semblent imaginer
qu’ils puissent se passer de lui. On l’appelle, on lui demande conseil;
son nom est le premier qui soit mis en avant dans toutes les assemblées
électorales, et, comme il se dérobe aux suffrages des électeurs, on
le prie de désigner les candidats. D’un autre côté, la plupart des
personnages qui, comme lui, avaient joué un rô-e sous le régime
précédent, se contentent de regarder avec un étonnement railleur
les inconnu^ sur lesquels commence à se porter l’attention. Bientôt
ils se voient complètement oubliés, et ils s’aperçoivent avec effroi que
les nouveaux venus restent seuls sur la scène. L’avenir de la monarchie,
les destinées de la France, le salut meme de l’ordre social dépendent
désormais de ces hommes qui hier encore n’étaient rien, qu’aucune
expérience des affaires n’a préparés à gouverner le pays, qui, n’ayant
pratiqué que les livres et les théories, n’apportent au pouvoir que
des passions et des rêves, et qui bientôt, dépassés par d’autres rêves
et d’autres passions, vont être assaillis, pilotes naïfs et inhabiles, par
une tempête qu’ils ne sauront pas dominer plus qu’ils n’ont su la
prévoir, et vont livrer la patrie aux caprices aveugles de la foule
inconsciente et désordonnée.
Dufort et ses deux beaux-frères adoptèrent à ce moment redoutable
des lignes de conduite différentes; aucun d’eux n’eut à se féliciter
de celle qu’il choisit.
Amelot, ancien ministre de Louis XV, émigra. Ses biens furent
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
confisqués. Son fils aîné fut emprisonné comme parent d’émigrés, et
vil deux fois, à la Conciergerie, ses geôliers creuser devant lui la fosse
qui lui était destinée. Amelot rentra de l’étranger sous le Directoire,
en enfance et ruiné.
Salaberry, le second beau-frère, ancien président de la Chambre
des Comptes de Paris, homme ardent et enthousiaste, « qui toute sa
® vie, dit Dufort, avait mal digéré les phrases alambiquées de Diderot,
» Rousseau et Voltaire, » (11. 75), se lança dans le mouvement. 11 se fit
élire officier municipal à Blois, puis juge de paix. Il courut les clubs
et les assemblées populaires pour préconiser les idées nouvelles. Bientôt,
s’apercevant qu’on allait plus loin qu’il ne l’aurait voulu, il se mit
en travers du torrent; il perdit aussitôt sa popularité et fut guillotiné.
Dufort n’imita ni l’un ni l’autre. Plus calme et plus sensé que
Salaberry, il ne se jeta pas dans la mêlée. Moins compromis qu’Amelot,
il refusa d’émigrer. Dès le 8 octobre, quelques uns de ses amis, effrayés
par le récit des violences populaires, s’étaient enfuis en Suisse, et le
pressaient de venir les rejoindre. « Nous nous consultons, dit-il; nous
» avons une grande possec on à surveiller, des enfants à ne pas aban-
» donner. Nous voyons du premier coup d'œil que quitter son pa\s
» au moment où il est en danger est une mauvaise condition... Le
» devoir est de rester attachés à la patrie et de contribuer, selon ses
» faibles moyens, à rétablir l’ordre. » (II. 87).
A partir de ce jour Dufort se trace un plan qu’il définit ainsi :
« Se conserver, lui et les siens, par une nullité absolue. » (11. 128).
11 ne s’abstient pas cependant des devoirs que lui impose sa situation;
peut-être d’ailleurs n’aurait-il pu s’en affranchir complètement sans
se compromettre davantage. S’il refuse d’être député aux Etats-Généraux,
il se laisse nommer commandant de la Carde nationale, quoique son
âge et ses rhumatismes ne lui permissent plus de monter à cheval.
Il assiste en celte qualité, le 14 juillet 1792, à la fête de la Fédération
à Blois, et c’est avec une surprise railleuse, mais sans indignation
hautaine, qu’il reconnaît parmi ses collègues et qu’il -roit prendre place
à côté de lui au banquet officiel le maître d’hôtel de son beau-frère
Amelot. Sous le Directoire, fidèle à son système de toujours prêter
son concours à l’autorité pour maintenir l’ordre et rétablir la paix
sociale, il compose des Discours inoraux destinés à être lus dans les
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
fêles décadaires. En 1789, il se laisse présenter au club des Jacobins
par Beauharnais; il est membre du club de Blois; il insiste pour créer
des clubs à Cour et à Celleltes, et il les préside. Il est vrai qu’il n’a
guère à se féliciter des efforts auxquels l’entraîne sa bonne volonté.
Les doctrines qu’il entend prêcher aux Jacobins lui font horreur,
et il ne retourne aux séances qu’autant qu’il se croit forcé de le faire j
pour que son absence ne soit pas remarquée. Le club de Blois prononce |
son exclusion « d’une voix unanime, * et envoie à Cour des délégués i
qui intimident les paysans par leurs motions sanguinaires, et qui
l’obligent à se retirer (II. 103 et 104).
Tous les postes alors étaient électifs: députés, officiers municipaux,
juges, évêques, curés. Dufort nous fait assister à plusieurs élections.
Elles ont un caractère commun : l’assemblée électorale, <r rendez-vous |
» des songe-creux » (II. 80) et des ambitieux, est tumultueuse et
devient le théâtre de mille a cabales ». Les électeurs, peu préparés à
l’exercice de leurs nouveaux droits, donnent leurs voix à l’intrigue
qui les trompe, à la violence qui les effraie, ou à la médiocrité qui ne
leur inspire pas d’ombrage. Lors des élections aux Etats-Généraux,
les trois premiers élus de la noblesse sont Beauharnais, Phélines et
Turpin. Beauharnais, « peu connu dans la ville où il n’excitait aucune
» envie.... et ne choquait personne ; » Phélines, « peu connu, arrivé
» par hasard la veille de rassemblée, y était resté on ne sait pour-
» quoi; ».... « Le choix tomba sur eux, ajoute Dufort, comme on
» fait dans le Conclave, pour mettre d’accord tous les partis. * Quant
à Turpin, lieutenant-criminel, on peut juger son caractère par ces
mots : « Homme sage et fin, qui sut se conserver intact dans cette
» révolution, sans choquer ouvertement la folie du temps. » (II. 80
et 81).
Les élections ecclésiastiques offrent le plus affligeant spectacle. De
deux maux choisissant le moindre, Dufort approuve les prêtres qui,
pour conserver leur ministère, prêtent le serment exigé par la Cons¬
titution civile du clergé ; mais il déplore les courbettes électorales,
les promesses basses qui compromettent la dignité des Curés devant
leurs paroissiens devenus leurs électeurs. N’ayant pu obtenir que son
ami M. de Thémines, évêque de Blois, prêtât serment et devint éligible,
il vole, sous l’inspiration de Beauharnais, pour l’abbé Grégoire, qu’on
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
lui dit être de mœurs pures, instruit, et zélé pour la religion. Et
Grégoire, à peine élu, appelle dans le diocèse et nomme vicaire général
Fignoble capucin Chabot, que les électeurs, terrifiés par les plus
violents d’entre eux, élisent député. Un autre vicaire général, Roche-
jean, devient l’un des présidents du club de Blois; Dufort le retrouve
deux ans après en prison, inculpé de malversations à l’Evèché. Un
troisième. Dupont, avait été le concurrent de Grégoire au siège épis¬
copal. N’ayant pu se Taire élire évêque, il s’était contenté provisoire¬
ment d’un poste de vicaire général; nous le voyons bientôt adminis¬
trateur du Département ; toute place lui est bonne, pourvu qu’il ne
soit plus un simple chanoine. Un autre ecclésiastique, Thibault, curé
de Souppes, se voue décidément à la politique. 11 est successivement
constituant, évêque constitutionnel du Cantal, conventionnel, député
aux Cinq-Cents, et plus tard membre du Tribunal. Exclu du Corps
législatif par le premier tirage au sort, il cherche provisoirement une
autre position, et en 1793 il est trésorier général de Loir-et-Cher,
avouant, dit Dufort, que depuis deux ans il est à sa dix-septième place
(11.375).
Dufort raconte qu’un jour, se trouvant à Blois, il avait déjeuné avec
Salaberrv à une auberge appelée la Galère. « .le savais que Chabot
» dînait à cette auberge avec des clubistcs. En entrant je vis un
» superbe domestique vêtu en courrier; il avait l’air de quelque valet
» de pied de prince. Une diligence 1 des plus élégantes était sous une
» remise. Dans sa chambre on voyait tout ouvert un nécessaire
» magnifique. Nous nous enfermâmes dans une autre et nous enten-
» dîmes leurs orgies. Chabot chanta; il nous parut qu’il avait une
» jolie voix; on faisait chorus. Ces chansons auraient offensé les
» oreilles les moins chastes. Après dîner, à travers les fenêtres et les
» rideaux fermés, nous les regardâmes sortir sur la levée. Chabot
> parut; pour moi qui ne l’avais jamais vu qu’en soutane grasse, je
» ne l’aurais pas reconnu : petit, mais bien fait, il avait les bottines
» les plus élégantes; une culotte de soie, une veste d’étoffe rouge
» brodée en bordure, un frac brun, une cravate blanche et bordée, une
(I) On donnait à cette époque le nom de dilincnce h des voilures particulières
d une certaine forme.
JUILLET-AOUT 1888. 20
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
» demi-coiffure négligée, quoique poudrée, et un bonnet rouge
» brodé, en forme de bonnet de police, sur l'oreille. 11 cabriolait sur
» le quai, appelait ses convives par leurs noms, les prenait par
» dessous le bras, et leur disait des choses fort plaisantes, car ils
» riaient par écho. Cette horde s’achemina gaiement vers la Société h ■
(II. 179 et 180).
Immédiatement après ce passage, qui fait involontairement penser
à certaine dépêche recommandant aux amis du gouvernement, pendant
l’invasion de 1870, d’être gais, Dufort, sans transition, sans réflexion,
écrit ces lignes: « Lorsque je me rappelle que, simple particulier,
» isolé chez moi à la campagne, je n’ai pas eu dans ces cinq ans de
» révolution un seul jour où je n’aie été tourmenté, soit par le récit
» vrai des plus tristes événements, soit par des inquiétudes fondées;
» qu’il en a été ainsi par toute la France; que ce département même
» a été un des moins éprouvés, si Ton veut le comparer aux autres,
» je certifie qu’un homme qui vit dans un temps de révolution vit
» plus de cent ans en cinq. Les peines d’esprit amènent une agila-
» tion continuelle, qui finit par donner une stupeur, un ennui de la
2 vie qui ne peuvent s’exprimer. »
Nous venons de faire connaissa: " avec le costume de l’ex-eapuein
Chabot; voici maintenant celui de Grégoire, son évêque: « un chapeau
2 rond et très haut, une cocarde nationale, une énorme cravate, une
» redingote noisette, une veste rouge, une culotte noire et des
2 bottines. 2 (IL 145).
A mesure que les événements se pressent, il devient, sinon plus
facile, du moins plus nécessaire de se faire oublier. Dufort finit par
s’enfermer à Chevernv. « Nous nous bornions à notre enceinte, sans,
» pendant plus de six mois, avoir voulu sortir même une fois dans le
2 village; nous ne pouvions savoir des nouvelles de ce qui se passait
» pour les arrestations que par des tiers, n’écrivant et ne recevant
» aucune lettre. » (II. 177). Toutes les lettres en effet étaient déca¬
chetées et devenaient un danger pour celui qui les écrivait et pour celui
à qui elles étaient adressées (IL 145 et 148); un vieux domestique,
resté fidèle comme tant d’autres qui à celte époque furent les protec-
(1) Le club de Blois.
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MÉMOIRES DE DUFORT, Cte DE CHEVERNY. 303
teurs de leurs maîtres !, allait û pied chercher à Blois des nouvelles
et des journaux. C’est ainsi que l’on apprenait la fuile, l’arrestation
ou la mort d’un parent, d’un personnage de la Cour, du Roi. Plus de
visites d’amis ou de voisins. Deux fois des hôtes, qui avaient cherché
refuge à Cheverny, y sont arrêtés et sont menés en prison ou à
l’échafaud.
Puis viennent les réquisitions et les visites domiciliaires, lin décret
ordonne que tous les titres féodaux seront brûlés. La municipalité
s’empresse de faire une perquisition à Cheverny. Elle enlève du char-
trier tous les parchemins qu’elle y découvre, et en fait un auto-da-fé
sur la place de Cour un jour de décade, « Nous prîmes alors le parti
» de nous assembler dans le salon et de couper les parchemins qui
* restaient, pour en faire de la colle. » (11. 163).
Un autre décret prescrit de désarmer les ci-devant nobles, les
ci-devant seigneurs, leurs agents et domestiques. (26 mars 1793).
On réquisitionne le foin, la paille, l’avoine, les voitures, les chevaux,
la toile, le chanvre, le drap, les vêtements, l’argenterie, les objets
d’église, les cendres, les cochons. Ce dernier coup fut le plus sensible
aux paysans; tous s’empressèrent de tuer leur cochon et de le saler,
pour n’avoir pas à le livrer. Chacune de ces mesures est le prétexte
de vexations, de déprédations, de visites domiciliaires, qui devaient
être aussi pénibles à subir qu’elles ont été plaisantes à raconter.
Dufort se soumet toujours. Il lutte cependant pour défendre son
château, et soutenu par toute la province, qui était fiôre de ce monu¬
ment et qui trouvait fort mauvais qu’on prétendit le détruire ou le
mutiler, il sauve une ancienne cloche, des lanternes de plomb, des
grilles de fer, que, sans égard pour leur cachet artistique, le vanda¬
lisme révolutionnaire prétendait envoyer à la fonderie. Il sauve aussi
les statues d’empereurs romains qui décorent le parc, en expliquant
que ce sont des philosophes grecs sans-culottes. En somme, les
armoiries sculptées et les parchemins furent seuls détruits.
Mais la possession d’une demeure seigneuriale était par elle-même
un danger. Jadis le Romain proscrit par Marius avait pu s’écrier en
(1) Voir le rôle que jouèrent les domestiques de M. de Salaberry et du marquis
de Roraé, prenant courageusement la défense de leurs maîtres dans les clubs, où
seuls ils étaient écoutés, les suivant dans les prisons, etc. (II. 178-187-189-195, etc.)
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304 MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
mourant: « 0 ma villa d’Albe, c’est toi qui m’as perdu » ! Les révo¬
lutions sont toutes les mêmes, et quelques mois après la Terreur un
représentant en mission qui connaissait bien ses contemporains, arri¬
vant en visite à Cheverny, dit avec surprise à Dufort: « Comment!
ceci est à vous et vous vivez encore! » (II. 253). Si Dufort vivait encore,
c’était par hasard, car ïlézine, le procureur du district, avait déclaré
un jour que « ce château était trop beau, et qu’il l’offusquerait jusqu’à
» ce qu’il fût à la Nation. » (II. 201). Et bientôt une dénonciation,
dont Dufort ne connut la teneur que longtemps après sa sortie de
prison, l’avait signalé au Comité de Salut public comme « habitant
y> son château où les insignes féodaux existaient encore, *> et comme
« parent d’émigrés et d’hommes poursuivis par les lois. » (II. 239).
Ces griefs étaient de ceux qu’en temps de révolution on ne pardonne pas.
L’ordre d’arrestation arrive de Paris et est apporté cacheté à un
sans-culotte de Cour. Celui-ci croit que c’est lui qu’on vient arrêter
et commence par trembler. Rassuré et radieux, il accourt chez le
seigneur, se fait ouvrir toutes les armoires, sous prétexte de mettre
les scellés, se plaint d’y voir trop peu de linge, et s’écrie : « S’il est
» caché, nous saurons bien le retrouver! » (II. 203). Puis il prie Dufort
de rédiger le procès-verbal, qu’il est incapable de rédiger lui-même.
Dufort était averti depuis plusieurs jours, mais il ne voulut pas fuir.
« Je m’étais préparé une retraite où j’aurais pu vivre déguisé; je
» dédaigne de in'en servir. La vie d’un proscrit qui se cache est pire
» que la mort. » (II. 201). Pour quitter Cheverny, comme pour entrer
en prison, il devance l’heure qui lui est fixée, tant l’incertitude lui est
cruelle. Il part avec sa femme, dans sa berline à quatre chevaux
et deux postillons, suivi de loin, comme au temps de ses grandeurs,
par les gendarmes respectueux. <* Quand nous passâmes dans les deux
» bourgs, écrit-il, tous pleuraient ou se cachaient; pas une personne
» dans les rues; toutes les portes et les fenêtres étaient fermées,
» comme en pleine nuit... Sur le quai de Mois tous les passants
» me regardaient avec une espece de terreur, et les personnes de ma
» connaissance s'enfuyaient. Nous arrivâmes chez nous comme si
» la rue avait été déserte. » (II. 204).
Sous ce régime qui avait prétendu inaugurer la liberté, les arresta¬
tions étaient si nombreuses que les prisons du temps des tyrans
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY. 305
étaient devenues insuffisantes; on y suppléait par les couvents, d’où
leurs hôtes volontaires avaient été chassés, toujours au nom de la
liberté. Blois avait adopté pour lieu de détention un ancien couvent de
Carmélites; c’est là que Dufort fut incarcéré. Plus de 80 personnes y
étaient détenues, « depuis le mendiant et les sujets punis par la police
» correctionnelle » (II. 236) jusqu’aux aristocrates et aux sans-culottes
devenus suspects aux autorités du jour.
Dufort eut pour logement l’ancienne cuisine des religieuses. C’était
une grande pièce carrelée et vide. Il s’empressa d’v faire apporter des
meubles; son lit, « auquel il était habitué », un grand buffet noir
« qui fut fort utile », etc. La porte fermait mal; il fit appeler un
serrurier et fit poser, à ses frais, une triple serrure. Il était servi là
par ses gens, qu’il fallait appeler aides, et non domestiques, mais qui,
ce qui était plus important, avaient la permission d’entrer et de sortir
librement; ils venaient trois fois par jour, aux heures fixées par lui,
lui apporter de chez lui ses repas. Les parents des détenus avaient
aussi leurs entrées; la femme de Dufort venait le voir tous les jours;
un autre prisonnier, M. de Lagrange, avait auprès de lui sa sœur,
c qui, quoique libre, ne le quittait jamais. » On se réunissait pour
dîner et pour passer la journée en commun. La chambre de Dufort
étant la plus commode fut adoptée par tous; elle servit de salon, de
salle à manger, etc. On passait son temps à causer, à faire sa partie, à
jouer du violon, à lire les gazettes. « Avec un peu de prestige (Dufort
» veut dire sans doute avec un peu d’imagination), on pouvait se
» figurer être à la suite de la Cour, dans les voyages de Compiègne ou
» de Fontainebleau. » (II. 227).
Le marquis de Rancogne, ami et voisin de campagne de Dufort,
avait été dénoncé et arrêté en même temps que lui sous prétexte que
sa mère, octogénaire en enfance, était « aristocrate et fanatique. »
Pour se distraire, il fit venir sa musique, et il admit à l’honneur de
faire à côté de lui une partie de second violon un sans-culotte nommé
Gidouin, qui, lui aussi, était en prison ; la Révolution commençait à
dévorer ses enfants. Ensuite, pour faire de l’exercice, il joua au ballon
dans ce qui avait été la chapelle des religieuses. Puis il se fit apporter
une lunette d’approche; du haut du clocher on s’amusait à regarder
les gens de la ville jusque dans leurs chambres. L’un des détenus eut
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306 MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
ainsi, à distance, un petit roman, qui finit par une déconvenue, grâce
à une indiscrétion de la lunette. Plus tard, M. de Rancogne fit installer
dans une des salles du couvent un microscope solaire ; <r la prison prit
y> Pair d’une Académie de musique et de science. » (II. 216). Il fit des
expériences et des conférences auxquelles assislaienl les autres détenus.
Dufort ne dit pas, mais cela paraît probable, que de la ville il venait
des amateurs pour suivre ces séances.
La ville, en tout cas, prenait intérêt à ce qui se passait dans la prison,
et, suivant l'usage traditionnel des petites villes, se croyait le droit de
critique et de contrôle. Nous avons déjà parlé de Rochejean, l’ancien
vicaire général prévenu de malversations. Pendant ses grandeurs il avait
eu avec Dufort des relations dont le souvenir dut le gêner un peu quand
il vit celui-ci arriver dans la prison où il l’avait devancé. C’était lui qui,
comme président du club de Blois, lui avait notifié, « avec la plus
grande satisfaction », son exclusion du club. II sut cependant se pré¬
senter à lui très convenablement, lui souhaitant la bienvenue et lui
exprimant son regret de le retrouver en pareil lieu. Quoique l’on eût
plus d’une raison de l’estimer peu, c’était un compagnon de misère;
il ne manquait ni d’instruction ni de tact, et il pouvait être de quelque
ressource. Dufort et ses amis l’admirent quelquefois dans leur salon.
On avait soin seulement, quand on lisait tout haut devant lui les
gazettes, de ne faire aucune réflexion. Un jour Mmc Dufort dut avertir
son mari qu’on blâmait les prisonniers d’accepter dans leur compa¬
gnie un homme tel que Rochejean. Il fallut, pour ne pas encourir la
censure de ceux qui n’étaient pas en prison, renoncera des relations
qui sans doute présentaient encore plus d’agrément que de danger, et
signifier au pauvre diable qu’on ne le connaîtrait plus. (IL 219).
Dufort le rencontra plus tard au bureau de police de Paris, où tous
deux faisaient viser leurs passeports. Fidèle à sa promesse, Rochejean
ne reconnut pas son ancien camarade des Carmélites.
Il ne faudrait pas se représenter les prisons de cette époque
singulière sur le modèle de nos prisons actuelles. Le légendaire banquet
des Girondins, et, avec un caractère heureusement moins tragique,
la dernière journée de captivité de Dufort et de ses compagnons,
nous font songer plutôt à la prison d’Athènes où Socrate but la ciguë,
entouré de ses disciples et dissertant tranquillement avec eux sur l’im-
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CllEVERNY.
mortalité de l’âme. L’existence qu’on menait aux Carmélites de Blois,
où Dufort séjourna quatre mois, et à Pont-Levoy, ou son beau-frère
Salaberry passa, prisonnier sur parole, de tics agréables moments,
peut se comparer à celle que Ton trouverait dans une maison de santé
où quelque indisposition vous condamnerait à suivre un traitement
d’une durée indéterminée. Chaque détenu s'y installait de son mieux et
à son goût, y vivait à ses frais, payant sa nourriture quelquefois celle
des détenus pauvres, et achetant fort cher les bonnes grâces du con¬
cierge, et faisait société tant bien que mal avec les personnes que le
hasard de la proscription y avait rassemblées, et parmi lesquelles on
était certain de trouver bonne et agréable compagnie.
Si, à côté de ce tableau, on se représente ce que pouvait être au
dehors la vie d'un malheureux proscrit, se traînant de cachette en
cachette, exposant à la guillotine les amis qui lui offraient un asile,
on ne s’étonnera pas que Dufort ail renoncé à se servir de la retraite
qu’il s’était préparée. 11 était loin d’ètre le seul dans le même cas.
Ainsi il trouva aux Carmélites un ancien prieur du collège de Blois qui
avait été dénoncé, par erreur, mais ce point alors importait peu, pour
refus du serment imposé aux prêtres. Il y allait pour lui de la mort ou
de la déportation. Le malheureux avait commencé par se cacher. Au
bout de quatre mois, las de trembler toujours et de compromettre ses
amis, il s’était volontairement rendu à la prison, « où on le laissait
plus tranquille », dit Dufort. (IL 173). Lorsque Dufort raconte l’arres¬
tation de son beau-frère Salaberry, qui fut guillotiné, il écrit: « Celui-
» ci, qui s’ennuyait mortellement chez lui, ne regarda pas cette déten-
» tion comme une chose bien malheureuse ; c’était un emploi agréable
» de son temps. (IL 173). Plus loin il revient sur la même idée, en
ajoutant que, « par caractère, Salaberry avait besoin de distractions. »
Puis, l’espérance est tellement nécessaire à l'homme, tellement natu¬
relle à qui sent sa conscience tranquille, que malgré tant de démentis
cruels on espérait toujours. Chacun cherchait à se persuader que pour
lui les choses se passeraient autrement que [mur les autres, et qu’il
trouverait justice devant Fouquier-Tainville. Lorsque Salaberry apprit
qu’il était envoyé à Paris, pour être traduit devant le tribunal révolu¬
tionnaire, il se montra radieux, sûr de faire enfin éclater son inno¬
cence. Son domestique Bonvalet, qui l’avait défendu avec le plus grand
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
courage devant les clubs et les assemblées populaires de Blois, jugeait
mieux le danger. A Etampcs il grisa les gendarmes, se procura une
voiture, puis vint dire à son maître: « Tout est prêt; fuyez. » Sala-
berry refusa. « Quoi ! Tu veux que je mette ces deux braves gendarmes
» dans l’embarras !... Du reste je délie aucun tribunal de me
» condamner. » (II. 192). Le lendemain il était jugé et, sur sa
demande indignée, exécuté séance tenante, pendant que sa femme,
aussi tranquille (pie lui, était allée « (aire des emplettes pour prendre
n l’air, » et que le pauvre serviteur, après avoir accompagné son
maître jusqu’au pied de l’échafaud, courait à la recherche du lils,
afin de sauver au moins quelqu’un de la famille. Le nombre même
des arrestations contribuait à entretenir la confiance des victimes.
Dufort, après avoir cité une longue liste de personnes notables -empri¬
sonnées coup sur coup à Blois, ajoute : « Enfin une belle nuit il en vint
» tant que toute la ville, pour ainsi dire, était en prison. Cela nepou-
» vait être regardé comme une mesure sérieuse. Chacun se rassura, et
» l’on passa son temps plusgaiement qu’on ne l’avait espéré. » (II. 175).
Ce n’est pas par inadvertance que Dufort écrit ici ce mol gaiement ,
qui, au milieu de tant de misères, résonne comme une note fausse.
Ces représentants de l’ancienne société qui s'effondrait, ces hommes et
ces femmes qui se savaient menacés de mort, qui voyaient mourir
leurs ainis et leurs compagnons, qui, lorsque leur tour arrivait, mou¬
raient avec tant de courage, songeaient encore à se divertir et à
s’amuser. Salaberry n’était pas le seul qui eût besoin de distractions,
et à plusieurs reprises dans les Mémoires de Dufort nous voyons, à côté
des récits les plus lamentables, la mention d’une fête, d’un bal, de
réunions de société. En novembre 179,1, les possesseurs de terres,
ennuyés et persécutés, viennent presque tous habiter Blois, et chaque
soir, « malgré la pénurie de tous, » on donne des réunions de vingt
ou trente personnes où l’on fait de très bonne musique. (H. 388).
Le 28 février 1793, le jour de la mi-carême, trois chauffeurs sont
exécutés à Blois ; vingt-et-un prêtres de Belgique arrivent aux Carmé¬
lites, attachés dans des charrettes, pour être conduits à file de Hé
et déportés, et Dufort note le même jour que M. et Mnle G... « donnent
i un bal où se réunit toute la bonne société; les autorités le voient
* sans inquiétude. » (IL 397). Celte bonne humeur avait accompagné
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MEMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
les victimes jusque dans les prisons, jusqu’à la Conciergerie, la plus ter¬
rible de toutes, parce qu’elle était la plus près du Tribunal révolution¬
naire et delà guillotine. On y jouait au whist, au trictrac; « on continuait
» philosophiquement la vie que l’on avait menée dans le monde. »
(II. 194). Philosophiquement est peut-être ici un peu exagéré. Dans
un autre passage*, el d'après le récit que lui lit plus tard Mme de Sérilly,
l'amie et la parente de Mme de Beaumont, Dufort raconte, avec une
note quelque peu différente, la vie que l'on menait à la Conciergerie.
« Dès qu'on arrivait, les tôles étaient dans une exaltation effrayante.
» On jouait, on fumait, on buvait, on mangeait outrageusement.
» Toutes les passions y étaient en jeu. Il semblait qu'on n’eût que
» vingt-quatre heures à se voir, sans s’embarrasser du lendemain.
» Tous voulaient être gais, mais de cette gaieté effrayante, avant-
» coureur de la mort. Dès qu’arrivait huit heures du soir, temps
* où l’huissier venait présenter les actes d’accusation, chacun, atten-
» dant son sort et, plongé dans ses réllexions, était dans une agitation
» morne et terrible. Aussitôt que les infortunés étaient fixés, ils
» prenaient leur parti avec une espèce de joie d’ètre quittes des
» inquiétudes et des incertitudes. Quant aux autres, ils jouissaient
» de la pensée de vivre encore vingt-quatre heures et d’être sauvés
» peut-être. » (11. 34fi).
La surrexcitation était certainement moins grande dans les prisons
de province, parce que le danger y était moins imminent. Aussi, à Blois
comme à Pont-Leroy, n’est-il nullement nécessaire de garder bien
étroitement les détenus ; ils n’ont aucune envie de s’évader. Un jour
le domestique de Dufort vient l’avertir qu’une des portes de la prison
n’est jamais fermée. C’est une porte condamnée; quelques clous en
ont été arrachés; il suffit de la pousser pour l’ouvrir. Ya-t-on profiter
de l’occasion, fuir cette prison d’où l’on savait que l’on ne devait
sortir que pour être conduit à l’échafaud? Nullement. Dufort s’empresse
de faire prévenir le concierge, el le prie de reclouer la porte et de
veiller mieux désormais à la sécurité des habitants de la maison.
C’étaitle terroriste Gidouin,le second violon du marquis de Rancogne,
qui avait descellé la porte pour aller tous les soirs en ville voir
sa belle. Mais il avait grand soin de rentrer avant le jour, ne se souciant
pas plus que les aristocrates de se trouver aux prises avec les difficultés
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
et les périls de la liberté. 11 était cependant en danger comme eux,
peut-être même plus qu’eux, car il lut avant eux emmené à Paris,
et lui aussi ne dut son salut qu’au 9 thermidor. Une nuit, les prison¬
niers avaient été réveillés par un bruit inaccoutumé; le lendemain
ils virent avec étonnement paraître au milieu d’eux trois Sans-culottes
qui depuis longtemps terrorisaient la ville. Ils croyaient à quelque
inspection sévère, quand le concierge accourut à Dufort en lui disant:
« Les voilà tous dedans à leur tour! » Deux ou trois jours après,
les nouveaux venus furent dirigés sur Taris avec Gidouin. La ville
se crut délivrée; les sentiments qu’ils inspiraient et que la peur avait
jusque là comprimés éclatèrent dans les manifestations de la foule.
Voici comment Dufort raconte la scène; ses amis et lui la suivirent,
du haut du grenier de la prison, leur observatoire accoutumé :
« Dès cinq heures du matin la rue des Carmélites était remplie d'une
» populace considérable; on savait que les enragés partaient pour
» le Tribunal... La foule les invectivait, et Ton applaudit quand on vil
» mettre dans la cave (caisse de la voiture) la boite qui contenait
» les menottes de fer, pour le cas où ils feraient résistance. Ils mon-
» tèrent huit, un gendarme se trouvant vis-à-vis de chaque prisonnier.
» Le peuple les accablait de malédictions et leur souhaitait la mort,
» leur reprochant leurs cruautés et leurs forfaits... Les mariniers
» les apostrophaient, et l’un d'eux paria que dans huit jours il rappor-
» terait à Blois la tète d’IJézine. » (IL 233).
Dufort ne réfléchit pas que peut-être la même populace aurait
poussé les mêmes imprécations si c’eût été lui et ses amis qui eussent
été conduits au Tribunal révolutionnaire!
L’un de ces quatre enragés était un ancien cordonnier nommé
Velu, qui avait fait aux clubs de Blois et de Cour les motions les plus
sanguinaires. Quelques mois avant l’arrestation de Dufort il avait été
délégué à Cheverny pour s’assurer que tous les titres féodaux avaient
été détruits. Bavait, dans cette circonstance, déployé les grâces dont il
était capable, et la gaucherie d’un sans-culotte aussi intimidé que fier
de faire sentir son autorité au seigneur, de donner des ordres dans
son château et de s’asseoir en égal à sa table. Pendant les Saturnales
romaines l’esclave devait avoir plus d’aisance, parce qu’il savait que
c’était pour rire . Velu prenait son rôle au sérieux. Il s’elforçait d’être
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MÉMOIRES DE DUFORT, C*# DE CHEVERNY. 3H
aimable, ne disait et ne faisait de sottises que sans le vouloir; embras¬
sant, pour la saluer, et tutoyant la citoyenne Dufort; se retournant vers
le domestique pour le supplier de prendre sa place à table afin d’avoir
la satisfaction de le servir à son tour; engageant, quand il aperçoit
une jolie servante, le jeune fils de Dufort à en faire sa maîtresse,
pour prouver ensuite son républicanisme en l’épousant ! Son arresta¬
tion ne dut pas le surprendre. Pendant le dîner, Dufort ayant parlé
des dangers dont il se sentait menacé, Velu s’était écrié : « Est-ce que
» je n’en cours pas autant, moi? Dans trois mois j’aurai le cou coupé;
» mais il faut prendre son parti. » (II. 194). Après son élargissement,
Velu eut une seconde fois occasion de se rendre compte des sentiments
qu’il inspirait à ce peuple au nom duquel il avait prétendu parler.
Reconnu à Orléans dans une voiture publique, la foule le fit descendre,
le traîna devant l’étal d’un bouclier, le força à se mettre à genoux, et
lui versa sur la tète un baquet de sang !
La chute de Robespierre était attendue aux Carmélites avec impa¬
tience. Elle y était prévue : on y avait su que Tallien avait renvoyé à
ses amis les lettres qu’il avait reçues d’eux ; on en avait conclu qu’il
était sur le point d’engager la lutte suprême. Après le 9 thermidor les
prisonniers de Blois attendirent encore quatre mois leur mise en
liberté. Des représentants en mission avaient été chargés de parcourir
les Départements, d’épurer les autorités et de libérer les prisonniers.
Celui qui avait été envoyé dans le Loir-et-Cher était Brival, ancien
évêque constitutionnel de Tulle. Il avait plusieurs départements à
visiter, voyageait avec une femme et ne se pressait pas. Il arriva
enfin et convoqua l’Assemblée générale du peuple au temple de la
Raison, c’est-à-dire à la Cathédrale, pour le 23 fructidor, à quatre
heures du soir. « Cette journée, dit Dufort, nous parut la plus longue
» de toutes, et nous nous mîmes à faire un whist avec M. du Bue.
» Les messages se succédaient; Brival, bon jacobin, peu éloquent,
» peu maniéré, fit passer d’abord toutes les autorités, mais surtout
» les sans-culottes; nous ne devions venir que les derniers, comme à
» la procession. Des murmures se faisaient entendre, et l’impatience
» gagnait tous les honnêtes gens de ne pas entendre nos noms.
> La séance lirait à sa fin lorsqu’on nous désigna pour être mis en
> liberté, en demandant au peuple s’il nous en jugeait dignes. A Tins-
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
» tant, il se fit des applaudissements si généraux, si prolongés, que le
» député en fut étonné. Mes enfants et le fils de M. de Rancogne
» venaient nous annoncer de minute en minute ce qui se passait. Les
» nouvelles de Paris venaient d’arriver. M. du Bue les lisait connue
» s’il eût été seul dans son cabinet; il n’était pas encore question de
» lui, et il montrait, comme toujours, la plus grande philosophie.
» Enfin, après trois quarts d’heure, un nommé Avérous, chapelier, et
» deux autres officiers des autorités, arrivèrent pour nous faire sortir.
» Nous étions seize. On nous fil descendre chez le concierge; Avérous
» était un peu saoul, et il crut devoir faire une phrase à chaque
» incarcéré. Son compliment pour moi fut trop singulier pour ne pas
» le consigner ici : Citoyen Dufort, le peuple, par une acclamation
» unanime, l’a rendu à la liberté; je suis chargé de te dire de te
» conduire toujours comme tu t’es conduit, en honnête homme. •
(II. 244).
Le premier usage que Dufort fait de sa liberté est d’aller avec ses
enfants se promener au clair de la lune sur le bord de l’eau. Puis il
rentre dans sa petite maison, et là, le malheureux, qui, plus que
jamais, aurait voulu passer inaperçu, trouve toute la ville, accourue
pour le féliciter. II apprend que les habitants de Cour et de Cheverny,
dont, à plusieurs reprises pendant sa captivité, il avait été obligé
d’arrêter le zèle et les démarches en sa faveur, ont décidé de venir en
masse au devant de lui jusqu’à moitié chemin de Blois. II s’empresse
de leur faire dire qu’il les supplie de rester chez eux, qu’il séjournera
encore plusieurs jours à Blois, et qu’il arrivera à Cheverny la nuit, à
l’improviste. A Blois il essaie de se promener; les passants viennent à
lui ; des gens qu’il n’a jamais vus lui prennent les mains, l’embras¬
sent, pleurent, gémissent, déclament. Il prend le parti de renoncer â
sortir. Il s’enferme au logis, moins libre qu’en prison, et guère plus
rassuré, car toutes ces manifestations auraient pu lui attirer encore
quelque méchante affaire. Il rentre enfin à Cheverny au bout de quatre
jours. Il y est reçu par un vieil ami qui était venu y chercher asile, et
qui, en le revoyant sain et sauf après tant d’épreuves, tombe à ses
pieds, frappé d’apoplexie.
Voilà Dufort libre, aimé de tous ceux qui l’entourent, estimé même
des autorités révolutionnaires, qui voient en lui un homme paisible,
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
toujours prêt à donner l’exemple de la soumission aux lois et à
contribuer, dans la mesure de ses forces, à maintenir l’ordre et à rétablir
la paix sociale. Va-t-il trouver le repos, à défaut du bonheur qu’il ne
faut guère attendre sur la terre?
Son premier soin est de compter, comme après une bataille, les
morts el ce qu’on peut appeler les blessés de la Terreur. On peut
désormais s’écrire et avoir des nouvelles de ses amis autrement que
par les journaux publiant les listes de la guillotine; « on peut circuler
» dans les mes et même voyager sans être insulté. » Dufort vient
à Paris el cherche les siens. La veuve de Salabcrry est restée neuf mois
en prison. Une autre sœur de Mme Dufort, M,le Legendre, a été forcée
de se cacher pendant six mois; elle avait eu 35,000 livres de rente;
elle vit dans le dénuement à Chaillot. Amelol est revenu de l’émigration ;
il a perdu la raison et ne reconnaît même pas son beau-frère. Sa nièce,
la marquise Amelol du Guépéan, restée veuve avec un enfant, cherche
une place de concierge dans quelque maison de campagne. Un ami
de Dufort, le marquis de Paroy, ancien Constituant, lui écrit de
Fontainebleau. Sa femme est restée quatorze mois en prison; lui-même
n’a été sauvé de l’échafaud que parce que son fils aîné est parvenu
à gagner les bonnes grâces de M. et Mme Tallien en faisant leur portrait.
Ce fils est à Paris, où il s’est fait graveur, pour vivre. Un autre fils
était prêtre; il a été fusillé â Saint-Domingue par Santonax. Un troisième
est au Cap, charretier. Le plus jeune a disparu; on suppose qu’il a
émigré. Une des filles est sans nouvelles de son mari, qui est à Saint-
Domingue, cherchant à sauver quelques bribes de sa fortune; elle est,
de toute la famille, la seule personne qui n’ait pas été emprisonnée !
Maintenant elle végète avec son père et sa mère à Fontainebleau, où
beaucoup de « ci-devant persécutés se sont réfugiés et forment une
» réunion de société. » (II. 327). Chaque famille que Dufort va visiter
lui annonce un deuil ou une misère. « J’étais étranger à Paris, comme
» Paris l’était pour moi. Pas une rue, pas une maison où je n’eusse
» jadis connu quelqu’un, et maintenant je ne voyais que des hôtels
» dont les anciens maîtres étaient morts ou émigrés. » (II. 263 el 343).
Le jour, les rues sont troublées par des émeutes ou par des rixes
entre les anciens terroristes et leurs adversaires; le soir elles ne sont
pas sûres. Dans les théâtres on chante le Réveil du peuple; on joue
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MEMOIRES DE DÜFORT, O DE CHEVERNY.
des pièces dirigées contre les buveurs de sang , et on se bat dans
la salle. Dufort va à l’Opéra assisler à la rentrée de Lays, chanteur
jadis aimé du public ; mais Lays a élé terroriste1 ; sa présence soulève
une tempête; dans toutes les loges les femmes agitent leurs mouchoirs
pour lui faire signe de se retirer; il est forcé de quitter la scène
(II. 257). La vie t matérielle elle-même est difficile à Paris. Le pain
qu’on y mange tient au couteau, comme s’il eût été fait de sarrazin,
et Sedaine, chez qui Dufort est venu loger comme autrefois, lui déclare
que, malgré son aisance, il serait mort de faim sans les victuailles
qu’on avait eu la bonne pensée de lui envoyer de Cheverny (II. 256).
On ne peut séjourner à Paris qu’avec un permis qui limite la durée
du séjour ; il faut demander ce permis à sa Section et le faire viser par
le Comité de Sûreté générale, avec l’assistance de deux répondants ;
Dufort prend pour cautions, avec son ami Sedaine, les deux sculpteurs
Houdon et Pajou. Las de toutes ces tristesses, il quitte Paris sans avoir
le courage d’attendre la fin des dix jours fixés par son permis.
Il emprunte un cabriolet, loue au poids de l’or deux chevaux, car
il est impossible d’avoir des chevaux de poste, et part à la pointe
du jour. « Trois fois dans la route on me demande mon passepoil;
» à la dernière, un bonhomme, après m’avoir bien regardé, me le
» rend en me disant : « Citoyen, je vous souhaite un bon voyage,
» et que le bon Dieu vous accompagne! * Et Dufort ajoute : « Langage
» bien étonnant dans un temps où tous les diables étaient déchaînés. »
(ii. m-
Quelque temps après son retour à Cheverny il y reçoit la visite de
son neveu. « Le citoyen Amelol, dit-il, est arrivé hier dans ma cour.
» Le fils et le petit-fils de deux ministres cordons bleus, qui a été lui-
» meme intendant de bourgogne à 23 ans, qui, à 28 ans, fut mis par
» Necker à la tète de la trésorerie nationale et avait le travail avec le
» Roi, a adopté le costume de la grosse bourgeoisie, ayant les cheveux
® sans poudre et coupés à la Titus, suivant la mode du jour; nous
» l’avons pris d’abord pour un gros fermier. Après avoir embrassé
(l) Ce fut le même J.avs qui en 18l'i chanta à l’Opéra, devant les souverains
alliés, l’air de Vive Henri IV, avec des paroles arrangées pour la circonstance:
« Vive Guillaume
Et ses guerriers vaillants? • Etc.
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY. 315
* oncle et tante, il nous a conté qu’il était venu par les voitures
» publiques jusqu’à Blois, et que, comme actuellement il a établi
» dans sa maison au faubourg Saint-Honoré, un manège et une école
i d’équitation où il a attaché les meilleurs écuyers, il avait envoyé un
» de ses palefreniers et un de ses quarante chevaux pour l’attendre à
> Blois, d’ou il s’était rendu dans sa terre de Chaillou, afin de tâcher
* de recouvrer 12,000 livres d’arriéré qui lui sont dues. Il y a passé
» six jours, et rapporle à grand peine 700 livres. » (II. 372). Dufort
dut être d’autant plus surpris du costume et du nouveau genre de vie
du citoyen Amelot que lui-même n'avait jamais été ce que l’on appe¬
lait alors à la hauteur, a Nous avions toujours vécu avec l’aisance de
* notre rang, dit-il.... Nous ne nous étions sali avec personne; les
* mots de citoyens , de solides mâtins , les tutoiements nous étaient
» étrangers. Jamais nous n’avions arboré aucun de ces accoutrements
» civiques que tous mettaient alors; nous étions habillés, poudrés,
» vêtus comme dans l’ancien régime, montrant de la bonté à tout le
» monde, mais jamais aucune familiarité. » (II. 212). On croit voir se
promener paisiblement dans les grandes allées du parc de Cheverny qu’ils
allaient, hélas! bientôt quitter, ces deux bons vieillards portant encore
leur costume des anciens jours, saluant avec grâce les paysans qu’ils
avaient vus naître, et qui se découvraient respectueusement devant eux.
Pendant les premiers moments de réaction qui suivirent le 9 ther¬
midor, les Terroristes furent poursuivis par ceux de leurs anciens
complices qui venaient de les renverser du pouvoir. Des enquêtes
furent ouvertes, des procès furent commencés contre ceux que l’on
appelait les buveurs de sang. Les victimes élaient sollicitées de porter
plainte contre leurs persécuteurs, et répugnaient à ces délations.
Mais bientôt la Révolution, entraînée par la force des événements, ne
tarda pas à reprendre son cours. Après vendémiaire et fructidor les
persécutions recommencèrent. On vit rcparaîlre dans le département,
avec le titre de Commissaire du pouvoir exécutif, llézine, l’un des
quatre enragés contre lesquels la population s’était prononcée avec tant
de colère lorsqu’elle avait cru être délivrée à jamais de leur tyrannie.
Les députés fructidorisés, puis les interminables convois de prêtres
dirigés sur les îles de Ré et d’Oléron pour être déportés, font étape
aux Carmélites de Blois, où la pitié des habitants leur offre des
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316 . MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
matelas. Bientôt les ci-devant nobles sont l'objet de mesures d’excep¬
tion; une loi les assimile aux étrangers, leur refusant ainsi les droits
de citoyens (loi du 9 frimaire an VI); on prétend leur interdire de
porter la cocarde nationale (II. 406). Une autre loi les déclare respon¬
sables des troubles et prescrit de prendre parmi eux des olages (loi
du 24 messidor an VII), et Du fort indigné s’écrie: « Si les émigrés
» ressentent toutes les angoisses du malheur et de la misère, ceux
» qui sont restés dans la république éprouvent journellement des soul-
» fiances morales et physiques bien douloureuses. » (II. 401).
Les réquisitions de tout genre, les contributions, les emprunts
forcés, les dons patriotiques, les passages des gardes nationales, la
banqueroute des rentes sur la ville, la saisie de la vaisselle, des voi¬
lures, des chevaux, des grains, des arbres, les dépenses imposées par
sa captivité et par le service militaire de son second fils avaient épuisé
Dufort; tous les particuliers étaient d’ailleurs dans la même situation.
Le Directoire, cependant, avait plus que jamais besoin d’argent; il
en chercha par des taxes arbitraires. Les notables se refusant à être
Commissaires pour taxer leurs voisins, on s’adressa à des gens qui ne
refusèrent pas ; à Cour, on prit pour estimateur des fortunes un tour¬
neur! (IL 287). Chaque particulier fut tenu de produire l’état signé et
détaillé de sa fortune, sous peine d’être imposé arbitrairement; la
délation et l’arbitraire étaient devenus la règle des finances comme
de la politique. Dufort se décida à faire son bilan, et il s’aperçut avec
stupeur qu’il avait perdu depuis la Révolution 1,600,000 livres de
capital, soit 81,000 livres de revenus. Il ne lui restait que 23,000
livres de revenus bruts, grevés annuellement de 18,000 livres de
dettes. Celte découverte lui causa une telle émotion qu’il en eut la
jaunisse. Il vendit son château, devenu trop grand et trop onéreux,
et il loua une petite maison à Blois. « Vivant du peu qui nous restera,
» dit-il, nous aurons le bon esprit de regarder autour de nous et d’y
t> trouver des gens encore plus malheureux. » IL 411). Sa belle-
sœur, Mmc Amelot, était réduite précisément aux mêmes chiffres.
« Par une délicatesse pareille à la nôtre, et aussi mal entendue, elle
» ne s’était pas servie de la facilité qui lui était offerte de rembourser
j> en assignats. Sot préjugé de vouloir rester honnête, tandis que tant
» de gens s’en moquent! » (II. 373).
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Mt:.VIÔiRÉS DÉ DUFORT, O bE CHeVERNŸ. 317
Il nous est impossible de ne pas nous arrêter sur res derniers mots.
Payé lui-même en assignats, Dufort persiste, dût-il en être ruiné,
à s’acquitter envers ses créanciers en une monnaie ayant une valeur
réelle, comme ils avaient dû y compter quand ils avaient traité avec
lui. Cependant, irrité et indigné de voir à côté de lui l’improbité favo¬
risée par les lois et encouragée par le succès, il finit par laisser
échapper un regret de celle délicatesse à laquelle il obéit encore, mais
que sa douleur commence à maudire et à qualifier de sot préjugé !
Plus loin nous trouverons un passage encore plus frappant. Dufort
raconte que la ville de Caen vient d’être mise en état de siège :
« Colonnes mobiles, arrestations de prêtres, désarmement des suspects,
» toutes les gentillesses révolutionnaires pèsent sur cette partie de la
» République. Le prétexte est l’assassinat du nommé Leroy, commissaire
» du pouvoir exécutif, homme affreux et dont on ne pouvait sedebar-
» rasscr autrement. » (II. 395). Qu’elles soient ironiques ou non, ces
phrases échappées à un homme éclairé et doux, qui ne se contente pas
de les dire dans une boutade, mais qui les écrit dans ses Mémoires,
permettent de juger à quel désordre moral peuvent être conduites des
âmes plus simples et moins cultivées, quand elles voient le gouverne¬
ment, au lieu de remplir son rôle de protection sociale, donner
l’exemple de la déloyauté légale et de la violence, et, choisir, pour
leur confier l’autorité sur les citoyens, des hommes déshonorés.
Sans doute, quand il a relu les dernières lignes que nous venons de
transcrire, Dufortles a lui-même jugées trop amères, car le lendemain,
28 février 1799, il reprend la plume et commence ainsi: « Il faudrait
» avoir une grande dose de philosophie ou de stoïcisme, s’isoler, ne
» lire aucun journal, n’entendre aucune nouvelle. L’âme est froissée,
» le cœur navré, en lisant journellement les exécutions des conscrits,
» des émigrés, et en voyant les déportés qui passent continuellement
» par cette ville et devant ma porte.... Sur ces listes de mort on
» couche tous ceux qui déplaisent au gouvernement. » (IL 395).
Depuis 1796 Dufort n’écrit plus des Mémoires , mais un Journal.
Il a achevé les récits d’autrefois, et il note désormais les événements
à mesure qu’ils se déroulent sous ses yeux. A partir de ce moment
son ton change. Le souvenir est une magie; quand Dufort évoquait le
passé, il semblait avoir oublié les tristesses du présent. Il était gai,
JUILLET-AOUT 1888. ï\
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3IÔ MÉMOIRES DÉ DEPORT, O DÉ CHEVERNY.
léger, pour raconler les anecdotes de la cour de Louis XV; plus
sérieux, mais encore enjoué et quelque peu railleur pour rappeler les
premières scènes de la Révolution et même les misères qui l’avaient per¬
sonnellement atteint, telles que sa prison. Ces chagrins passés n’étaient
plus que songes. Mais son récit devient triste et découragé quand il
commence à écrire chaque soir, « pour épancher son âme, mainlenanl
» qu’il a perdu lous ses amis », les douleurs de la journée qui vient
de s’écouler. Il a le soin de le dire lui-mème, il n’écrit que « ce qui le
» frappe dans le cercle étroit où il vit. » Ne cherchons donc pas dans
son livre des aperçus sur la politique générale, sur la guerre exté¬
rieure, sur les victoires de nos armées ; tout cela se passait trop loin
de lui et ne l'atteignait pas. Il parle de la situation intérieure du pays,
quand il en souffre; de la guerre civile, quand il est menacé parles
incursions des Chouans ; des lois politiques, quand elles attaquent sa
liberté ou ses biens ; en un mot, quand il est victime ou témoin du
désordre qui désole la France.
Le désordre est en efiét à son comble. Partout la désorganisation,
le trouble, l’inquiétude, la souffrance, le mécontentement. Les employés
de l’Etat, mal payés, font main-basse sur les deniers publics: « La
» République est volée partout; c’est un vrai brigandage. » (IL 395).
Le commerce est arreté ; il n’y a plus de numéraire, et les faux
se multiplient tellement que personne n’ose plus accepter de lettres
de change. (IL 394). Les ci-devant nobles sont frappés par des mesures
d’exception qui les mettent en dehors de la loi commune. Les pro¬
priétaires redoutent la loi agraire qui paraît imminente (II. 365).
Les gens sans aveu, que l'espoir du pillage avait jadis rattachés à la
Révolution, voyant qu’ils ne sont pas plus riches qu’auparavant, crient
contre le nouvel ordre de choses. (IL 381). La sécurité est nulle :
des bandes de chauffeurs répandent l’effroi dans les campagnes. La
guerre civile désole les départements voisins et menace le Loir-et-Cher.
A chaque instant on croit voir arriver les Chouans. Les gens paisibles
redoutent leur approche ; mais quelquefois on les appelle pour se venger
des exactions révolutionnaires. Au Mans, le Gouvernement ayant pré¬
tendu user de violence pour exiger le paiement d'un emprunt forcé,
la ville se livre aux Chouans qui fusillent le Commissaire du pouvoir
exécutif (IL 417). Les conscrits, que l'on rassemble par force et que
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Mémoires de DUFORf, cte de chevernY. 319
Ton emmène au corps « liés et accolés » (II. 380), désertent de toutes
parts, à Tours, à Blois, à Beaugeney. Une colonne de 400 conscrits
fait étape au château de Blois; 100 disparaissent pendant la nuit,
et l’autorité fait des battues dans les bois pour les retrouver (II. 411
et 413).
Beaucoup de Français cherchent à s’expatrier. Un ami de Dufort,
Olavidès, espagnol de grande naissance et de grande fortune, qui
depuis quelques années habitait la France, retourne en Espagne,
c S’il avait voulu emmener une colonie de Français, écrit Dufort,
* rien ne lui eût été plus facile. Il est accablé de demandes, de
> lettres, de visites, et moi par contre-coup... La Révolution,
» les réquisitions, la perte de toutes les fortunes, déterminent à sortir
> du pays, surtout depuis qu’on ne court plus le risque d’èlre déclaré
» émigré. * (II. 381).
La situation devient tellement intolérable que Dufort lui-même songe
a fuir la France! Lui qui avait refusé d’émigrer au commencement
de la Révolution, qui était resté à son poste de Français et de grand
propriétaire malgré les menaces de la guillotine et de la prison,
est poussé à bout par les mesures fiscales, les lois spoliatrices et les
persécutions du Directoire. Il envie presque le sort des déportés !
t Quoique mes soixante-dix ans me mettent à l'abri de la déportation,
* je m’y serais résigné pour ne plus être exposé à des vexations et
» peut-être à quelque chose de pire, mais le répit qu’on me laisse
» me permet de mûrir mon projet et de prendre mes dispositions...
* Le sol n’est plus tenable, les impositions écrasent les propriétés,
» principalement les plus fortes, et l’on est menacé continuellement
» d’exactions, comme dans un pays conquis. Il faut satisfaire les
» gouvernants, et obtenir la tranquillité en se retirant ailleurs. »
(U. 365).
On raconte que plusieurs années avant la Révolution, Sieyès, Trcil-
hard et quelques autres hommes qui plus tard jouèrent un rôle,
s’entretenaient, en se promenant aux Champs-Elysées, de la chose
publique et des réformes qu’elle appelait. « Le prêtre ne de\rait pas
1 sortir du temple, dit l’un d’eux. Il faut enlever au clergé sa puissance
* politique et ses biens. • — t Oui, » répondit Sieyès, du ton de
VindifTérence. — a La noblesse, dit un antre, ne rend plus aucun
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MEMOIRES DE DlîFOftT, O DÉ CHÉVËftNY.
» service à l’Rtat. Il faut abolir ses privilèges que rien ne justifie plus. »
— « Oui, » dit Sieyès. — « Dans un siècle de lumières, ajouta un
» troisième, un roi est inutile ; les peuples peuvent se gouverner
t> eux-rnèmes. Il faut supprimer la monarchie. » — Sieyès répondit
encore : « Oui, » toujours sur le même ton. — c Que prétendez-vous
» donc, lui dirent ses amis, vous à qui ne semble pas suffire la sup-
» pression du clergé, de la noblesse et de la royauté? » — «La
» propriété est dans de mauvaises mains, dit alors Sieyès; il faut
» changer les propriétaires. Voilà la vraie réforme. » — Qu’elle en cul
ou non conscience, la République accomplissait l’œuvre indiquée par
Sieyès, but latent cl résultat final de toute Révolution; et Du fort ne
se trompait pas en sentant que pour la satisfaire il aurait fallu se retirer
et abandonner la terre à de nouveaux venus.
Cependant mille symptômes annonçaient aux moins clairvoyants
la fin de la crise. A la date du 9 septembre 1799 Dufort décrit ainsi
la situation du pays : « On peut prédire à coup sûr un orage lorsque
» des nuages légers s’amoncellent sur l’horizon, que le tonnerre gronde
» dans le lointain, et que la nature entière est dans un triste silence.
» Telle est, à peu près, la situation de toute la France dans ce moment.
» Le mécontentement est général; l’elîroi d’un côté, l’espérance de
» l’autre se peignent sur tous les visages, et l’inquiétude, planant
» dans toutes les imaginations, forme pour l’observateur un spectacle
» étonnant. » (IL 113). Il reprend, quelques jours après: «Effroi
» général pour les otages, pour la conscription, les colonnes mobiles,
y> l’emprunt forcé. Les otages disent qu’ils ne partiront pas; les
» conscrits se cachent dans les bois; les imposés annoncent qu'ils
» se laisseront saisir plutôt que de payer... J’ignore à combien on
» m’imposera, mais je me trouve tellement au-dessous de mes affaires
» que nous abandonnons tout à ma belle-fille pour payer nos créanciers. >
(IL 415).
Même à ce moment où Dufort répète, avec tout ce qui l’entoure,
qu’une solution est inévitable et imminente, où il appelle de ses vœux
un pouvoir réparateur, capable de protéger les gens paisibles et de
relever la société tombant en ruines, il ne prononce jamais le nom
des Bourbons. Lui, homme de l’ancienne Cour, lui qui a pleuré la
mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui a conservé dans son
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321
MÉMOIRES DE DUPORT, O DE CHEVERNY.
château pendant la Teneur, en se contentant de le couvrir d’un voile,
le portrait de Louis XV, il ne songe pas au prince à qui, dans l’exil,
quelques amis donnaient dès lors le titre de Roi. La famille de
Bourbon lui paraissait-elle donc si loin de la pensée des Français, si
oubliée déjà, que ses destinées lui semblaient irrévocablement sépa¬
rées des destinées de la France?
En revanche, il s’occupe souvent du général Bonaparte. Déro¬
geant à son habitude de ne parler que de ce qu’il voit lui-même,
depuis longtemps il raconte ce qu’on dit de ce personnage. Bona¬
parte se laisse citer en justice de paix par ses fournisseurs; il
passe cependant pour avoir quinze millions de fortune (IL 381); son
départ pour l’Egypte est un exil; mais le gouvernement, qui veut
l’éloigner, n’ose pas le déporter, etc. Toutefois, de ce côté non plus,
il ne pressent pas l’avenir. Le prestige du jeune général est un fait;
ce n’est ni une espérance, ni une révélation. Malheureusement pour le
lecteur, Dufort tombe malade quelques jours avant le 18 brumaire, et
reste dix mois sans écrire. Nous ne connaissons donc pas l’impression
produite sur lui par le coup d’Élat au moment où il s'accomplit.
Lorsqu'il reprend la plume le 1er septembre 1800, le régime nouveau
est déjà consolidé, et les résultats obtenus par le Premier Consul sont
saisissants. L’ordre est rétabli. A l'angoisse des derniers jours du
hirectoirc a succédé la confiance. « Bonaparte, écrit Dufort, s’étant
» heureusement mis à la tète du gouvernement, a avancé la Révolution
» de plus de 50 ans; le calice était plein et débordait de tous côtés.
» D’ici à peu de temps nous allons savoir si nous sommes destinés à
» cire tricolores ou unicolores. Bonaparte a fait en 24 heures à Saint-
» Cloud ce que tous les émigrés, le Roi, le prince de Condé n'auraient
» pu taire avec 40,000 hommes ; il a coupé les 750 tôles de l'hydre.
> concentré le pouvoir en lui seul, et empoché les assemblées primaires
» de nous envoyer un tiers de nouveaux scélérats à la place de ceux
« qui allaient déguerpir. Sans savoir et sans deviner s’il a une arriére
1 pensée, nous devons tous lui avoir une grande obligation d’avoir
* ramené dans sa personne le précieux pouvoir d'un seul. La Fiance
* serait très malheureuse de le perdre dans ce moment où les Jaco-
* bins font semblant d’ètre morts et travaillent en taupes. »
• « Tout est tellement changé qu’il semble que les événements
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322
MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
» révolutionnaires se sont passés il y a plus de 20 ans ; les traces s’en
» effacent tous les jours... la Vendée est pacifiée... le préfet a l’ordre
» de calmer toutes les tètes, de quelque parti qu’elles soient....; la
» nouvelle organisation prend plus de consistance de jour en jour.
» Le peuple n’est plus tourmenté au sujet de la décade 1 _ On peul
» voyager sans passe-port dans l’intérieur.... Le gouvernement ne
» connaît aucun parti; un royaliste est placé à côté d’un républicain
» forcené, et ils sont pour ainsi dire neutralisés l’un par l’autre....
» Le premier Consul, plus roi que ne l’a jamais été Louis XIV, a
» appelé dans ses conseils tous les gens capables, sans s’embarrasser
ï de ce qu'ils sont ou ont été. II n’a exclu que les nobles. Tous sont
» forcés de concourir à la grande œuvre de la régénération de
» l’empire.... Toutes les fortunes sont tellement amoindries ou anni-
» hilécs, excepté dans la main des banquiers ou des fournisseurs, que
» tous ceux que l’on appelle les citoyens sont forcés de travailler ou
» de mourir de faim. » (II. 419, 420, 421, 422).
La question religieuse elle-même s’apaisera, dit-il, en dépit des
intrigues des intéressés, aussitôt que les populations seront laissées
libres de suivre leur instinct. « Il s’est trouvé vingt curés qui ont
ï désigné les élus pour aller au Synode qui va être tenu à Bourges
» pour nommer quatre évêques constitutionnels. Les gens du peuple
» voient toutes ces menées avec une grande indifférence. Ils iront à la
» messe, n’importe par qui elle sera dite. » (II. 425).
Puis Dul’ort raconte ce qu’il entend dire: « Une personne instruite
» arrivant de Paris, assure que Bonaparte perd graduellement dans
» l’esprit public.... Son système d’amalgame de tous les partis est la
» fable des Parisiens.... On parle d’un livre sur les finances où on lui
» prouve ses manœuvres, ses exactions et où on lui prédit sa chute! •
(II. 425).
Plus lard il revient à ses impressions personnelles. Ses Mémoires
se terminent en juin 1801 par un paragraphe qui commence ainsi:
(I) Uii arrôtô consulaire du 7 thermidor an VII venait d'abroger les lois révolu-
tionnnires qui avaient interdit, sous peine d’amende et de prison, d’ouvrir les bouti¬
ques et tlo travailler les Décadis. Cet arrêté contenait un article 3 qui serait vraiment
comique s’il se trouvait daus un vaudeville: • Les simples citoyens ont le droit
• de pourvoir h leurs besoins et de vaquer à leurs affaires tous les jours, en prenant
• du repos suivant leur volonté.,.. •
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323
MÉMOIRES DE Dl'FORT, O DE CIIEVERNY.
« Tous les yeux sont fixés sur Bonaparte, » et qui prouve la vérité
de celle assertion en donnant une série de détails plus ou moins véri¬
diques sur le premier Consul et sa famille : les nécessités et les tendances
de son gouvernement, sa mémoire prodigieuse, sa puissance de travail,
son goût pour son intérieur, son affection pour sa femme et pour
sa belle-fille, Mlle de Beauharnais, qu’il appelle, dit-on, « su petite
chouanne; » sa passion pour les animaux, chiens, chats, singes et
perroquets, dont il est toujours entouré : « Quand il est dans ses gaietés,
» tout cela vient sur son lit et il joue avec eux. » etc., etc.
Dufort mourut peu de mois après avoir tracé ces dernières lignes,
le 28 février 1802.
Sauf pour les dernières années, les Mémoires de Dufort ne présentent
pas le genre particulier d’intérêt que l’on trouve dans un Journal,
comme celui de Barbier, ou dans une Correspondance, comme celle
de Du Buisson, qui, écrits au jour le jour, donnent sur chaque
événement, au moment où il se produit, sur chaque personnage,
au moment où il entre en scène, l’impression première des contem¬
porains. La plus grande partie a été écrite après coup, par un homme
qui connaissait la fin du récit, le dénouement du drame. Ainsi, la
première fois qu’il nous présente un personnage qu’il appelle le comte
de Slainville, il ne manque pas d’ajouter : « Celui qui depuis devint
» duc de Choiseul et fut premier ministre. » Il est impossible que
ce qu’il dit à ce moment ne se ressente pas du jugement qu’il a pu
porter plus lard sur l’ensemble de la vie du duc de Choiseul. De tous
les hommes dont il parle, Bonaparte est le seul pour lequel nous ayons
vraiment son impression primitive, parce qu’il n’a jamais su, ni même
pressenti, que le jeune Général en chef, ou même le puissant premier
Consul serait un jour l’arbitre de l'Europe, et traînerait à ses fêles
une Cour de rois.
Cependant nous ne croyons pas que l’expérience ait beaucoup modifié
ses jugements. Dufort ne nous paraît pas avoir été un de ces hommes
qui réfléchissent profondément sur les événements et les caractères,
et qui savent tirer de l’enchaînement des faits particuliers une conclu¬
sion générale. 11 semble avoir eu plus de spontanéité que de réflexion,
plus de bon sens que de portée. Ses Mémoires sont une photographie
qui reproduit l’image, plutôt qu’un tableau qui l’idéalise çt en dégage
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324 MÉMOIRES DE DU FORT. O DE CHEVERNY.
la formule; il raconte plus qu’il ne juge. Nous devons donc présumer
que les sentiments qui apparaissent dans le cours de son récit sont bien
ceux qui l’animaient au moment où se déroulaient les événements,
et non ceux que soixante ans d’expérience auraient pu lui inspirer.
Il se croit encore au milieu des faits qu’il raconte. Il écrit comme
il avait pense autrefois; s’il sait la suite , il n’a pas modifié son juge¬
ment. Nous trouvons dans son livre la manière de voir et de sentir
du jeune Introducteur des Ambassadeurs pendant le règne de la
Pompadour, du grand propriétaire terrier sous la Du Barry et sous
Louis XVI ; non celle du vieillard désillusionné par le malheur, éclairé
sur la frivolité de l’ancien régime par le coup de foudre de la Révolu¬
tion, et jugeant, au moment où il va mourir, le vide de sa vie.
Cette vie est une image assez fidèle de la seconde moitié du xvmc
siècle. Elle commence par des joies; elle finit par des larmes. Dans
sa jeunesse, Dufort cherche le plaisir plutôt que le devoir; et il faut
lui rendre celle justice qu’il y met plus de retenue que la plupart
de ses contemporains; il s’amuse; mais il ne tombe pas dans le vice.
Quand il se marie, il rompt, le plus tard possible, mais il rompt,
sans hésitation et sans retour, une liaison qui lui est chère; il veut
être un mari fidèle et correct. Il préténd aussi avoir une femme qui
ne soit qu’à lui ; il évite de la présenter à la Cour, quoique ce soit
le droit de sa charge, et il s’attache à compléter chez elle, par des
lectures qu’il dirige lui-mème, une instruction première qui, suivant
l’usage du temps, avait été assez négligée. Il résiste aux tentations
de l’ambition, ne se souciant pas d’occuper des places que la faveur
du roi aurait pu lui faire obtenir, et pour lesquelles il ne se sent
pas fait. Il ne veut pas non plus devoir ce qu’on appelait alors sa
fortune à des moyens que sa délicatesse réprouve; jeune, il refuse
d’ètre présenté à la comtesse de Toulouse par une de ses tantes,
religieuse au couvent où cette princesse allait faire ses dévotions.
« Avec de l’ambition, dit-il, on peut se servir de toutes voies pour
» réussir, mais ce n’était pas dans mon caractère. » (I. 49).
Il serait donc injuste de dire que Dufort ne respecte rien ; seulement,
pas plus que la plupart de ses contemporains, il ne prend au sérieux
les choses au milieu desquelles il vit. Sous ce rapport il représente
bien l’esprit général de la noblesse et de la Cour. Il est imprégné
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MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY. 325
de cel esprit dissolvant qui a tout attaqué, les mœurs, les institutions,
les lois; qui a su détruire, et qui jusqu’à présent a été impuissant
à reconstruire. Sa légèreté rit de ces conventions que l’on appelle
volontiers des préjugés, et qui sont la condition indispensable de toute
vie sociale. Quels principes humains, quelles institutions pourraient
résister à la discussion de la logique absolue? Et quelle société pourrait
durer un instant si les conventions sur lesquelles elle repose cessaient
d’être respectées? Tout peut être contesté, sauf un point : c’est qu’il
faut à toute société une base, une croyance, une foi, sans laquelle elle
tombe en dissolution. Une foi, c’est l’instinct de l’idéal; c’est ce qui
fait naître dans le cœur des hommes le sentiment qui les arrache à
eux-mêmes et qui les oblige à avoir un autre but que leur intérêt
immédiat, une autre préoccupation que leurs jouissances égoïstes.
Dufort n’a pour guides et pour appuis dans la vie qu’un sens droit
et des instincts honnêtes. Cette force suffit pour le préserver pendant
les jours faciles où il n’a qu’à se laisser vivre. Mais aussitôt que la
tourmente révolutionnaire bouleverse l’ancien ordre de choses, pose
des problèmes jusqu’alors inconnus et impose aux hommes de nouveaux
devoirs, il se trouve au dessous des circonstances. H ne songe pas
à lutter; il ne vise qu’à se faire oublier; il est de ceux dont le but
est de pouvoir dire après la crise: « J’ai vécu! » Toutefois, même
pendant ces années cruelles, il ne fuit pas et il ne s’abaisse jamais.
Nous ne le voyons pas non plus céder à la tentation amère de maudire
la société pour la punir des égarements des hommes. 11 conserve,
sans se décourager, la généreuse préoccupation du bien public; il ne
se dérobe pas quand il s’agit de guider et de relever, en les défendant
contre l’ignorance, les paysans qui l'entourent. Aussi ses Mémoires
laissent-ils comme impression générale une sympathie réelle pour celui
qui les a écrits.
Pour nous, dans cette suite de détails curieux, de révélations
nouvelles, de faits imprévus et piquants, de caractères amusants et
singuliers dont l’originalité tranche sur la banalité de nos jours, nous
trouvons un tableau aussi saisissant que fidèle de l’une des époques
les plus intéressantes de notre histoire.
Nous y voyons aussi un aspect de la Révolution peut-être moins
connu que les autres. Qn nous avait souvent décrit les luttes parle-
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326
MÉMOIRES DE DUFORT, O DE CHEVERNY.
menlaires et les fureurs des partis; le sort des nobles qui, ayant émigré,
mouraient de faim à l’étranger ou combattaient dans l'armée de Condé;
les malheurs des victimes que la Révolution avait traitées en ennemies
cl fauchées sur l'échafaud. Les Mémoires de Dufort nous racontent
la vie d’un homme qui, par modération et peut-être par timidité,
ne combattit pas la Révolution ; qui sc soumit à toutes ses exigences,
à toutes ses lois, et ne résista jamais à l’autorité légale; qui ne put
éviter cependant d’ètre frappé dans ses affections, dans sa liberté,
dans ses propriétés, en un mol, dans tous les biens matériels et
moraux que l'organisation politique d’un pays a pour but et pour
devoir de garantir aux citoyens paisibles. A ce point de vue encore, ce
livre nous offre, en même temps qu’une lecture attachante, un utile
enseignement.
Eugène MARBEAU.
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LA MUSIQUE CHEZ LES GRECS.
327
LA MUSIQUE CHEZ LES GRECS
CHAPITRE II.
Sommaire. — Opinion de M. Fétis sur l’histoire des Modes. — La quarte, ses
modifications. — L’octave, ses différentes formes dans les deux phases qu’elle
eut à traverser. — Renversements des noms dans les différentes octaves. —
Les trois systèmes : 1° Système conjoint, conforme à la Ivre de onze cordes
de Thimothée, 460 ans avant J.-C — 2° Système disjoint. — 3° Système
immuable attribué à Platon. — Le Diagramme des Grecs. — Les quinze tropes.
— Révolution opérée par Ptolémée au n° siècle de notre ère. — Enfin apparition
du Plain-Chant.
Avant d’entrer en matière, il convient de donner ici l’opinion
de M. Fétis, comme nous a\ons lait de celle de MM. d’Alemberl
et de Coussemaker touchant l’incertitude des origines de la Musique
chez les Grecs. « Il ne faut pas prendre à la lettre ces inventions
de modes établies par les traditions vulgaires, car les modes se forment
par les usages et la pratique des peuples avant d’ètre l'objet de la
théorie. » C’est ainsi qu’à différentes époques nous voyons apparaîlre
l’harmonie Phrygienne avec Marsyas, fils d’IIyagnis, musicien mytho¬
logique ; l’harmonie Lydienne avec Olympe, élève de Marsyas ; l’har¬
monie Dorienne avec Thamyris, fils de Philammon, poêle chanteur et
de la nymphe Arsinoé ; le mode hvpodorien avecTerpandre ; le mode
hypolydien avec Polymneste (auquel quelques auteurs attribuent
l'harmonie Dorienne) ; et enfin l’harmonie mixolydienne avec Saplio.
« Les traditions d’Aristoxène et de Plutarque, dit encore M. Fétis, de
même que celles de tous les auteurs grecs, en ce qui concerné la
musique antérieure aux temps historiques, n’ont aucune valeur. Il en
est de même quant à l’antiquité plus reculée qu’ils accordent au genre
diatonique sur le genre chromatique et enharmonique, affirmant que
ce genre diatonique est naturel à l’espèce humaine ; idées vulgaires
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328
LA MUSIQUE CHEZ LES GRECS,
reproduites jusqu’aujourd'hui. Les Grecs ne savaient rien de ces
origines dont ils parlent à chaque instant, et leurs commentateurs
n’en ont pas été mieux informés jusqu’à l’époque actuelle. La popu¬
lation primitive de l’Asie Mineure et de la Grèce, étant d’origine
Arienne, n’a pu y apporter que les habitudes de chant contractées
dans la Baclriane et dans la Perse, c’est-à-dire d’un chant dans lequel
se trouvaient des successions de sons à l’intervalle d’un quart de ton,
et qu’on a désigné par le nom de genre enharmonique. Ce genre fut
donc le plus ancien, le seul que connut Olympe, mais dont il ne fut
pas l’inventeur L » Ajoutons encore : <l La question de l’époque ou
l’idée de la diversité des gammes ou modes s’est produite parmi les
populations grecques est un problème dont la solution n’est pas donnée
et qui ne sera vraisemblablement pas trouvée dans l’avenir.... 2 »
Aussi dans les modifications apportées à la quarte, l’octave et les
systèmes, nous attacherons-nous autant et peut-être davantage à l’ordre
logique qu’à l’ordre chronologique.
La quarte. — Avec la lyre d’Olympe on fut en possession de la
quarte. Comment cette quarte fut-elle formée ? 11 nous est très difficile
de résoudre cette question : si nous nous en rapportons au sentiment
que nous avons du ton et du demi-ton, telle est la réponse que nous
apporterons à cette question : <t Le ton, étant un entier, à un premier
ton on dut en ajouter un second, et il resta un demi-ton pour compléter
l’intervalle de quarte, dont se composait le diagramme des Grecs à
cette époque. » A quel diapason la première note fut-elle placée?
C’est encore un problème que des savants ont cherché à résoudre.
Jusqu’à présent bon nombre d'auteurs ont placé la première note de
la quarte sur fut ; d’autres, parmi lesquels M. Bellermann, auteur
de commentaires remarquables sur la musique chez les Grecs, ont
prétendu que le diapason, s’étant incessamment élevé jusqu’à l’époque
actuelle, devait être au moins une tierce plus bas dans l'antiquité
qu’il ne l’est aujourd’hui, de sorte que la première quarte au lieu de
s’appeler DO, IU5, Ml, FA, se serait appelée, LA, SI, DO*, UK. Peu
importe le degré d’élévation des notes dans une discussion de celle
(t) E -J. Félis, • Histoire générale de la Musique, vol. III, p. 15 et IG.
(2) Ibid , p. 31.
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La müsîqUë chez les grecs. a->ft
nature. Il nous suflit de connaître la dislance qui existait entre chaque
note : le système de notation des Grecs, en effet, nous donne plutôt
l’idée de l'intervalle qui séparait une note d’une autre noie que l’idée
du son à attribuer à cctle noie.
La mélodie comprise entre deux sons siluésà l’intervalle de quartes,
était bien restreinte ; mais, dès la plus haute antiquité, cette quarte
fut soumise à différentes modifications, tant dans sa forme que dans
la nature des intervalles qui étaient ou dialioniques, ou chromatiques,
ou enharmoniques. Il est cependant des auteurs qui affirment, con¬
trairement à M. Fétis, que les genres chromatiques et enharmoniques
ne furent inventés qu’après la formation complète de l’octave. Nous
parlerons de ces deux genres dans un chapitre suivant ; pour l'instant,
occupons-nous seulement des différentes formes de la quarte. Ces formes
étaient au nombre de trois.
première forme.
| ton _|_ J ton _|_ 1 toi
SECONDE FORME.
I ton _L_ . ton _1_ I ton
-T T
TROISIEME FORME.
J 2
LO, ré, mi, fd. [ RL, mi, Ta, sol. ! MI, fa, sol, la,
+ t _|_ |
De là trois espèces de quartes, chacune avec son caractère différent
provenant de la place du demi-ton ; de plus trois caractères bien
prononcés dans la mélodie. Ajoutons à cela la variété des rhylhmes et
nous serons convaincus que les Grecs devaient déjà trouver bien de
la jouissance dans leur musique. Pour exécuter facilement ces trois
quartes, trois lyres étaient nécessaires : une DO-FA, la seconde
RE-SOL et la troisième MI-LA. On peut supposer, avec M. Alix Tiron,
la seule lyre DO-FA, mais avec les modifications suivantes selon le
caractère du morceau à exécuter.
1° DO, ré, mi, FA I ,#> + l ,cm + * ,0°-
2° DO, ré, mi FA 1 ,oB + - ,on + 1 ,on.
8° DO, ré , mi FA \ ,ûn + J ,0" 4- I ,ïn-
Dès maintenant, donnons à la quarte
niellant le demi-ton commun, et le nom
ses trois formes logiques, en
affecté à chaque forme.
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La MIJS1QEE CHEZ LES üi\Edâ.
3:10
; LA
1
SOL ^
SOL
FA
FA
j
FA
MI-FA demi-ion commun. '
Ml
Ml |
[ MI
J
IIE
! UE
DO
La première forme de la quarte donna le Mode Lydien, la seconde
le Mode Phrygien, la troisième le Mode Dorien. Les Grecs avaient les
mèlaboles et ne pouvaient les faire facilement qu’à la seule condition
d'avoir un son commun pour les trois modes. « La métabole, inanee
ou modulation, dit un auteur inconnu traduit par M. Vincent, est un
changement brusque et violent que l’on imprime à la mélodie, pour
la transporter d’un lieu à un autre. Les mèlaboles peuvent consister,
soit dans le genre, soit dans le ton, soit dans le système ; dans le
genre, comme lorsqu’on passe de l’enharmonique au chromatique, ou
réciproquement ; dans le ton, comme lorsque, du lydien, du phrygien,
etc.... on passe à un autre ; dans le système enfin, comme lorsque la
mélodie passe du système conjoint au disjoint ou réciproquement. »
Je suis heureux de citer à cette occasion un passage du regretté
M. Sutter : « Euclide donne quelques principes de composition
musicale, principes d'autant plus précieux qu’ils sont plus rares, et
veut que les Grecs connaissaient théoriquement cette partie de la
musique. Par exemple : On passe d’un ton à un autre au moyen des
sons communs ; et les dissonances peuvent s'accorder avec les con-
sonnances. » Nous avions donc raison de donner ces trois formes à la
quarte avec le Mi son commun. Personne n’ignore quelles richesses
de modulations nous sont fournies par les sons communs dans notre
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LÀ MÜSiQÜE CHEZ LÉS GRÉCé. 3'il
système üe musique moderne. Ainsi, chaque noie de l’accord de 7me
diminuée peut devenir la sensible d’un nouveau ton majeur ou mineur,
chaque note de ce même accord peut devenir la seconde altérée d’un
nouveau ion majeur.
L’Octave : Notions préliminaires. — II n'est pas douteux que l’exis¬
tence des modes soit antérieure à Pylhagore, auquel nous avons
attribué, suivant Nicomaque, l’octacorde c’est-à-dire l’oclave. En effet
les différents auteurs grecs, qui ont traité de la musique, attribuent
l’invention de quelques uns de ces modes à des êtres fabuleux.
Pylhagore peut être l’inventeur de I’oclacorde tel que nous l’avons
donné dans le premier chapitre ; mais il est certain que l’étendue
d’octave existait avant lui. Les peuples grecs de première origine
avaient leurs gammes comprenant certainement l’étendue de l’octave
et même dépassant l’octave : dans ces gammes, il est vrai, une ou
plusieurs notes étaient supprimées. Nous donnons ici les gammes
introduites par M. Fétis dans son savant ouvrage.
Gamme des Grecs de première origine.
Iode Dori en.
Ml
Mode Phrygien.
Mode Lydien, i
i
! Gamme d’Aristoxène.
!
Nète
»
MI
FA
MI
Paranète
DO
RÉ
MI
RÉ
Trite
SI
DO*
»
DO
Paramèsc
La
SI
DO
SI
Mèse
»
SP
LA
Liehanos
FA
SOL
LA
»
Parhypate
Ml
FA*
SOL
FA
Ilvpale
RÉ
MI
FA
MI
Au Mode doricn, s’étendant du RÉ au Ml au delà de l’octave,
manquent la Mése et la Nète.
Au Phrygien, manque la Mèse.
Au Lydien, manque la Trile.
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Là mLsiqcé chez les ohiicâ.
Il esl à remarquer qu’aucune des noies initiales de eliaque létraconle
ne manque.
Quanta la gamme d’Arisloxènc, voici le lexlc dans lequel cet écrivain
On fait mention : « O ri S’sTTt t tç f/e7oroiia Sitovov \r/jr* ov Sêoülf/ïj, xat 6 r/\
ÿxv).OTscT?; ts , à//à a^cScty h rs/ùi'JTr,. rotç usv ro77oî; rwv p.èv aTTToaévwv u.oy<7i*7,ç, vj
7râvv r7ôvj7ov Ètti yfjotro ’Jlvj t av ina.yJJît'Ti'j avroï;’ roeç <ryv2t0t'ru.évot;
ào/caxwv Tj&G7r wvroi; T2 77oÛ7rn; x«i toî; âsvrs&ot; txavw;, ô/;7ôv iaTt to Tr/Gurx-v. *■
(Aiislox. lib. I, page 23). « Il existe aussi une mélopée privée du
lichanos diatonique, laquelle, loin d’èlre désagréable, est très bonne,
quoiqu’elle ne semble pas plaire à la plupart de ceux qui s’occupent
de musique, mais qui, certainement leur paraîtra telle que nous le
disons, lorsqu’ils se seront suffisamment accoutumés au premier et
deuxième des modes anciens. »
Quand et comment les gammes furent-elles ainsi constituées? Iles!
bien difficile de répondre à semblable question. Nous pouvons supposer
une certaine préexistence de chants de différents caractères; plus tard,
on a pu analyser ces chants et trouver d’où leur venait leurs différents
caractères : de là, la constitution de différentes gammes; mais il est
impossible de préciser une époque pour la formation de ces modes.
— 11 est très possible que Pythagore ait complété l’oclacorde
en exprimant la note supprimée et constitué son octave, comme
l’indique Nicomaque.
Prenons le mode suivant qui correspond au mode dorien des sept
octaves, quoique écrit sous d’autres notes.
Xèle
Si
Paranète
La
T rite
Sol
Paramèse
Fa*
Mèse
Mi
Lichanos
Ré
Parhypate
Do
llypate
Si
La note intercalée serait le Fa" « placé à la distance d’un ton
de la mcsc et d’un demi-ton de la paramèse primitive : celle-ci, par
ce changement, serait devenue la tritc; c’est-à-dire la troisième note
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333
LA MUSIQUE CHEZ LES GftECS.
en descendant, de la nète diezengmenon. » A cette gamine, sans nul
doute, la trile aurait fait défaut : le texte de Nicomaque nous
le dit assez.
L'Octave et scs différentes formes. — Nous avons vu les différentes
formes de la quarte ; occupons-nous de l’octave et de toutes ses formes.
Tout oclacorde se constituait au moyen d’un tétracorde et d’un penta-
rorde conjoints, avons-nous dit dans le premier chapitre, et cette
combinaison donna lieu à sept espèces d’octaves telles que les présente
le tableau ci-dessous.
lr* esp. deTétr. 4* esp. dePentacorde.
S <2 2 î
o
CA
3* esp. de Tétr. 3r esp. de Penlacorde.
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2* esp. deTétr. 2* esp. de Penlacorde.
fe S *2 û w -2 8
1" esp. deTétr. 1" esp. de Penlacorde.
2 î 5 S «5 S «2 3
3* esp. de Pentacorde. 3* esp. de Tétr.
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2 B «
2* esp dePentacorde. 2* esp. deTétr.
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1" esp. de Pentacorde. esp. deTétr.
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JUILLET-AOUT <888.
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334 La MÜSÎQÜË CHEZ LES GRECS.
D’après ce tableau on voit que la quarte peut prendre trois formes,
la quinte quatre et l’octave sept. Sans entrer dans le détail de chacun
de ces intervalles, nous dirons seulement que la constitution et le
caractère respectifs de chaque gamme dépendaient du degré qui lui
était dévolu dans l’échelle des sons : « 11 suffît, dit Arist. Quintillien,
de savoir sur quel degré est placée la note grave d’une des octaves
pour connaître la série des notes qui en déterminent l’espèce. »
Remarquons bien qu’ici nous ne parlons que de l’octacorde de
Pylhagore composé d’un tétracorde et d’un pentacorde conjoints;
la note initiale ne s’appelle pas encore Proslambanomène.
L’octacorde en effet eut deux phases. Dans la première il fut conjposé
comme nous venons de le dire; dans la seconde, les musiciens, voulant
conserver les deux quartes conjointes de meme espèce et la conson-
nance d’octave ajoutèrent à l’heptacorde, formé de ces quartes sembla¬
bles, une note grave à laquelle on donna le nom de Proslambanomène.
Cette note grave se trouvait loujoursà l'intervalle d’un ton de l’heptacorde.
Telle est la manière dont durent être composées les nouvelles octaves
avec la proslambanomène au grave.
Si
La
Sol
Fa* Conj.
Mi
Ré
Do*
1 ton
SI (Prosl.)
/
Do \
Si |
La i
Sol IConj.
Ka /
Mi
Ré
I ton
DOb (Prosl.)
Ré
Do
Si
La
Sol
Fa
Mi
I Ion
RE (Prosl)
U
Sol v
Sol [
Fa *
Fa 1
Fa (
Mi /
Mi |
Mi Conj.
i
Mi .
Ré l
Ré ^Conj.
Ré 1
Ré 1
Do Conj.
Do I
Oo i
Do k
Si \îonj.
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Sol |
Si i
U k
Sot !
I ton
FA (Prosl.)
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La '
1 ton
SOL (Prosl.)
Si t
1 ton
LA (Prosl.)
Fa* '
1 Ion
Ml (Prosl.)
Tels sont les noms génériques à appliquer à chacune des notes
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